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“Redemption Song” : mon engagement en faveur du cannabis

Catégories: Caraïbe, Jamaïque, Trinité-et-Tobago, Droit, Ethnicité et racisme, Femmes et genre, Histoire, Médias citoyens, Politique, Religion, Santé, The Bridge
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Feuille de cannabis (Ganja, terme sanskrit), par Carlos Gracia sur flickr, CC BY 2.0.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

Par Nazma Muller

Je ne parviens pas à situer exactement le début de ce voyage pour moi. On peut dire qu'il a commencé lorsque Christophe Colomb a débarqué [2] dans la Moruga, sur la côte sud de Trinidad et a transformé ce paradis en une plantation. Sa venue a entraîné l'arrivée de mes ancêtres africains [3], indiens [4] [fr] et chinois [5] et a bouleversé tout l'univers de mon peuple indigène [6]. Depuis 500 ans, ce périple vers la rédemption est en gestation : de la conquête de Iere (nom original de Trinidad, donné par les autochtones) par la Couronne espagnole avec le soutien [7] de l'Église catholique, en passant par des vagues de migration, jusqu'à cette croisée des chemins de l'histoire où nous nous accrochons tous de manière incertaine à notre place, dans cette version moderne de la plus parfaite Babylone [8] [fr].

Nous sommes tous des immigrants bloqués ici sur cette plantation plus que jamais chancelante, essayant de “survivre” tout en espérant que “les criminels” ne nous attraperont pas. Mais, comme le chantait tristement [9] Peter Tosh [10] [fr] à la radio durant mon enfance créole, dans le triangle Est-Ouest de Trinidad : “Tout le monde crie pour la paix / Personne ne crie pour la justice… Dites-moi, qui sont les criminels ?”

Le privé est politique, aucun doute là dessus. Mais pas comme les fantoches du PNM [11] (People's National Movement, l'actuel parti au pouvoir à Trinidad et Tobago) et de l’UNC [12] (United National Congress) qui se font de l'argent [13] d'une manière sournoise, audacieuse et fourbe. Sur cette modeste île, si votre famille n'a pas de moyens financiers, vos perspectives de vie sont limitées. Compte tenu de mes origines, je serais probablement tombée enceinte en troisième année de collège si ma mère ne s'était pas serré la ceinture pour me scolariser à l’école préparatoire “Holy Name” [14]. C'est comme ça que j'ai déjoué le test national d'entrée dans le secondaire [15], cette escroquerie (une épreuve scolaire passée par les enfants de 11 à 12 ans, qui détermine leur orientation vers différents établissements). J'ai fini au couvent Holy Name [16], aux côtés des 1% [17].

Faisant partie des 99%, j'ai eu le privilège de recevoir une très bonne formation universitaire. J'ai pu accéder à l’Université des Indes Occidentales [18] (University of the West Indies) pour étudier la sociologie. J'y ai rencontré un précepteur nommé Daurius Figueira, un penseur de tendance plutôt radicale dont la préoccupation principale était le commerce de la drogue. À l'époque, il apparaissait comme quelqu'un d'atypique, il ne cessait de parler de cocaïne, de ganja (cannabis) et de meurtres liés aux gangs. C'était avant que Dole Chadee et son gang [19] ne soient mis hors d'état de nuire. À l'époque, je ne pouvais pas imaginer à quel point le trafic de drogue et un nouveau boom pétrolier allaient transformer rapidement et irrévocablement Trinidad, voire même Tobago.

Puis, je suis partie en Jamaïque pour exercer le métier de journaliste et vous connaissez la suite. Je suppose que tout a commencé quand le Jamaica Observer [20] m'a dépêchée à Ocho Rios pour assurer la couverture du Reggae Sunsplash [21]. Depuis cette première nuit sous les étoiles où j'ai écouté des hits ska [22] et de rocksteady [23] pendant des heures et où l'étendue du répertoire musical et le génie de ces artistes se sont révélés à moi, ma vie n'a plus jamais été la même.

On ne saurait surestimer l'influence des Jamaïcains dans le monde. Au cours des 25 dernières années, j'ai été inspirée et enrichie par ce peuple révolutionnaire, des intellectuels grandioses comme Louise Bennett [24], Rex Nettleford [25] et Barry Chevannes [26], aux musiciens comme Buju [27], Beenie [28] [fr] et Chronixx [29].

En tant que reporter, j'ai découvert les ghettos, les salles de conférence, les concerts, des hôtels particuliers, la côte nord, des hôtels incroyables et la rue. J'ai même été menacée par un mafioso et j'ai évité une balle pendant les élections. J'ai également eu le privilège d'étudier la spiritualité des rastafaris [30]. En qualité de collaboratrice au magazine Caribbean Beat [31], j'ai interviewé Ziggy [32], Stephen et Skip Marley [33] ; et en tant que militante, j'ai participé à un colloque à l'université Ryerson avec la petite-fille de Bob Marley, Donisha Prendergast [34], qui a entre autres réalisé le film Rasta : A Soul's Journey [35], (Rasta : l'aventure d'une âme).

Le cannabis a été une source d'inspiration, de méditation et de thérapie dans mon itinéraire de femme métisse de la classe ouvrière des Caraïbes, se frayant tant bien que mal un chemin dans ce monde capitaliste. En tant qu'écrivaine, le cannabis m'a aidée à créer et à explorer les frontières et les limites de mon propre jugement. En tant que médicament préventif, il m'a maintenue en bonne santé et préservée des maladies non transmissibles habituelles liées au mode de vie. Et, en tant que disciple de Fidel Castro [36], cela m'a encouragée à dénoncer le système actuel. Et c'est pour cela que les pouvoirs en place ne souhaitent pas que les populations consomment de la ganja : on devient arrogants et on se croit leurs égaux. Tout d'un coup, on se met à parler de droits et de notre désir de “changement”.

Selon moi, le combat pour la légalisation du cannabis est l'occasion de régler la dette due à mes ancêtres africains pour leurs années de labeur non rétribué. Elle n'a pas encore été remboursée [37] par les Britanniques et ne le sera peut-être jamais, bien que la Commission des réparations de la Caricom [38] continue à s'acharner en vain. Je réclame avant tout des dédomagements de la part de mon propre gouvernement !

Dans “The Colour of Darkness [39]” (La Couleur des Ténèbres), un film portant sur le travail du plus grand spécialiste jamaïcain du mouvement rastafari, feu Barry Chevannes, celui-ci analyse comment des hommes comme Marcus Garvey [40] et son peuple ont aspiré à se démarquer par leur autonomie et leur esprit d'entreprise. Les Rastafari ont fait usage de la ganja comme d'un sacrement et comme moyen de survie, et cela leur a coûté très cher, tout comme de nombreux frères “baldhead [41]” (non rastas) qui ont cherché refuge et réconfort dans les effets thérapeutiques et calmants de la plante.

Les principes de la justice naturelle exigent que les préjudices infligés à notre peuple en raison de sa couleur et de sa race soient réparés. La grande majorité des personnes arrêtées et condamnées pour possession, culture et trafic de cannabis au cours des 50 dernières années étaient africaines ou dougla [42] (métis). En tant que mère d'un garçon, je me sens tenue d'agir avant qu'il ne soit en âge de devenir une victime de plus.

Nazma Muller est une rastafarienne née à Trinidad, écrivaine et militante en faveur de la dépénalisation du cannabis [43].