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En Thaïlande, les travailleurs migrants s'organisent pour lutter contre l'exploitation par l'industrie de la pêche

Catégories: Asie de l'Est, Thaïlande, Droits humains, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Travail
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Des membres du Réseau pour les droits des pêcheurs (Fishers’ Rights Network) montrent un kit de premiers secours après avoir participé à une session de formation en santé et sécurité. Photo utilisée avec autorisation.

Au large des côtes thaïlandaises se développe une industrie des produits de la mer, notamment autour du thon, des crevettes, et du calamar, qui alimentent un commerce mondial représentant plusieurs milliards de dollars. Mais tout en bas de la chaîne d'approvisionnement, l'exploitation et la servitude pour dettes sont des pratiques courantes.

Les hommes qui travaillent sur les bateaux sont principalement des ressortissants birmans et cambodgiens, chassés de leur pays d'origine par la pauvreté, et attirés par la promesse d'un salaire. Pour atteindre la Thaïlande et trouver un employeur, la plupart de ces travailleurs font appel à des passeurs et à des agences de placement, qui peuvent réclamer des montants exorbitants [en] [2] pour les papiers et les permis de travail qu'ils fournissent.

Ces frais, entre 15 000 et 30 000 THB (de 500 $ à 1 000 $ US), sont largement hors de portée de la plupart des travailleurs, et sont généralement réglés par leurs nouveaux employeurs de l'industrie de la pêche. Ainsi, quand ils commencent leur travail, les employés étrangers sont déjà lourdement endettés auprès des propriétaires des bateaux. Une fois à bord, nombre d'entre eux doivent attendre six à douze mois avant de toucher leur premier salaire. S'ils veulent partir, les capitaines des bateaux peuvent confisquer leur passeport, les forçant à travailler pour payer leur dette avec intérêts.

Ces dernières années, les consommateurs ont progressivement pris conscience de l'exploitation systématique des travailleurs migrants dans l'industrie thaïlandaise de la pêche. En décrivant des pratiques de travail dangereuses, la soif et la faim, les violences physiques [en] [3], l'absence de soins médicaux, des journées de travail de vingt heures sans sommeil [en] [4], et le système de servitude pour dettes, des reportages, des films et des récits biographiques ont mis la pression sur le gouvernement thaïlandais pour le forcer à agir.

Début 2019, la Thaïlande est devenue le premier pays asiatique [5] à ratifier la convention sur le travail dans la pêche [6] de l'Organisation internationale du Travail (OIT), qui vise à assurer un niveau de vie et des conditions de travail décents pour les travailleurs de l'industrie de la pêche. Cela représente une avancée importante vers une régulation du secteur de la pêche, mais d'après Ussama Kaewpradap, principale organisatrice du Réseau pour les droits des pêcheurs (Fishers’ Rights Network) [en] [7], cette convention pourrait n'être rien d'autre qu'une nouvelle « réforme sur le papier » :

[Reforms] have been poorly implemented and only minimally enforced. Although there have been a lot of changes in the industry in the past few years, fishers have seen little direct benefit and still toil in poor working conditions.

[Les réformes] ont été mal mises en œuvre, et appliquées au compte-goutte. Malgré les nombreux changements dans l'industrie ces dernières années, les pêcheurs n'en ont reçu que peu de bénéfices directs et travaillent encore dans de mauvaises conditions.

Dans des échanges par courriel avec Global Voices, elle explique que depuis la ratification de la convention, le gouvernement thaïlandais s'est engagé dans une démarche de consultation avec les parties prenantes afin de concevoir la législation définitive. Parmi les acteurs du secteur invités à s'exprimer sur la mise en application de la convention, se trouvent le gouvernement, le syndicat des armateurs, ainsi que des organisations non-gouvernementales, mais les pêcheurs eux-mêmes sont absents des discussions, comme le fait remarquer Ussama Kaewpradap.

Cela s'explique par le fait que les travailleurs migrants ne peuvent toujours pas prétendre à la liberté d'association, en vertu de la loi de 1975 sur les relations de travail [en] [8], qui interdit aux migrants d'adhérer à des syndicats ou de siéger à des comités syndicaux. Jusqu'à ce que le gouvernement ratifie les conventions de l'OIT sur la liberté d'association et de négociation collective, l'exploitation et les violences continueront.

Non seulement les travailleurs migrants ne sont pas autorisés à se syndiquer, mais ils sont légalement cantonnés à un unique secteur économique. Les pêcheurs birmans et cambodgiens, par exemple, ne peuvent pas travailler dans l'industrie ou dans l'agriculture. S'ils quittent tout de même leur emploi, ils doivent trouver un nouvel employeur dans les 15 jours sous peine de résiliation de leur visa.

Comme la loi de 1975 sur les relations de travail ne reconnaît que les syndicats dirigés par des ressortissants thaïlandais, le Réseau pour les droits des pêcheurs se trouve dans un vide juridique, étant constitué principalement de travailleurs migrants birmans et cambodgiens. Cela n'a pourtant pas empêché cette organisation de fédérer les pêcheurs sur leur lieu de travail, de les éduquer sur leurs droits, de les former sur la santé et la sécurité sur leur lieu de travail, de développer leurs capacités à mener des actions collectives, et de défendre leurs droits auprès du gouvernement thaïlandais, des sociétés de distribution des produits de la mer, et des organismes internationaux. Ussama Kaewpradap ajoute :

By building a union, fishers have the power of a united voice to demand structural and systemic changes in the industry.

Avec la constitution d'un syndicat, les pêcheurs ont [désormais] la force d'une voix unifiée, afin de réclamer des changements structurels et systémiques dans cette industrie.

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Des membres du Réseau pour les droits des pêcheurs (Fishers’ Rights Network) montrent un kit de premiers secours après avoir participé à une session de formation en santé et sécurité. Photo utilisée avec autorisation.

Dans un pays où les travailleurs migrants craignent d'être expulsés, et dans une industrie où les employeurs exercent souvent des violences physiques sur les travailleurs, le processus de constitution d'un syndicat est une tâche de longue haleine, qui nécessite d'établir des relations de confiance entre les pêcheurs. Une fois cette première étape réalisée, les organisateurs peuvent à présent proposer aux pêcheurs des kits de premiers secours et des formations, notamment sur leurs droits, et leur donner les capacités d'agir concrètement.

L'un d'eux, Chan Myae Aung, un jeune birman qui travaillait auparavant comme pêcheur, s'est adressé à Global Voices par email. Chan Myae Aung raconte ses journées de travail sur un bateau de pêche, avant de venir rejoindre le Réseau pour les droits des pêcheurs en tant qu'organisateur syndical :

The fishing boat was very dangerous. We were surrounded by dangerous machines, and they became even more dangerous because we weren’t trained properly on how to operate them.

Le bateau de pêche était très dangereux. Nous étions entourés de machines dangereuses, et elles l'étaient d'autant plus que nous n'étions pas bien formés à les utiliser.

À cause de négligences dans la gestion de la santé et de la sécurité sur son lieu de travail, Chan Myae Aung a été blessé, peut-être à vie. Il ajoute :

Chan Myae Aung, un organisateur du Réseau pour les droits des pêcheurs (Fishers’ Rights Network). Photo utilisée avec autorisation.

Once, my wrist was hit by a rope running through a winch, and it took me two months to recover. To this day, my wrist still has not fully healed and I still have pain and problems moving it. My employer gave me 5,000 Baht ($120 USD) for the injury and medical treatment, and that was all. Nowadays, when I lift heavy things, I always have a sharp pain in my wrist.

Une fois, j'ai été frappé au poignet par une corde qui traversait un treuil, et il m'a fallu deux mois pour récupérer. Depuis ce jour, mon poignet n'est toujours pas complètement guéri et il me fait encore souffrir quand je le bouge. Mon employeur m'a donné 5 000 Baht (120 $ US) pour la blessure et les soins médicaux, et c'était tout. Maintenant, quand je porte des objets lourds, j'ai toujours une douleur aiguë dans le poignet.

Environ un an avant de s'engager dans la défense des droits des pêcheurs, Chan Myae Aung a participé à l'organisation d'une grève à bord de son bateau de pêche.

Our captain wanted to fish in a restricted area (offshore a national park), and many of us were concerned because we had heard about a group of fishers that had recently been arrested because they followed their captain’s order and got caught fishing in a restricted area. Those fishers went to jail, but their captain was granted bail. I was afraid that the same thing would happen to us, so we decided as a group to stop work.

Notre capitaine voulait pêcher dans une zone interdite (au large d'un parc national), et plusieurs d'entre nous étaient inquiets car nous avions entendu parler d'un groupe de pêcheurs qui avait été arrêté pour avoir obéi aux ordres de leur capitaine ; ils ont été pris à pêcher dans une zone interdite. Ces pêcheurs ont été envoyés en prison, mais leur capitaine a été libéré sous caution. J'avais peur qu'il ne nous arrive la même chose, alors nous avons décidé ensemble d'interrompre le travail.

La grève a convaincu le capitaine d'éviter la zone interdite et de retourner au port. Les pêcheurs ont ainsi évité une arrestation et une expulsion potentielles.

Jusqu'à ce que la Thaïlande reconnaisse aux pêcheurs comme Chan Myae Aung le droit de créer un syndicat, leur bien-être continuera de dépendre d'une foule de personnes réticentes ou incapables, des législateurs aux officiers de police, en passant par les armateurs. Chan Myae Aung souligne l'objectif de la création de leur syndicat :

Building our own union is the only long-term solution to fix problems. With our own union, we will be able to fight for ourselves, and win the kind of respect and dignity we deserve.

Créer notre propre syndicat est la seule solution à long-terme pour résoudre les problèmes. Avec notre syndicat, nous pourrons nous battre nous-mêmes, et obtenir le respect et la dignité que nous méritons.