Les amis et les ennemis de la liberté sur internet surveillent de près ce qui se passe en Russie.
En novembre 2019, la loi sur l'« internet souverain » [fr] est entrée en vigueur. Elle permet aux autorités russes de débrancher RuNet — la partie russe d'internet — du réseau mondial dans le cas d'une « situation de crise » (une notion qui reste mal définie), de façon à contrôler les flux de données entrants et sortants. La loi oblige également les fournisseurs d'accès à offrir au gouvernement de plus larges capacités de surveillance du trafic internet, et appelle à la création d'un système national de noms de domaine.
Depuis l’adoption de cette loi, les analystes du monde entier s'interrogent sur la stratégie à long terme du Kremlin en matière de politique numérique. En janvier 2020, Alena Epifanova, chercheuse au Conseil allemand des relations étrangères (DGAP), a signé un article [en] qui a suscité un large débat autour de la question suivante : la nouvelle loi sur l'« internet souverain » en Russie ne pourrait-elle pas accélérer la balkanisation digitale à travers le monde ? Par l'expression « balkanisation de la toile » ou « splinternet » [en] en anglais, les spécialistes entendent l'éclatement de la Toile mondiale le long des frontières géographiques et commerciales.
L'article d'Alena Epifanova permet de mieux comprendre en quoi la loi russe sur l'« internet souverain » s'inscrit dans une tendance mondiale, et de se demander si Moscou serait en mesure de créer un précédent dans le cas où ce projet réussirait.
Cet entretien avec Alena Epifanova a eu lieu après une table ronde sur les droits numériques en Russie, qui s'est tenue le 20 février à Berlin. Il a été abrégé dans un souci de clarté.
Maxim Edwards : Votre rapport est le premier à souligner la dimension internationale du projet russe d'« internet souverain ». Si, comme vous le dites, les gouvernements d'autres régimes autoritaires suivent attentivement l'expérience menée à Moscou et si elle réussit, risque-t-on alors d'assister à une montée en puissance de l'autoritarisme numérique ? Quels sont les pays les plus à risque ?
Алёна Епифанова: Я думаю, что это одна из целей так называемого закона о суверенном интернете — сделать призыв Кремля к государственному управлению интернетом более конкретным и громогласным. Речь идет не только о государственном контроле над информационным потоком внутри страны, который, конечно, может быть привлекательным для других авторитарных стран. Если российская модель относительно недорогого наблюдения, по сравнению с китайской, сработает, то она может послужить прецедентом и быть адаптирована другими авторитарными режимами и таким образом усилить их власть и ослабить демократические силы внутри этих стран.
Но речь идет также и о возможной альтернативной модели управления интернетом. Принимая закон и пытаясь реализовать суверенный интернет, Россия ставит под вопрос существующую модель и институты управления интернетом с участием многих заинтересованных сторон, такие как ICANN, и активно продвигает форму управления интернетом, основанную на ведущей роли государства. Россия стремится не изолироваться от остального мира, а создать прецедент, которому могли бы последовать другие государства, стремящиеся к суверенитету над своими сегментами интернета.
Я думаю, что республики Центральной Азии могут стать «цифровым союзниками» российской модели. Россия все еще имеет значительное влияние в бывших советских нелиберальных республиках и выстраивает сотрудничество между своим Евразийским экономическим союзом (ЕАЭС) и китайской инициативой «Один пояс, один путь» в этом регионе. Россия также передает знания и техническую помощь этим странам в рамках Шанхайской организации сотрудничества (ШОС).
Россия также заинтересована в создании параллельного сегмента и формировании ядра стран для альтернативной модели управления интернетом в рамках БРИКС. В ноябре 2017 года Совет Безопасности России предложил разработать идеи по созданию отдельной интернет-инфраструктуры и собственной системы корневых серверов DNS независимых от ICANN для стран БРИКС. Пока неясно, удастся ли России убедить другие страны использовать альтернативную модель. Но наверняка их может заинтересовать модель управления интернетом с сильным государственным влиянием. В долгосрочной перспективе такой «объединенный авторитаризм» может привести к фрагментации глобального интернета и смещению сил.
Alena Epifanova : Je pense que c'est l'un des objectifs de la loi dite « de l'internet souverain » : rendre plus concret et plus sonore l'appel du Kremlin à une gouvernance d'internet par l’État. Il ne s'agit pas seulement du contrôle par l’État du flux informationnel à l'intérieur du pays, qui bien sûr peut présenter un intérêt pour d'autres pays autoritaires. Si le modèle russe, relativement peu coûteux par rapport au modèle chinois, fonctionne, alors il peut créer un précédent et être adopté par d'autres régimes autoritaires, renforçant leur pouvoir et affaiblissant les forces démocratiques dans ces pays.
Mais il s'agit aussi d'un modèle alternatif possible de gouvernance d'internet. En adoptant cette loi et en tentant de lancer son internet souverain, la Russie remet en question le modèle existant et les institutions qui administrent internet telles que l'ICANN (Société pour l'attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet) [fr], promouvant activement une forme de gouvernance d'internet centrée sur le gouvernement. Le propos de la Russie n'est pas de s'isoler du reste du monde, mais de créer un précédent que pourraient suivre d'autres gouvernements aspirant à la souveraineté sur leurs segments d'internet.
Je pense que les républiques d'Asie centrale peuvent devenir des « alliées numériques » de Moscou. La Russie exerce toujours une influence significative sur les républiques illibérales de l'ancien bloc soviétique, et elle bâtit dans cette région une coopération entre son Union économique eurasiatique (UEE) et l'initiative chinoise de la « Nouvelle route de la soie » [fr]. La Russie fournit également une expertise et une assistance technique à ces pays dans le cadre de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS).
La Russie souhaite aussi la création d'un réseau parallèle et cherche à coaliser, dans le cadre des BRICS [fr], un noyau de pays pour construire un modèle alternatif de gouvernance d'internet. En novembre 2017, le Conseil de sécurité de la Russie avait proposé de travailler sur l'idée de la création d'un internet séparé – les pays des BRICS auraient alors des infrastructures et un système propre de serveurs racines DNS, indépendants de l'ICANN. On ne sait pas encore si la Russie va réussir à convaincre les autres pays d'utiliser son modèle alternatif. Mais il est vraisemblable qu'ils se montrent intéressés par un modèle de gouvernance où l'influence de l’État est forte. Dans une perspective de long terme, une telle « coalition d'autoritarisme » peut mener à une fragmentation de la Toile mondiale et à un déplacement des forces.
МE : Quel danger un « internet souverain » russe fonctionnel représenterait-il pour des sociétés plus ou moins démocratiques telles que l'Union européenne et les États-Unis ? Car on sait que les régimes autoritaires ne sont pas les seuls à vouloir limiter les libertés en ligne…
AE:Несмотря на некоторые законы о контроле над интернетом в Великобритании или Германии (например, Акт о полномочиях следствия — The Investigatory Powers Act, Закон о контроле над сетями — The Network Enforcement Act [анг]), комплексный и целенаправленный подход России к контролю над интернетом невозможно отождествлять с этими законами. Но Россия предлагает альтернативное видение управления цифровым пространством в эпоху пост-Сноудена. Ее успех может привести к неправомерному убеждению в том, что растущий государственный контроль является необходимым элементом суверенитета. Это могло бы укрепить позицию сторонников усиления контроля над интернетом, что могло бы привести к ограничению цифровых прав.
AE : Il existe bien quelques lois sur le contrôle d'internet en Grande-Bretagne ou en Allemagne (par exemple, le « Investigatory Power Act » [en], ou la NetzDG [fr], la loi sur le contrôle des réseaux), mais ces mesures ne sont pas comparables avec l'approche globale et ciblée de la Russie en la matière. La Russie propose une vision alternative de la gestion de l'espace numérique dans l'ère post-Snowden. Son succès pourrait conduire à la conviction erronée selon laquelle un contrôle gouvernemental renforcé serait un élément incontournable de la souveraineté. Il pourrait renforcer la position des partisans d'un contrôle accru de l'internet, menant à une limitation des droits numériques.
МE : Vous suggérez que la Russie s'apprête à collaborer plus étroitement avec la Chine dans le domaine de la gouvernance numérique. Peut-on déjà parler d'une dépendance croissante de la Russie vis-à-vis de Pékin, qui est en avance technologiquement sur Moscou ? Quels sont les risques qu'un tel partenariat pourrait représenter pour les internautes russes ?
AE: Я полагаю, что амбициозная интернет-политика России может потребовать более тесного сотрудничества с Китаем, поскольку Россия находится в конфликте с западными партнерами и критикует существующую модель управления интернетом. В то же время России нужны технологии и ресурсы для построения своего суверенного интернета, которых у нее недостаточно. Россия и Китай провели несколько встреч на высоком уровне по вопросам кибербезопасности и контроля над интернетом, между компаниями Huawei и МТС заключен контракт на развитие российской сети 5G, обе страны продвигают идею государственного суверенитета в киберпространстве на международном уровне. Новому российскому технократическому правительству, возможно, потребуется быстро показать результаты и успехи, и они могли бы извлечь выгоду из китайского опыта в области регулирования и цензуры интернета, а также перенять китайские технологии. Однако все еще неясно, будет ли пренебрегаться вопросом безопасности ради быстрой реализации, что может привести к конфликту между российскими службами безопасности и правительством.
Трудно сказать, растет ли зависимость России от Пекина и какие риски это партнерство представляет для российских пользователей, так как доступна лишь малая часть информации о практической стороне этого сотрудничества. Много написано о декларировании стратегического партнерства и встречах президентов на высшем уровне, а о конкретной реализации и результатах – очень мало. Я бы сказала, что пока еще нет уверенности, что Россия будет опираться на китайские технологии. В то же время я не уверена, что Россия сможет развить собственные технологии. В долгосрочной перспективе России необходимо будет решать, какую сторону выбрать между двумя гигантами ИТ-технологий — Китаем или США, которые определяют будущее киберпространства.
AE: Je suppose que l'ambitieuse politique numérique du Kremlin pourrait exiger une collaboration plus étroite avec la Chine, car la Russie est en conflit avec ses partenaires occidentaux et critique le modèle existant de gouvernance d'internet. En même temps, la Russie a besoin pour construire son internet souverain de certaines technologies et ressources qui lui font défaut. La Russie et la Chine ont eu quelques rencontres au sommet sur les questions de cybersécurité et de contrôle d'internet ; un contrat de développement de la 5G en Russie a été signé entre Huawei et MTS, le principal opérateur de téléphonie mobile en Russie ; les deux pays promeuvent au niveau international l'idée d'une souveraineté gouvernementale sur le cyberespace. Le nouveau gouvernement technocratique russe aura sans doute besoin de résultats et de succès rapides, et il pourrait tirer parti de l'expérience chinoise en matière de régulation et de censure d'internet, et aussi adopter les technologies chinoises. Pour autant, on ne sait pas si le besoin de réalisations rapides va primer sur la question de la sécurité, ce qui pourrait mettre en conflit les services de sécurité et le gouvernement.
Il est difficile de dire si la dépendance de la Russie vis-à-vis de Pékin s'accroît, et quels risques ce partenariat représente pour les utilisateurs russes, car on ne dispose que de peu d’informations sur les aspects pratiques de cette coopération. Les déclarations de partenariat stratégique et les rencontres entre les deux présidents ont fait couler beaucoup d'encre, mais pas les réalisations concrètes ni les résultats. Je dirais que pour le moment on ne peut pas affirmer que la Russie va s’appuyer sur la technologie chinoise. En même temps, je ne suis pas persuadée que la Russie soit en mesure de développer ses propres technologies. Sur le long terme, la Russie devra forcément choisir son camp entre les deux géants des technologies internet qui façonnent l'avenir du cyberespace : la Chine ou les États-Unis.
МE : La majeure partie de la loi sur l'« internet souverain » est techniquement ambitieuse, voire irréalisable, du moins pour le moment. Mais elle crée un cadre juridique pour de futures coupures et une surveillance accrue. En quoi la situation est-elle différente du « paquet Yarovaya » [fr] (ensemble de lois restrictives votées en 2018 permettant la surveillance des citoyens au nom de la lutte contre le terrorisme), une bruyante déclaration d'intention qui a accouché d'une mesure compliquée et coûteuse à mettre en œuvre ?
AE:Интернет имеет стратегическое значение для нынешнего российского режима, поэтому я думаю, что Кремль постарается если не полностью реализовать закон о суверенном интернете, то хотя бы расширить государственный контроль над интернет-инфраструктурой и потоком данных в пределах российской границы. Я думаю, что Кремль будет использовать прагматичный и избирательный подход, который заставит интернет-акторов сотрудничать с российским государством по правилам Кремля и будет договариваться, извлекая для себя наибольшую выгоду (например, реализация закона о локализации данных).
AE : Internet a une importance stratégique pour le régime actuel, c'est pourquoi je pense que le Kremlin tente, si ce n'est de rendre pleinement effective la loi sur l'internet souverain, du moins de renforcer le contrôle de l’État sur l'infrastructure du net et les flux de données à l'intérieur des frontières russes. Je pense que le Kremlin va utiliser une approche pragmatique et sélective, qui va obliger les acteurs du net à collaborer avec le gouvernement russe selon les règles fixées par l’État, et à négocier de façon à en tirer le meilleur parti (on peut prendre l'exemple de la mise en place de la loi sur la localisation des données).
МE : La Russie ne peut sans doute pas s'attaquer tout de suite aux géants occidentaux du numérique. Mais ces régulations de plus en plus lourdes pourraient finir par nuire aux opportunités de commerce extérieur. Quelles sont les conséquences à long terme de la loi sur l'« internet souverain » pour les sociétés numériques occidentales installées sur le territoire russe ?
AE: В рамках реализации закона DPI или аналогичные технологии должны быть установлены на сетях провайдеров интернет-серверов. DPI может использоваться, в частности, для установки приоритетов и дискриминации трафика, поэтому государственный орган, управляющий интернетом в России, может замедлить скорость трафика нежелательных соединений и увеличить для других. Это может поставить под угрозу сетевой нейтралитет и привести к дискриминации компаний, не защищенных российским государством.
Это может быть риском для иностранных компаний, так как будет только один регулятор, государственный орган Роскомнадзор, и существует большой простор для маневров и практически никакого контроля над внедрением технологии и ее использованием.
С помощью этого и других законов об интернете Россия пытается подчинить существующие правила национальным нормативным актам. Параллельно российское правительство отдает предпочтение российским крупным интернет-компаниям. Рынок в России становится более непредсказуемым и менее защищенным для иностранных компаний.
AE : Dans le cadre de la mise en œuvre de la loi, l’inspection profonde de paquets (DPI [fr]) ou autres technologies analogues doivent être installées sur les réseaux des fournisseurs d'accès. La DPI peut servir en particulier à établir une hiérarchie et une sélection à l'intérieur du trafic ; l'organe gouvernemental qui dirige l'internet en Russie pourrait donc ralentir la vitesse des connexions indésirables et accélérer celle des autres, ce qui peut représenter une menace pour la neutralité du net et conduire à discriminer les compagnies qui ne sont pas sous la protection du gouvernement russe.
Cela peut être risqué pour les compagnies étrangères, car il n'y aura qu'un seul régulateur qui est un organe gouvernemental, le Roskomnadzor [fr]. Cela laisse une grande marge de manœuvre au gouvernement et une capacité de contrôle réduite quant à l'application de la législation.
Avec cette loi et d'autres textes juridiques concernant internet, la Russie tente de soumettre les règles existantes à une législation nationale. En parallèle, le gouvernement russe donne la préférence dans le domaine d'internet à de grosses compagnies russes. Le marché en Russie devient plus imprévisible et moins sûr pour les compagnies étrangères.
МE : Lors de la dernière table ronde, vous avez dit que la meilleure réponse à l'« internet souverain » que peuvent apporter les défenseurs des droits humains à travers le monde, c'est d'« exposer leur propre vision d'un internet souverain, démocratique, a contrario du modèle russe ». Comment faire ?
AE: Необходима широкая общественная дискуссия о будущем интернета, интернет-грамотности и правах человека в цифровую эпоху внутри стран, а также более тесное сотрудничество между заинтересованными сторонами, выступающими за экономические и политические преимущества свободного и глобального интернета. Необходимо снова усилить легитимность ICANN. Internet Governance Forum должен получить более широкую поддержку, признание и влияние. Стандарты транснационального правового регулирования в киберпространстве должны быть разработаны широкой коалицией стран, бизнеса, технологических компаний и гражданского общества.
AE: Il faut un grand débat dans chaque pays sur le futur d'internet, sa maîtrise et les droits humains à l'ère numérique, et aussi une coopération plus étroite entre ceux qui défendent les avantages économiques et politiques d'un internet libre et global. Il faut réaffirmer la légitimité de l'ICANN. Le Forum sur la gouvernance d'internet de l'ONU doit bénéficier de plus de soutien, de reconnaissance et d'influence. Les normes légales quant à la régulation transnationale du cyberespace devraient être élaborées par une vaste coalition réunissant des pays, des entreprises, des compagnies technologiques et la société civile.