La Cour suprême de l'Inde déclare inconstitutionnelle l'interdiction d'Internet au Jammu-et-Cachemire

L'évolution des restrictions d'accès à Internet en Inde sur les huit dernières années en fonction des types de service. En vert : Internet mobile ; en jaune : Internet par ligne fixe ; en violet : Internet mobile et par ligne fixe ; en blanc : renseignements non disponibles ; en rouge : total.  Schéma obtenu sur Internetshutdowns.in CC BY-NC-SA 4.0

L'article d'origine est paru le 13 janvier 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

Le 10 janvier 2019, la Cour suprême de l'Inde a ordonné au gouvernement central du pays de revoir la suspension des services d'Internet dans l'État du Jammu-et-Cachemire [fr]. L'arrêt déclare illégale la coupure de service qui dure depuis plus de cinq mois et accorde au gouvernement un délai de sept jours pour justifier le maintien de cette mesure.

Consultez notre dossier spécial : Inside Kashmir's crisis

L'accès aux réseaux Internet mobiles et par ligne fixe demeure suspendu [fr] depuis l’abrogation, le 5 août 2019, de l'article 370 de la Constitution indienne, qui conférait au Jammu-et-Cachemire un statut spécial d'autonomie. Le motif invoqué par le gouvernement pour ces restrictions : la protection de la sécurité nationale. Si certains services ont été partiellement rétablis en octobre dernier, la majeure partie du Cachemire reste privée d'Internet [fr], une restriction d'une durée sans précédent dans un pays qui se targue d'être « la plus grande démocratie du monde ».

5 août 2019 au 5 janvier 2010 [sic]

Voilà cinq mois aujourd'hui qu'a commencé l'interdiction d'Internet au Cachemire – possiblement la plus longue du monde.

Nous sommes tous au courant des couvre-feux, des détentions, etc. – mais la liste ne s'arrête pas là.

Voici un court fil sur certains des faits moins notoires survenus au cours des 5 derniers mois.

En novembre dernier, la Haute cour du Jammu-et-Cachemire a rejeté une pétition demandant le rétablissement des services prépayés de téléphonie mobile et d'Internet dans l'État au motif que d'autres pétitions semblables étaient en instance devant la Cour suprême.

C'est donc en tranchant l'affaire portée par Mme Anuradha Bhasin, directrice de la rédaction du Kashmir Times, que le plus haut tribunal du pays a donné aux requérants et à la population du Jammu-et-Cachemire une lueur d'espoir. Mme Bhasin a plaidé que de telles restrictions générales portent atteinte au droit fondamental de la liberté d'expression et qu'aucun lien n'a par ailleurs été prouvé entre la disponibilité d'Internet et la recrudescence du terrorisme.

Cet arrêt reçoit un accueil favorable, même si les restrictions des droits fondamentaux restent monnaie courante au Jammu-et-Cachemire.

« C'était le printemps de l'espérance, puis l'hiver du désespoir » : la CS rend son jugement sur le Cachemire #Cachemire #KashmirLockdown #SupremeCourt L'arrêt expliqué https://t.co/I9A6e59Tv8

Non seulement la coupure perturbe la vie de millions d'habitants de cet État, les privant du droit fondamental d'accéder à Internet, souvent tenu pour acquis dans l'ère numérique, mais elle est également extrêmement lourde de conséquences pour l'économie.

La vallée est sans Internet. Des bénévoles de @JKSTUDENTSASSO à travers le pays aident des élèves cachemiriens en vérifiant leurs résultats aux examens du conseil scolaire. Voilà où nous en sommes aujourd'hui. #KashmirLockdown

Les gens au Cachemire font des déplacements éreintants tous les jours pour trouver un accès à Internet, alors que la plus longue coupure de service jamais connue dans région se poursuit.

La Cour suprême a donné une semaine au gouvernement pour revoir l'interdiction d'accès. Elle s'est également penchée sur la restriction des déplacements dans la vallée du Cachemire en vertu de l’article 144 (rassemblement illégal) du Code de procédure civile et a soutenu que le gouvernement devait justifier son recours à cette disposition. Selon l'arrêt, cet article n'a pas vocation à être invoqué à de multiples reprises ou pour des périodes prolongées. Le verdict de la Cour suprême repose sur la Consitution indienne, qui garantit aux citoyens la liberté d'expression.

La cour de trois juges, présidée par le juge N V Ramana, motive sa décision :

We declare that the freedom of speech and expression and the freedom to practice any profession or carry on any trade, business or occupation over the medium of internet enjoys constitutional protection under Article 19(1)(a) and Article 19(1)(g).

Nous déclarons que la liberté d'expression ainsi que la liberté d'exercer toute profession ou tout métier, ou de mener toute affaire ou activité au moyen d'Internet jouissent d'une protection constitutionnelle en vertu de l'article 19(1)(a) et de l'article 19(1)(g).

Le lien fait par la CS [Cour suprême] entre Internet et l'article 19 (1)  (g) de la Constitution est essentiel. Il donne le droit d'exercer tout métier ou de mener toute affaire ou activité. C'est primordial pour le Cachemire, car de nombreuses entreprises qui utilisent Internet, notamment dans le tourisme, la santé, la finance et d'autres services, ont souffert terriblement.

Le tribunal ajoute ce qui suit :

Although the choice is seemingly challenging, we need to clear ourselves from the platitude of rhetoric and provide a meaningful answer so that every citizen has adequate security and sufficient liberty.

Bien que le choix puisse paraître difficile, nous ne pouvons nous satisfaire de platitudes. Nous devons intervenir d'une manière utile afin de garantir à chaque citoyen une sécurité adéquate et une liberté suffisante.

Que signifie cet arrêt ?

Il soutient clairement que le droit à la liberté d'expression ne peut être retiré sans que le gouvernement formule des motifs justifiant la restriction et sa durée.

Jusqu'à présent, l'interdiction d'accès à Internet s'étend également aux établissements scolaires et aux hôpitaux. En revanche, certains hôtels, commerces et bureaux du gouvernement ont vu leur connexion à Internet rétablie en octobre dernier… non sans conditions. L'arrêt rendu le 10 janvier ordonne la restauration de l'accès au réseau pour tous les services essentiels.

Le gouvernement invoque des préoccupations sécuritaires et des menaces à la vie pour justifier le maintien de l'interdiction. Néanmoins, la décision du tribunal, qui rend obligatoire la publication des arrêtés pris par le gouvernement, ouvrira la porte à de nouvelles pétitions contre la répression au Jammu-et-Cachemire.

L'Internet Freedom Foundation (Inde) s'est prononcée sur l'arrêt :

The judgement in Anuradha Bhasin v. Union of India provides a sound legal basis to challenge future communication shutdowns but it does little to address the harm already caused to Kashmiris in the last 158 days. The Court has rejected several extreme arguments made by the government regarding secrecy of orders and national security, and the principles and safeguards laid down, in this case, are the first steps in reforming the telecom suspension process in India. This judgement is a call to action in a lot of ways and it marks the beginning of a long uphill campaign. There needs to be disciplined and strategic follow up action to ensure it is implemented by the government in its true spirit in Kashmir and other states.

L'arrêt Anuradha Bhasin c. Union of India donne des assises juridiques solides pour contester des coupures de services de communications à l'avenir, mais fait très peu pour remédier aux torts déjà subis par les Cachemiriens au cours des 158 derniers jours. La Cour a rejeté plusieurs arguments extrêmes donnés par le gouvernement concernant les ordres secrets et la sécurité nationale. Les principes et les garanties affirmés dans cette affaire constituent une première étape dans la réforme du processus de suspension des services de télécommunications en Inde. À bien des égards, cet arrêt est un appel à l'action et marque le début d'une campagne longue et ardue. Il faudra des mesures de suivi disciplinées et stratégiques afin de vérifier si l'arrêt sera appliqué dans le respect de ses véritables objectifs, au Cachemire et dans d'autres États.

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