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Sévère retour de bâton contre une marche des femmes au Pakistan, menacée d'interdiction

Catégories: Asie du Sud, Pakistan, Droits humains, Femmes et genre, Liberté d'expression, Manifestations, Médias citoyens
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Pancartes de l'« Aurat March » (marche des femmes) 2020. Photo de Shehzil Malik, sous licence CC BY-NC-ND 4.0

[Sauf mention contraire, tous les liens mènent à des sources en anglais]

La journée internationale des droits des femmes [2] [fr] est célébrée chaque année le 8 mars à travers le monde, mettant en avant les luttes pour les droits des femmes. Au Pakistan, cette journée est devenue un événement majeur depuis 2018, lorsqu'une plateforme du nom de Hum Auratien [3] (« Nous les Femmes » en langue ourdu) rassemblant plusieurs mouvements féministes pakistanais a organisé des marches de femmes [4] [fr] dans trois villes différentes. En 2019, elles ont déployé ces marches avec succès à travers plusieurs villes du pays.

Cette année, cependant, Hum Auratien est confronté à un obstacle : une requête a été déposée [5] par l'avocat Mohammad Azhar Siddique [6], auprès du tribunal de grande instance de Lahore, lundi 24 février 2020, visant à interdire la marche de façon permanente, estimant que celle-ci était « anti-système » et « contraire à l'islam ».

Qu'est ce que l'Aurat March ?

Le 5 mars 2018, un groupe d'organisations sociales et féministes — en particulier Le Collectif Féministe [7] (The Feminist Collective), Collectif des Femmes [8] (Women's Collective) et Filles aux Dhabas [9] (Girls at Dhabas) — unies sous la bannière d’Hum Auratien [3] ont annoncé [3] qu'une « Aurat March » (marche des femmes) aurait lieu de 8 mars à Karachi, Lahore et Islamabad, pour revendiquer l'accès à une justice économique, reproductive et environnementale pour les femmes.

Poster of Aurat March 2020. courtesy the Facebook Page of Aurat March Lahore. [11]

Pancarte de l'Aurat March 2020. Photo de Shehzil Malik, sous licence CC BY-NC-ND 4.0

Au cours de ces deux dernières années, de nombreuses femmes se sont mobilisées partout au Pakistan afin de sensibiliser la population sur la condition des femmes et pour exiger l'égalité des droits. Elles ont tenu des marches dans plusieurs grandes villes, auxquelles des femmes, des jeunes filles mais aussi des hommes de tous ages ont participé. Les participant·e·s ont brandi des pancartes avec des messages dénonçant le patriarcat.

L'Aurat March Pakistan a son propre manifeste [12] qui défend l'inclusion des femmes féministes, des personnes transgenres et non-binaires, ainsi que des personnes appartenant à des minorités sexuelles et de genre, dans la lutte contre les structures patriarcales qui mènent à l’exploitation sexuelle, économique et structurelle des femmes.

« La liberté d'expression ne peut être bridée »

Le tribunal a accepté la requête [13] de Siddique, qui déclare que la Journée internationale des droits des femmes devrait « reconnaître et estimer les femmes pour ce qu'elles ont accompli mais également faire preuve de solidarité… sans pour autant franchir les limites ou critiquer et maltraiter les hommes ».

Dans cette requête [14], Siddique a également déclaré que l'Aurat March était « une tentative ratée et malavisée de soulever des sujets graves auxquels les femmes sont couramment confrontées », étant donné « qu'il y a systématiquement des messages insultants sur les pancartes ». Ce document affirme également que « de nombreux partis politiques anti-système financent cette soit-disant “marche des femmes” avec comme seul but de répandre l'anarchie parmi la population. Leurs intentions cachées sont entre autres de répandre l'anarchie, la vulgarité, le blasphème et la haine contre les normes-mêmes de l'islam ».

NON CENSURÉ | Le Président de la commission de l'activisme judiciaire, @AzharSiddique explique pourquoi il a déposé une requête contre l'@AuratMarch auprès du tribunal de grande instance de Lahore.

Cliquez sur le lien ci-dessous pour voir la conversation dans son intégralité.
https://t.co/ubdAPhamlG [19]

L'Aurat March a une fois de plus été la cible de vives réactions sur les réseaux sociaux. Lorsque la requête a été déposée devant le tribunal de grande instance de Lahore, de nombreux internautes s'en sont réjouis :

This is good news!!

More than anti-state, they are anti-Islam!

As a Muslim country, all marches and campaigns against Islam must be banned!

Kudos to the person who filed the petition to stop this vulgarity! Well done!!

Ban #AuratMarch2020 [20] #BanAuratMarch [21] https://t.co/KNROqjXAPo [22]

— Junaid S. Hayat (@JunaidSHayat) February 24, 2020 [23]

C'est une bonne nouvelle !!

Plus qu'anti-système, ces personnes sont anti-islam !

En tant que pays musulman, toutes les marches et les campagnes contre l'islam doivent être interdites !!

Bravo à la personne qui a déposé la requête pour mettre un terme à cette vulgarité ! Bien joué !!

Interdisons #AuratMarch2020 #BanAuratMarch [Interdisons l'Aurat March]

Les partisan·e·s de l'Aurat March ont condamné ce retour de bâton, affirmant que la tenue d'une manifestation pacifique était un droit démocratique :

« Pourquoi le tribunal de grande instance de Lahore n'a-t-il pas rejeté cette requête ? Nous ne sommes pas violent·e·s, nous n'avons rien fait d'illégal, nous demandons simplement les droits d'ores et déjà promis par la constitution », répond @shmyla à la requête déposée contre  #auratmarch2020

Cliquez ici pour voir la déclaration en entier :  https://t.co/CM2aVei7Rt [26]

Chaque fois que je crois saisir l'ampleur de la fragilité de la masculinité, je dois me raviser. Le dépôt d'une requête auprès du tribunal de grande instance pour interdire l'#AuratMarch2020 en dit long.
#voilàpourquoinousmarchons, imbéciles.

À l'audience du 27 février, le Président du tribunal de grande instance de Lahore, Mamoon Rashid Sheikh a déclaré que « la liberté d'expression ne [pouvait] être bridée » [31], selon un article de Dawn.

De nombreux avocat·e·s et de militant·e·s des droits humains ont assisté à l'audience, dont l'avocate et militante Hina Jilnani qui a témoigné devant le tribunal [32]. Elle a notamment répondu à de nombreuses questions et à défendu l'Aurat March. Le juge a demandé aux deux parties de présenter leurs répliques avant la prochaine audience et a également sollicité des agences de sécurité ainsi que la société civile afin d'évaluer les dispositifs de sécurité et les menaces potentielles.

Jilani a déclaré aux médias [33] suite à l'audience :

Hina Jilani nous apprend ce qu'est la décence
#AuratMarch2020 #AuratMarchLahore

As far as decency is concerned, we know more about decency than these petitioners. We learn it from our parents; these people will not tell us about our values; we know what our social values are. These are just dirty mindsets that seek out obscenity in everything.

En ce qui concerne la décence, nous en savons plus que les personnes ayant déposé cette requête. Nous l'avons apprise de nos parents ; ces personnes ne vont pas nous dicter nos valeurs ; nous savons quelles sont nos valeurs sociales. Ce sont juste des gens à l'esprit mal placé qui cherchent l'obscénité partout.

Les organisatrices de l'Aurat March à Sukkur, dans la province du Sind, ont été menacées par des partis politico-religieux [37]. La branche de l'Aurat March à Karachi a fermement condamné [38] ces menaces.

Le représentant du Jamiat Ulema-e-Islam (F) [39] [fr] (JUI-F), Sindh Maulana Rashid Mehmood Soomro, a déclaré dans un message vidéo que le but de l'Aurat March était de répandre vulgarité et nudité [40]. Il a également annoncé que le JUI-F soutenait les droits accordés aux femmes par l'islam, mais ne pouvait pas cautionner des slogans comme « Mera Jism Meri Marzi » ( « Mon corps, mon choix » ).

Prenant la parole lors d'un rassemblement à Karachi, dans la province de Sind, le 29 février 2020, Maulana Fazlur Rehman While a exhorté les partisans de JUI-F [41] à s'assurer que l'Aurat March n'ait pas lieu :

Wherever you see such elements, ask the law [enforcement authorities] to stop them, but if the authorities provide protection to such protests, then get ready for any sacrifice. We cannot let religion and our cultural values be bad-named.

Lorsque vous voyez ces personnes, demandez aux forces de l'ordre de les arrêter, mais si les autorités assurent la protection de ces manifestations, alors tenez-vous prêt·e·s à n'importe quel sacrifice. Nous ne pouvons pas laisser passer les calomnies contre notre religion et nos valeurs culturelles.

Récemment, une femme du nom de Rubina Jatioi a également déposé une requête [42] auprès du tribunal de grande instance de Sind le 28 février 2020, contre les slogans de l'Aurat March. Elle y dénonce les « slogans immoraux » scandés lors de la marche et en demande l'interdiction, affirmant que l'Aurat March « n'aide en aucun cas les femmes à obtenir des droits ». Le tribunal de grande instance de Sind a déclaré que son dossier n'était pas assez solide pour justifier une action en justice, en raison du manque de preuves pour étayer ses propos. Le tribunal lui a donc demandé de se présenter à une prochaine audience, mieux préparée [43].

Alors que la date de la marche des femmes se rapprochait à grands pas, tous les regards étaient tournés vers le tribunal de grande instance de Lahore dans l'attente de son verdict concernant le bien-fondé de la requête : la Justice allait-elle respecter le droit des femmes à manifester librement ou bien plier précisément devant les structures contre les lesquelles leurs voix s'élèvent ?