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Le soir du Nouvel An, des militant·es du mouvement Vesna, un mouvement de jeunesse russe pro-démocratie, ont tenu des piquets solitaires [manifestation en solitaire, ndt] dans la ville d’Omsk, en Sibérie. Ces jeunes manifestant·es, qui célébraient le vingtième anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, avaient une seule question à poser au président russe : « Volodia [diminutif de Vladimir, ndé], n’es-tu pas fatigué ? »
Contre tout espoir, les militant·e·s ont publié leurs photos sur Facebook. Dans leurs posts, ils et elles se demandent si Poutine va suivre les traces du premier président russe, Boris Eltsine, en annonçant sa démission au réveillon du Nouvel An :
Так может сегодня случится новогоднее чудо, и он повторит слова Ельцина и сделает подарок для жителей страны? Увы, к сожалению, Путин не Дед Мороз и врядли способен на доброе волшебство, но с ролью Гринча он отлично справляетс.
Peut-être aurons-nous aujourd’hui droit à un miracle du Nouvel An ? Peut-être que [Poutine] va reprendre les mots d’Eltsine pour faire un cadeau aux habitants du pays ? Hélas, Poutine n’est pas le Père Gel [ndt : l’équivalent du Père Noël dans la tradition russe]. Il n’est pas vraiment capable de jeter de bons sorts, mais il fait un excellent travail dans le rôle du Grinch.
À la place, le discours du Nouvel An de Poutine a souligné que 2020 marquait le 75e anniversaire de la « Victoire de la Grande Guerre patriotique ». Le président russe n’a fait aucune mention de son propre « anniversaire ». Il a cependant appelé les nombreuses générations qui peuplent la Russe à se rassembler. Il est donc conscient de la fracture générationnelle qui divise le pays.
Dans l’ensemble, le jour des vingt ans du règne de Poutine s’est déroulé sans trop de cérémonie de la part du Kremlin. Mais à la lumière de la restructuration politique majeure annoncée par le président à la mi-janvier (des changements constitutionnels qui semblent préparer le terrain pour son maintien au pouvoir après son dernier mandat présidentiel en 2024), la durée de son règne a continué de susciter les conversations longtemps après l’« anniversaire ».
Dans un post Facebook, la journaliste Alexandra Garmazhapova, basée à Saint-Pétersbourg, a écrit qu’elle n’avait que dix ans quand Poutine est devenu président. Sa publication a suscité la réaction d’autres internautes, qui ont évoqué l’endroit où ils se trouvaient eux-mêmes à ce moment-là :
А теперь просто представьте, что когда Владимир Путин пришёл к власти, вы были молоды. Мне, например, было 10 лет – я ела кашу и слушалась маму.
Imaginez maintenant : quand Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir, vous étiez jeune. Moi, par exemple, j’avais dix ans, je mangeais du porridge et j’écoutais [ma] mère. — Alexandra Garmazhapova, Facebook, 18/01/2020 [ru]
Un utilisateur un peu plus âgé a ajouté cette réflexion :
Мне было 16, я не слушал маму, а слушал Ред Хот Чили Пепперс. Путин – да, 20 лет сидит, но сама система не меняется еще дольше Уже на тот момент было ясно, что долго ничего не будет меняться.
J’avais 16 ans, je n’écoutais pas [ma] mère, mais plutôt les Red Hot Chili Peppers. Oui, Poutine est au pouvoir depuis 20 ans. Pourtant, le système reste le même depuis bien plus longtemps. Même à ce moment-là, il était clair que rien ne changerait pendant une longue période. — Vladimir Plotnikov, Facebook, 19/01/2020 [ru]
Sur Twitter, Denis Orlov a fait remarquer que Poutine dépassait maintenant Leonid Brejnev, l’un des dirigeants de Moscou à la plus grande longévité (il est maintenant le deuxième, après Joseph Staline) :
только сейчас понял, что Путин за свои 20 лет правит больше Брежнева, который правил 18 лет, и это ещё не предел. В детстве по рассказам для меня казалось, что правление Брежнева – это нечто долгое. Пока не вырос и осознал, что сам живу уже сколько лет при одном человеке ?Denis Orlov (@DenisKuzbass) 26/01/2020 [ru]
[J’ai] attendu aujourd’hui pour comprendre qu’avec ses 20 ans au pouvoir, Poutine a gouverné plus longtemps que Brejnev, qui a s'est maintenu au pouvoir [pendant] 18 ans, et que ce n’est pas encore fini. Pendant [mon] enfance, j’avais l’impression, d’après les histoires que j’entendais, que le règne de Brejnev [avait duré] longtemps. Puis j’ai grandi, et j’ai réalisé que j’avais moi-même vécu pendant tant d’années sous le pouvoir d’un seul homme. — Denis Orlov (@DenisKuzbass), Twitter, 26/01/2020
Les générations plus âgées de Russie sont nées et ont grandi en Union soviétique, mais Poutine est probablement le seul dirigeant que les Russes de la génération du millénaire aient vraiment connu, tout du moins dans l’histoire de leur vie. Les enfants nés au début des années 2000 ont vécu leur vie entière sous le règne de Poutine. Lors de son passage de la présidence au poste de Premier ministre entre 2008 et 2012, ils grandissaient et allaient à l’école.
Tout au long de cette période, Poutine a renvoyé l’image d’une force stabilisatrice : il était le leader qui avait résolu le chaos des années 90, celui qui avait fait sortir la Russie du désordre provoqué par l’effondrement de l’Union soviétique. Cependant, deux générations déjà ont atteint l’âge adulte sous le règne de Poutine et n’ont pas de réels souvenirs du passé tourmenté qu’il aurait, dit-on, aidé à surmonter. Alors qu’experts et personnalités politiques se préparent à faire face à d’importants changements dans le système politique russe, la « génération Poutine » (поколение Путина), comme on l’appelle, acquiert progressivement la réputation d'être désengagée de la scène politique, ou en tout cas moins sensible à l’idée que n’importe quelle situation serait meilleure que les années 90, ces « années sauvages ».
Selon une enquête sociologique menée auprès d’écoliers et écolières âgé·es de 10 à 18 ans à travers le pays, 67 % des répondants n’ont aucun intérêt pour la politique intérieure. De plus, près de 75 % des répondants n’ont pas pu citer un seul homme politique suscitant leur sympathie ou leur respect. Seuls 15 % des jeunes interrogés ont cité Vladimir Poutine, et 1,9 % d’entre eux ont cité l’homme politique d’opposition de premier plan Alexei Navalny. Ce dernier devient ainsi encore moins populaire que le Premier ministre Dmitri Medvedev, récemment évincé, et cité par 2,8 % des répondants.
Il n’est probablement pas exagéré d’affirmer que le niveau d’engagement politique est généralement faible chez les enfants à travers le monde. Du côté des jeunes en âge de voter, les choses semblent cependant plus complexes.
Les discussions au sujet des tendances politiques des jeunes adultes en Russie ont réellement démarré en 2017-2018, au moment où les enfants nés en l’an 2000 ont commencé à atteindre l’âge adulte et à acquérir le droit de vote. Ces années ont coïncidé avec une vague de manifestations anti-corruption menées par Alexei Navalny, qui ont fait descendre des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Moscou et d’autres villes russes. La présence visible des jeunes lors des rassemblements a nourri les discussions sur la montée d’une jeune génération engagée en politique.
Dans une tribune écrite en 2018 pour le quotidien économique russe Vedomosti, le sociologue Denis Volkov expliquait que « contrairement aux générations plus âgées, les jeunes Russes consomment l’information de manière différente. Ils expriment progressivement leurs propres influences sociales et politiques ». Il notait aussi que « récemment, l’attitude politique des jeunes Russes a commencé à diverger par rapport à la “ligne générale” et aux perceptions de la génération de [leurs] parents. »
« La Russie sans Poutine » et « Poutine est un voleur » étaient des slogans populaires pendant ces manifestations. En outre, des études réalisées par le Centre Levada, une agence de sondage indépendante, montrent qu’à cette période, 42 % des répondants pensaient que Poutine était largement responsable de la corruption de haut niveau au sein du gouvernement russe. Ceci dit, des preuves anecdotiques indiquaient également que beaucoup de jeunes Russes réagissaient peu sur la question du maintien de Poutine au poste de président.
En 2019, Dasha Navalnya, la fille de Navalny, alors âgée de 17 ans, publiait sur sa chaîne YouTube une série d’interviews de jeunes de son âge qui abordaient des des thèmes politiques. Ces vidéos partagées avec le hashtag #ГолосМоегоПоколения (#VoixDeMaGeneration) ont fait des centaines de milliers de vues. Présentées selon leurs tendances politiques, du partisan de Navalny au « supporter de Poutine » en passant par le « fan de l’URSS », les personnes interviewées avaient été visiblement sélectionnées avec soin afin de fournir un large panel de réponses. Néanmoins, leurs réponses surprenantes évoquaient la diversité des opinions au sein de la génération Poutine.
Yuliya, 19 ans (une « fille apolitique ») affirme à Navalnaya qu’elle « ne pense pas à Poutine ». Elle concède cependant qu’il « est probablement un bon président », lui qui est au pouvoir depuis si longtemps. D’autre part, Kirill, 18 ans, qui est censé être un partisan de Poutine, choque son interlocutrice en disant avoir rejoint le mouvement de jeunesse de Russie Unie par pragmatisme, tout simplement pour favoriser sa future carrière.
Quelques mois seulement après la publication des vidéos par Navalnaya, les jeunes occupaient encore une fois le devant de la scène dans les manifestations. À l’été 2019, la Russie a connu une vague de manifestations à l’approche des élections locales, lors desquelles les candidat·es d’opposition indépendant·es ont été empêché·es de se présenter. Des centaines de jeunes ont été arrêtés et ces arrestations ont fait le tour de la toile. Les photographies d’Olga Misik, 18 ans, lisant la constitution devant une barricade de la police anti-émeutes, sont devenues virales. Un émouvant discours d’audience [en] prononcé par Egor Zhukov, 21 ans, a même été publié [en] dans le New Yorker. Ainsi, la jeunesse russe anti-Poutine semble se préparer à nouveau à la lutte.
Это Оля. Ей нет 18 лет. Её оставляют в ОВД до понедельника pic.twitter.com/3aN2OTuMEp Алексей Абанин (@aban_in) 27/07/2019
Voici Olya. Elle a 18 ans. Elle est en garde à vue jusqu’à lundi. — Alexei Abanin (@aban_in), 27/07/2019.
Pourquoi les Russes de la génération du millénaire descendent-ils dans la rue ces dernières années ? La sociologue Olga Zeveleva a sa propre théorie à ce sujet. Selon sa tribune sur le site d’information indépendant Meduza, « parmi les électeurs et les manifestants, de plus en plus de gens ont grandi sans avoir connu d’autre leader que Vladimir Poutine à la tête de la Russie. Les récits structurants utilisés par le Kremlin sur les dangers de l’ère pré-Poutine sont en train de perdre leur pouvoir de persuasion. De plus, les nouvelles campagnes de solidarité étudiante rendent les jeunes de la génération du millénaire encore plus visibles. »
En d’autres termes, les jeunes Russes qui s’opposent au système ne croient plus aux illusions de la rhétorique du Kremlin, et ils savent s’organiser. Mais une question se pose pourtant : vont-ils rester en Russie ?
Au lendemain des manifestations de l’an dernier, un autre sondage du Centre Levada a révélé une réalité choquante : 53 % des répondants âgés de 18 à 24 ans souhaitent partir vivre à l’étranger.
Compte tenu des changements constitutionnels que Poutine tente de faire passer, certains jeunes Russes craignent une multiplication des obstacles à leur participation à la vie politique.
Kirill Shamiev, doctorant et analyste à l’étranger, a rapidement montré qu’en vertu des changements proposés, les personnes dans son cas pourraient être écartées d’une candidature à la présidentielle :
25 лет постоянки на территории России, отсутствие за всю жизнь иностранного гражданства или вида на жительство в другом государстве. Интересно, будет ли это относиться к людям с разрешениями на временное проживание (учебные пермиты). Если да, то в 24-25 лет я стану второсортным гражданином. Kirill Shamiev, 15/01/2020.
[Les nouveaux amendements disposent qu’un candidat à la présidentielle doit justifier de] 25 ans de résidence permanente sur le territoire russe et de l’absence de détention, pendant toute sa vie, d’une citoyenneté étrangère ou d’un permis de séjour dans un autre État. Je me demande si cette consigne s’appliquera aux personnes détentrices d’un permis de résidence temporaire, comme un permis étudiant. Si c’est le cas, à 24 ou 25 ans, je deviendrai un citoyen de seconde zone. — Kirill Shamiev, Facebook, 15/01/2020
Les tentatives permanentes du Kremlin de censurer l’Internet sont un bon exemple de ce qui pourrait provoquer un retour de bâton politique de la part de la jeunesse russe. L’analyste politique Tatiana Stanovaya déclarait récemment [en] dans le Financial Times : « En Russie, la jeune génération fait preuve de très peu d’intérêt pour la politique. Elle est lasse du système et de ce qu’il représente… Mais elle est également sensible à toute manœuvre étatique concernant son espace personnel. Par exemple, si vous tentez de censurer leur utilisation des médias sociaux, ils vont se fâcher et s’engager contre cette mesure. »
Entre-temps, les jeunes activistes du mouvement Vesna ont fait des 20 ans de Poutine au pouvoir une source d’inspiration pour de nouveaux slogans lors de leurs campagnes de protestation.
Алтайская «Весна» вышла на пикет против конституционной «реформы»Под видом внесения поправок в Конституцию РФ граждане…
Geplaatst door Движение Весна / Vesna Movement op Zaterdag 25 januari 2020
Le 26 janvier 2020, certains d’entre eux ont organisé une nouvelle série de manifestations en solitaire en République de l’Altaï, en Sibérie occidentale, pour protester contre les propositions d’amendement de la Constitution. Cette fois, un de leurs slogans disait : « Poutine a dit qu’il fallait changer la Constitution, parce que la Constitution dit qu’il faut changer Poutine. »