Cela fait de ce documentaire l'une des vidéos les plus vues sur YouTube en Russie, au moment où l'urgence est à son paroxysme.
La Russie est en proie à une épidémie de VIH. Fin 2019, le ministère de la Santé a estimé le nombre de citoyen.ne.s russes séropositifs / séropositives à un million [en], ce qui représente environ 1% de la population adulte du pays. Face à cette situation, le gouvernement russe garde le silence. Comme l'a écrit [ru] le sociologue Iskander Yasaveyev en novembre dernier dans le journal indépendant Novaya Gazeta :
Из миллиона четырехсот тысяч случаев ВИЧ-инфекции, зарегистрированных в нашей стране с 1987 года, более половины — около 750 тысяч — зарегистрировано с 2012 года, когда начался третий путинский срок.
Parmi les 1 400 000 cas d'infection par le VIH répertoriées dans notre pays depuis 1987, plus de la moitié (soit environ 750 000) ont été enregistrées après 2012, l'année où Poutine a entamé son troisième mandat présidentiel.
Heureusement, la très dynamique vlogosphère russe est là pour briser le tabou. Les vlogueurs tels que Doud ont une audience importante, car ils et elles proposent l'une des rares alternatives dans un pays où les médias sont fortement censurés et contrôlés par le gouvernement. La télévision est la principale source d'information en Russie, ce qui signifie que la plupart des médias alternatifs, à l'exception de la chaîne de télévision en ligne Dojd (Дождь), sont des journaux et des stations de radio. Ainsi, les chaînes YouTube de vlogging très suivies sont les seuls véritables concurrents des chaînes de télévision publiques.
Doud, un ancien journaliste sportif, est l'un des leaders de la vlogosphère russe, avec une chaîne YouTube [ru] qui compte plus de six millions d'abonnés. Il mène souvent des interviews avec des célébrités russophones, mais a aussi réalisé plusieurs documentaires professionnels sur des sujets polémiques dans la société russe.
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Son approche bienveillante et réfléchie de certains sujets réellement épineux a fait de lui une véritable superstar sur RuNet. Global Voices a demandé à Zhenya Snezhkina, une journaliste russe basée à Prague et experte sur les vlogueurs russes, d'expliquer l'engouement actuel pour le blogging vidéo en Russie et le succès de Doud en particulier :
Быстрая обратная связь дала создателям контента возможность наиболее точно попадать в свою аудиторию. По мере наступления цензуры в России, все больше людей старались уйти из-под ее влияния и переходили на площадку, которая в силу ее устройства не дает российским властям цензурировать контент. Также как и несколько десятков миллионов пользователей предпочитают неподцензурное медиа.
С самого начала своей карьеры на Youtube Дудь говорил о себе как о человеке, который задает неудобные вопросы и старается докопаться до реального положения дел. Без осуждения, но с пониманием. Фактически он переоткрыл жанр интервью, отменив “приличия” поведения героев. По мере развития канала количество вопросов росло, как и количество тем, о которых Дудь рисковал говорить. Рекордами прошлого года стали фильмы “Колыма” и “Беслан” (у обоих по 19 миллионов просмотров). Оба фильма вызвали ярость российских пропагандистов. Логично, что одной из тем для следующих фильмов должна была стать ситуация с ВИЧ в России, потому что положение дел тут трагическое.
Les réactions rapides [des spectateurs] permettent aux vidéastes de mieux estimer les besoins et les attentes de leur public. Alors que la censure s'est renforcée en Russie, de plus en plus de gens ont essayé de trouver des moyens de la contourner, en faisant héberger leur contenu sur des plateformes où le gouvernement russe ne peut pas les censurer aussi facilement. Ainsi, aujourd'hui, plusieurs dizaines de millions d'utilisateurs préfèrent les médias non censurés.
Depuis le début de sa carrière sur YouTube, Doud s'est présenté comme quelqu'un qui soulève des questions gênantes et qui révèle au grand jour la réalité de diverses situations. Sans jugement, mais avec compréhension. Il a tout simplement réinventé le format de l'interview, allant au-delà de l'injonction à avoir des invités “qui savent se tenir”. À mesure que sa chaîne s'est développée, son champ d'action s'est étendu à des thématiques plus périlleuses. En 2019, ses films sur Kolyma [une partie du goulag russe] and Beslan [un attaque terroriste contre une école dans le Caucase russe] ont battu des record d'audience. Ces deux films ont engrangé plus de 19 millions de vues chacun et occasionné le courroux des propagandistes pro-Kremlin. C'était logique que la situation du VIH en Russie, qui est tragique, soit parmi les sujets à traiter.
Le titre du dernier documentaire de Doud, un film de près de deux heures, peut se traduire en français par Le VIH en Russie : l'épidémie dont personne ne parle (ВИЧ в России — эпидемия, про которую не говорят). Le film s'ouvre sur des chiffres-clés, dont le fait qu'en 2018, 100 personnes en moyenne mouraient chaque jour des suites du virus. Il comprend plusieurs témoignages de personnes séropositives et de leurs partenaires, abordant différents sujets : les couples sérodifférents, les enfants séropositifs, le VIH et la consommation de drogues, les mythes sur la transmission du virus, l'activisme autour de la question du VIH, le besoin d'éducation sexuelle en milieu scolaire, et le silence des pouvoirs publics. Le film est centré sur des histoires de vie et, à l'instar des autres vidéos de Doud, présente un style informel dont le ton se démarque fortement de celui des médias officiels en Russie.
L'impact de ce film en Russie ne saurait être trop souligné, et le nombre de vues augmente chaque jour. Mais cela ne se mesure pas seulement en termes de chiffres. Une internaute a écrit le commentaire suivant sous la vidéo YouTube :
Je travaille dans une clinique et mon premier patient aujourd'hui était un jeune homme qui venait pour un test de dépistage du VIH. Il m'a dit qu'il faisait cette démarche parce qu'il avait regardé cette vidéo. C'est incroyable.
— Anastasiya Botushan, YouTube, 13 février 2020
А у нас в Госдуме такой вот немного неожиданный выбор для Дня Святого Валентина. Показывают Юрия Дудя. pic.twitter.com/R8kkjeamur
— Валерий Рашкин (@RashkinV) February 14, 2020
Et pour la St Valentin, nous avons fait un choix inhabituel à la Douma d'État. Nous allons assister à la projection du film de Youri Doud.
Le 16 février, la Cour des comptes de Russie [en] (Счётная палата Российской Федерации), qui assure le contrôle des finances de l'État, a annoncé [ru] qu'elle allait mener un audit sur l'efficacité des mesures mises en place pour la prise en charge des Russes séropositifs. Son directeur, Alexey Kudrin, a fait l'éloge du film de Doud sur Twitter :
Юрий Дудь снял нужный фильм об эпидемии ВИЧ в России. Уже инфицировано более 1 млн. В 2018 году от СПИДа умерло 37 тыс человек. В среднем по 100 человек в день. Сравните с коронавирусом. #ВИЧ пока в нашей стране – гораздо более реальная угроза https://t.co/5UkqKEnZV3 @yurydud
— Алексей Кудрин (@Aleksei_Kudrin) February 16, 2020
Youri Doud a réalisé un film fort nécessaire sur le VIH en Russie. Plus d'un million de personnes sont atteintes de ce virus. En 2018, 37 000 d'entre elles sont mortes du SIDA, ce qui représente en moyenne 100 personnes par jour. Faites la comparaison avec le coronavirus. Le #VIH dans notre pays demeure une menace bien plus réelle.
Snezhkina, la journaliste basée à Prague, ne pense pas que l'approche des pouvoirs publics puisse changer du jour au lendemain. Pourtant, elle est optimiste quant aux perspectives d'une sensibilisation accrue du public sur la question du VIH en Russie :
Условно говоря “власти” услышали слова Дудя и его героев – фильм был показан в Госдуме и Министерстве здравоохранения России. Я не думаю, что сам фильм приведет к каким-то радикальным результатам. А вот то, что гораздо больше людей открыли для себя, что доступное тестирование на ВИЧ и доступные лекарства, это может иметь гораздо более широкие последствия.
Au fond, les “autorités” ont entendu les paroles de Doud et de ses protagonistes, puisque le film a été projeté à la Douma et au ministère de la Santé. Je ne crois pas que le film apporte des changements drastiques. Mais le fait qu'autant de personnes aient appris l'existence des tests de dépistage et des traitements pour le VIH aura des conséquences bien plus significatives.
L'un des moments les plus poignants dans le film de Doud est une interview avec Katya, une ancienne usagère de drogues qui est décédée pendant le tournage. Pendant toute la conversation, Katya rappelle avec insistance que :
Мы не прокаженные. Я надеюсь, что пойдет поток информаций
Nous ne sommes pas des lépreux. J'espère que les informations [à notre sujet] circuleront librement.