Cet article a été publié sur Yoti dans le cadre de la Digital Identity Fellowship de l'auteur, Subashish Panigrahi. Il a été édité pour Global Voices. Sauf mention contraire, les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.
Selon le récent rapport État des lieux d'Aadhaar [pdf], les citoyens indiens ont, en grande majorité, bénéficié de la nouvelle identité numérique (le système Aadhaar [fr]) et seule une partie négligeable de la population en a été exclue. Cette revendication est alignée avec celles des fabricants de la technologie nécessaire et surtout du gouvernement indien. Pourtant, des entretiens avec des membres de communautés marginalisées et d'autres parties prenantes expertes démontrent le contraire.
Le rapport déclare que 92 % des 167 000 personnes interrogées sont “satisfaites d'Aadhaar”, et que 90 % “sont convaincues que leurs données sont à l'abri avec le système Aadhaar”.
Il n'aborde cependant pas les questions de surveillance et de risques concernant le droit à la vie privée, cruciaux pour les droits humains et les droits numériques dans un pays de 1,3 milliards d'habitants (au 1er janvier 2020, 1,23 milliards d'Indiens s'étaient enregistrés sur Aadhaar). Le rapport a été publié par l'entreprise internationale de conseil Dalberg Global Developmemt Advisors, avec le soutien du Réseau Omidyar.
Le gouvernement indien place souvent la sécurité nationale au-dessus des droits individuels : c'est une inquiétude qui a été récemment amplifiée par les discussions en cours autour de la Loi sur la protection des données personnelles de 2019 (consultez la proposition de loi ici [pdf]), qui pourrait donner aux agences gouvernementales le droit d'accéder aux données personnelles des citoyens.
Qu'est-ce qu'Aadhaar ?
Aadhaar est un numéro unique à 12 chiffres fourni par l'autorité publique Unique Identification Authority of India (UIDAI), que les résidents indiens peuvent obtenir en donnant leurs informations biométriques et démographiques. Aadhaar est lié à un ensemble de services aux citoyens, mais des problèmes logistiques et techniques ont exclu de nombreuses communautés marginalisées. L'utilisation des données personnelles à des fins d'identification par des entités publiques et privées ont également soulevé de graves problèmes de droits humains.
Un numéro d'identité unique (UID) est assigné aux citoyens indiens par Aadhaar : il centralise tout un éventail de données personnelles, dont des données biométriques. Contrairement à une idée fausse très répandue, Aadhaar n'est pas “encore une de ces cartes” servant de pièce d'identité, mais un numéro.
Sujets de recherche
Les vingt personnes dont les entretiens forment la base du présent article, viennent de communautés marginalisées sur la base de facteurs sociaux et économiques et vivent dans quatre endroits différents dans les États indiens d'Odisha et d'Uttarakhand. Cinq sont des femmes et deux d'entre elles sont analphabètes, alors que les quinze hommes savent lire et écrire. Les habitants de l'Odisha viennt de deux communautés adivasis [fr] (autochtones), les Saura Lanjia et les Saura Jurai [fr], tandis que ceux d'Uttarakhand viennent de groupes socio-économiques défavorisés.
Les autres personnes interviewées sont des intervenants clés comprenant des avocats et des militants des droits humains, des plaideurs, des ethnographes et des chercheurs.
Aadhaar, prestations sociales et exclusion
Aadhaar est déjà rattaché à de nombreux services aux citoyens et continuera de l'être, mais les autorités utilisent souvent l'authentification et l'identification à l'aide des empreintes digitales. D'un côté, des services tels que les retraites, les rations (de nourriture, d'essence etc), et même les services de santé subventionnés, sont attribués à des citoyens qui sont en général déjà marginalisés sur la base de leur âge, niveau d'alphabétisation, accès à l'information publique dans leur langue etc. D'un autre côté, des maladies ou des travaux manuels peuvent entraîner la perte ou le changement de leurs empreintes digitales, obligeant potentiellement le receveur à les mettre à jour régulièrement. Ces situations peuvent donc conduire à des cas où l'authentification basée sur les empreintes échoue.
“Pour ceux qui font déjà partie du système public et en reçoivent des aides, la complexité de tout connecter via Aadhaar devient fastidieuse”, explique un chercheur qui préfère rester anonyme et qui étudie l'obtention d'aides publiques telles que les retraites et le Système de distribution public (Public Distribution System, PDS). Ce dernier est une initiative du gouvernement visant à fournir nourriture et biens de première nécessité dans le but d'éradiquer la pauvreté, en place dans les régions rurales des États du Karnataka, de l'Andhra Pradesh et du Telangana. Il poursuit : “Les empreintes digitales de ceux qui exercent un métier manuel, sont en mauvaise santé ou âgés (ou une combinaison des trois) sont souvent refusées par le système.” Il souligne que l'identification biométrique ou au moyen d'un numéro de téléphone portable (pour Aadhaar, ça doit être l'un ou l'autre) comporte de nombreuses failles. C'est un problème que la chercheuse et avocate des droits humains Dr. Usha Ramanathan et l'avocat à la Cour suprême Rahul Narayan ont déjà mis en lumière.
D'après Dr. Ramanathan, “l'impossiblité de conserver un numéro de mobile valide, ou le même numéro que celui qu'on a utilisé au moment de l'enregistrement, ou encore de mettre son numéro à jour, a entraîné des exclusions” et présente un énorme défi. Pour elle, “les techno-utopistes”, le groupe féru de technologie derrière Aadhaar, “ne peuvent le comprendre à cause de leurs propres privilèges et de leur manque de connaissance de la réalité du terrain.”
Le célèbre avocat Shyam Divan qualifie Aadhaar de “déshumanisant”, car il permet le déni de rations de nourriture aux pauvres quand leurs empreintes ne sont pas reconnues. En novembre 2018, les militants de la Campagne pour le droit à la nourriture (Right to Food Campaign) de l'État du Jharkhand ont rapporté le décès de dix-sept personnes qui n'avaient pas pu associer leurs cartes de rationnement à Aadhaar. Pourtant, le rapport État des lieux d'Aadhaar [pdf] affirme que pour 80 % des citoyens, “Aadhaar a rendu les rationnements du PDS, le MGNREGS et les retraites plus fiables.”[Le MGNREGS est le Système pour la garantie de l'emploi rural. Il garantit cent jours de travail salarié dans les foyers ruraux qui acceptent d'effectuer un travail manuel, NdT]. Il est important de comprendre que bien que les ratages du système paraissent faibles quand ils sont présentés en termes relatifs, ils touchent un nombre considérable de citoyens, car l'Inde en compte 1,3 milliards. “Il m'a fallu un an pour obtenir ma carte Aadhaar”, explique Manjula, femme au foyer saura lanjia du district de Gajapati, dans l'Odisha.
Unique, omniprésent et universel : caractéristiques ou failles systémiques ?
Nandan Nilekani, l'ancien directeur de l'Autorité publique indienne d'identification unique (UIDAI, voir encadré), qui a présidé au développement d'Aadhaar de 2008 à 2009, en avait détaillé ses trois piliers fondateurs : la singularité, l'omniprésence et l'universalité. Cependant, Dr Ramanathan avait participé à quelques unes des discussions dirigées par M. Nilekani et avait très tôt reconnu qu'Aadhaar n'allait pas être ce pour quoi il avait été conçu. Elle explique ainsi que :
- the “Unique’’ part was not to give a unique identity to every citizen but to use Aadhaar as a tool to identify them
- its “Ubiquitous’’ design was to link the records of every single resident of India that are scattered across databases
- the “Universal’’ feature makes every person feel compelled to enroll for Aadhaar, even though enrollment is marketed as voluntary
- l'aspect de “singularité” ne sert pas à donner une identité unique à chaque citoyen, mais à utiliser Aadhaar pour les identifier ;
- sa conception “omniprésente” sert à relier entre eux tous les dossiers de chaque résident d'Inde, pour l'instant dispersés dans plusieurs bases de données ;
- sa caractéristique “universelle” fait que chacun se sent obligé de s'enregistrer sur Aadhaar, bien que l'enregistrement soit présenté comme volontaire et libre.
“Dès le départ, il était clair que les gens qui allaient le plus souffrir allaient être les pauvres. La technologie n'a pas été testée mais a été imposée aux citoyens quand même. Ainsi, le projet tout entier a été propulsé sur les épaules des pauvres sans même savoir si une telle forme d'identification allait fonctionner ou pas. Aadhaar n'est pas une carte mais un numéro attaché à des données biométriques. Si la biométrie ne fonctionne pas, le numéro non plus”, ajoute-t-elle.
Pour R. Narayan, le modèle d'Aadhaar comporte de frappantes et dangereuses similitudes avec les structures de gouvernances mises en place par Staline ou Hitler. Il est affolé à l'idée de l'accumulation de données personnelles collectées par les services publics et privés utilisant Aadhaar.
Accès à l'information
Le manque d'accès à l'information est apparu comme un facteur principal de marginalisation pendant les entretiens de terrain. Ramani, une dame saura jurai de soixante-dix ans vivant dans le district de Rayagada, dans l'Odisha, se souvient de la façon dont elle et d'autres habitants illettrés de son village ont subi l'enregistrement à Aadhaar. Ils ont dû se fier à des fonctionnaires bilingues et à des tiers pour les aider à traduire. “Les annonces publiques sont faites par des Endia [ce terme vient de India et se rapporte ici à une sorte de crieur public bilingue, NdA], explique Dinabandhu, un vieil homme saura lanjia.
Sept cents langues existent en Inde (bien que seulement vingt-deux soient officiellement reconnues) et le taux d'alphabétisation est de 74,8 %, mais seules une douzaine de langues sont utilisées dans la mise en œuvre officielle d'Aadhaar. Ainsi, prétendre que 92 % des détenteurs d'une identité Aadhaar en sont satisfaits, et que 90 % ont confiance en la protection de leur données semble hautement ambitieux et irréalisable.
Malgré les énormes efforts mis en place pour faire d'Aadhaar la vérification de référence pour de nombres services publics et privés, la section 9 de la Loi Aadhaar de 2016, qui s'attache à l'utilisation de l'authentification comme preuve de citoyenneté et de domicile, a été qualifiée “d’inconstitutionnelle” par un verdict de la Cour suprême en décembre 2019. Pendant nos entretiens, de nombreuses communautés étaient heureuses de posséder leur propre “carte” Aadhaar, la considéraient comme un droit, et ne pouvaient plus imaginer leurs vies sans ce système.