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Présidentielle taïwanaise : les raisons de la victoire de Tsai Ing-wen

Catégories: Asie de l'Est, Chine, Hong Kong (Chine), Taïwan (ROC), Élections, LGBTQI+, Médias citoyens, Politique, Relations internationales, The Bridge
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Tsai Ing-wen. Photo prise par Stand News.

Par Chang Tieh-chi

Selon de nombreux analystes politiques, l’écrasante victoire de Tsai Ing-wen à la récente élection présidentielle taïwanaise est liée aux manifestations perdurant à Hong-Kong [2] [en] contre l’ingérence politique de Pékin.

Les représentants du parti de Tsai, le parti démocrate progressiste [3] (PDP, aussi appelé Minjindang) qui défend l'indépendance et fait partie de la coalition pan-verte [4], considèrent que cette explication pourrait mettre en évidence le refus par les citoyens taïwanais de la formule « un pays, deux systèmes » [5]. Ce cadre politique est imposé par Beijing afin de promouvoir « l’unification » avec l’île. Au contraire, selon la coalition pan-bleue [6] menée par le Kuomintang (KMT) pro-Pékin, cette explication pourrait donner l’impression que Tsai n’a pas vraiment de ligne politique intérieure digne de ce nom. Je pense toutefois que cette lecture accorde une valeur excessive aux 8,17 millions de votes en sa faveur.

Les manifestations de Hong-Kong et la souveraineté de Taïwan ont bien sûr fortement pesé sur le résultat électoral. Les jeunes Taïwanais ont assisté au douloureux et courageux combat de leurs homologues hongkongais et ils veulent eux aussi lutter pour protéger leur propre mode de vie.

Si la stratégie de campagne du PDP a effectivement tiré profit de la crainte collective d’une « fin de souveraineté taïwanaise » (亡國感), les responsables d’un tel sentiment sont en fait le président chinois Xi Jinping et la cheffe de l’exécutif hongkongais Carrie Lam qui n’ont pas respecté le statut autonome de Hong-Kong.

L’élan protestataire hongkongais a gagné Taïwan et il est irrésistible. Han Guo-yu, le candidat du KMT à la présidentielle, a sans cesse accusé Tsai de refuser de s’identifier à la République de Chine (RdC), mais le peuple taïwanais se rend maintenant compte que la menace réelle à l’existence de la RdC réside dans la stratégie pro-chinoise du KMT, puisque Pékin ne reconnaît qu’une seule Chine, la République populaire de Chine (RPC), reposant sur le système du parti unique [7] dirigé par le parti communiste chinois (PCC).

Fuyant la Chine, le KMT s’est réfugié à Taïwan après sa défaite contre le PCC lors de la guerre civile chinoise de 1949 [8]. Désormais parti au pouvoir en RdC, il a juré de lui reprendre un jour la Chine continentale. Ce rêve n’est toutefois pas partagé par la majorité des Taïwanais qui préféreraient conserver le statu quo et rester dans les faits une nation indépendante.

La personnalité des deux candidats a aussi eu une forte influence sur le résultat de l’élection. Tsai a sans doute des défauts, mais les prises de position mouvantes de Han et ses paroles choquantes et détestables envers les femmes, les travailleurs étrangers, etc. ont mis dans l’embarras jusque la fine fleur de la coalition pan-bleue [9][zh].

Lors de la campagne présidentielle, Han a expliqué [10] [zh] que « les hommes s’épanouissent dans la seconde moitié de leur vie tandis que les femmes s’accomplissent dans la partie supérieure de leur vie/corps ». Cette affirmation non seulement circonscrit le rôle des femmes à la sphère domestique, mais renferme aussi des allusions sexuelles, car les mots chinois pour « corps » et « vie » sont quasiment homophones. De plus, s'exprimant sur le problème de la fuite des cerveaux et de l’afflux de travailleurs étrangers sur le marché du travail à Taïwan, Han avait auparavant utilisé la métaphore des « poulets s’emparant de la place laissée par les lions » [11] [zh] sur le marché intérieur. Le terme de « poulet » a un sens assez péjoratif lorsqu’il est appliqué à des personnes.

Les Taïwanais cultivés, en particulier les jeunes, auront naturellement jeté leur dévolu sur Tsai Ing-wen.

Si l’on compare les listes de candidats présentées par le KMT et le PDP pour occuper les sièges disponibles à la représentation proportionnelle lors des élections législatives taïwanaises, on peut distinguer les considérations politiques ayant guidé les choix des deux partis. Les candidats du PDP sont en grande majorité d’anciens membres du Yuan législatif [12] (le parlement de Taïwan), ainsi que des responsables de syndicats, d’organisations de femmes, d’associations écologistes et professionnelles. Il est d’ailleurs fort dommage que le leader de la communauté autochtone Atayal, Omi Wilang, n’ait pas été inclus dans cette liste. Quant aux candidats choisis par le KMT, même Simon Chang [13] [en], qui fut le Premier ministre du président Ma Ying-jeou, n’a pu s’empêcher de les descendre en flammes [14] [zh].

En tant que chroniqueur politique, j’évite de cataloguer les personnalités publiques comme des représentants du PCC, mais la liste de candidature du KMT donne vraiment l’impression d’avoir été établie sous les auspices de Pékin. Ainsi, des candidats comme Sandy Yeh [15] [zh], professeure à la retraite de l’Académie de police, Wu Sz-huai [16] [zh], lieutenant-général retraité de l’armée de la RdC, et Chiu Yi [17] [en] ancien nomothète du KMT, sont tous réputés pour être alignés politiquement sur Beijing et en faveur de la réunification.

Le 11 janvier 2020, le jour même de la présidentielle, eurent lieu les élections du Yuan législatif [18]. Cette assemblée est élue à travers trois scrutins : soixante-treize sièges sont pourvus au scrutin uninominal majoritaire régional, six sont réservés à des citoyens aborigènes élus à l’échelle nationale, et trente-quatre sont pourvus au scrutin proportionnel plurinominal avec des listes partisanes.

On a reproché au PDP de présenter un programme reposant sur la question de la souveraineté sans aucune mention de politique intérieure. De telles remarques mésestiment l’intelligence des électeurs. En effet, Tsai s’est clairement positionnée ces dernières années sur des questions sociales : réforme des retraites [19] [en], augmentation du salaire minimum [20] [en], diversification des sources énergétiques [21] [en], promotion des échanges culturels internationaux [22] [en], tout en s’attaquant aux problèmes relatifs à la justice transitionnelle [23] [en] et au financement de l’innovation sociale [24] [en].

Le dernier point, et non des moindres, est le soutien du PDP à la légalisation du mariage pour les personnes de même sexe [25]. Suite à leurs mauvais résultats aux élections municipales de 2018 [26], on a beaucoup reproché au PDP son manque de détermination à faire passer cette législation. Mais la proposition de loi a finalement été adoptée le 24 mai grâce au soutien courageux de la présidente Tsai Ing-wen et de sa première ministre Su Tseng-chang, ce qui a touché la jeunesse du pays.

Lors de l’élection présidentielle, le KMT a propagé l’idée que le mariage pour les personnes de même sexe allait pour ainsi dire empêcher le sang de circuler au sein des familles taïwanaises [27] [zh]. Une telle figure de style flattant les valeurs traditionnelles chinoises, il était pressenti que le PDP perdrait des sièges. Au soir de l’élection, plusieurs de mes amis LGBT s’exclamèrent sur Facebook en découvrant les résultats, que ceux-ci prouvaient au monde entier que les droits des personnes LGBT n’étaient plus un repoussoir pour les électeurs taïwanais. Ce fut un moment émouvant.

Le PDP n’a pas hésité à prendre un risque politique en défendant ces précieuses valeurs, ce dont l’a récompensé la jeunesse taïwanaise par ses suffrages.

Je ne prétends pas que la performance du PDP ait été parfaite. Cinq millions d’électeurs ont voté pour Han et le nombre de suffrages obtenus à la proportionnelle lors des élections législatives par le PDP et le KMT est quasi identique : ils ont obtenu treize sièges [18] chacun. Ce résultat indique que l’action du parti au pouvoir n’a pas encore reçu l’assentiment de nombreux Taïwanais.

En résumé, à travers les 8,17 millions de suffrages en faveur de Tsai, c’est le souhait d’une société plus progressiste et plus juste permettant à Taïwan de garder la tête haute qui s’est exprimé. Ces votes montrent aussi notre solidarité avec les manifestants hongkongais. Nous surveillerons et critiquerons le gouvernement selon les mêmes critères et nous nous ferons les chantres du changement de la même manière.

Taïwan a fait son choix en validant notre position sur les relations transdétroit et le monde entier en a été témoin. Une nouvelle ère politique s’ouvre à Taïwan. Elle appartient à tous les citoyens de l’île.

Chang Tieh-chi est un chroniqueur politique et culturel taïwanais.