COVID-19 : l'incertitude règne dans les territoires séparatistes de l'est de l'Ukraine

Olga Dolgochapko lit un communiqué devant un fond orné du logo du ministère de la Santé de la DNR

Olga Dolgochapko, « ministre de la Santé » de la DNR, lors d'une conférence de presse sur l'épidémie de coronavirus le 24 mars 2020. Capture d'écran de la vidéo Youtube “Подтвержденных случаев заболевания коронавирусной инфекцией нет, волна гриппа и ОРВИ пошла на спад“, « ministère de l'Information » de la DNR.

L'article original a été publié en anglais le 26 mars 2020. Le « ministère de la Santé » de la DNR a officiellement annoncé un premier cas de coronavirus le 31 mars.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en russe.

La paix se fait toujours attendre dans l’est de l’Ukraine, mais le coronavirus aussi. C’est du moins ce que prétendent les autorités autoproclamées de la République populaire de Donetsk (DNR), l’un des deux territoires sécessionnistes de cette région ravagée par la guerre. Lors d’une conférence de presse le 24 mars, la « ministre de la Santé » de la DNR, Olga Dolgochapko, a assuré qu’aucun cas de coronavirus n’y avait été confirmé à ce jour. Les médias d’État rapportent toutefois que 71 personnes sont « en observation » à l’hôpital et que 247 autres sont confinées. Le 25 mars, le « chef de l’État » Leonid Pasetchnik a déclaré que la République populaire de Louhansk (LNR) était elle aussi épargnée par le coronavirus. La « ministre de la Santé » de la LNR, Natalia Pachtchenko, a ajouté que 60 personnes étaient « en observation » dans le plus petit des territoires séparatistes.

Quelque trois millions de personnes vivent sous le contrôle des deux régimes séparatistes, qui se sont proclamés indépendants de l’Ukraine en avril 2014. La guerre qui s’est ensuivie a coûté la vie à plus de 3 000 civils et entraîné le déplacement de plus d’un million et demi de personnes. À ce jour, la communauté internationale considère toujours la DNR et la LNR comme parties intégrantes de l’Ukraine. Sans formellement reconnaître leur indépendance, la Russie soutient et oriente considérablement les régimes séparatistes sur les plans économique, politique et militaire.

Le reste de l’Ukraine est actuellement verrouillé : avec 162 cas confirmés [en] de coronavirus, le pays a fermé ses frontières. Dans le même temps, l’épidémie frappe fort en Russie, où plus de 840 cas [en] ont été confirmés et où les diagnostics de pneumonie se multiplient. Moscou a répondu le 17 mars en fermant toutes ses frontières [en], y compris avec l’est de l’Ukraine. Mais le 23 mars, tandis que la DNR fermait ses propres points de passage avec le territoire contrôlé par le gouvernement ukrainien, le premier ministre russe Mikhaïl Michoustine annonçait une exception à l’ordre du Kremlin : « à la lumière du blocus économique de ces territoires », il déclarait que la Russie ouvrirait sa frontière à tout résident permanent des régions de Donetsk et Louhansk, quelle que soit sa nationalité. Quoi qu’il en soit, les autorités séparatistes ne veulent prendre aucun risque, même pour leurs bienfaiteurs : depuis le 25 mars, le « ministère de la Santé » de la DNR impose même aux personnes en provenance de Russie et de la LNR de se confiner pendant 14 jours, qu’elles présentent ou non des symptômes.

On ne répétera jamais assez que le coronavirus et les restrictions visant à contenir sa propagation pourraient avoir des conséquences désastreuses pour les habitants de cette région déjà instable. Cela concerne notamment les personnes âgées, jusqu’à présent autorisées à traverser la ligne de front pour toucher les pensions de retraite que leur verse toujours le gouvernement de Kiev.

Comme si de rien n’était ?

Compliqué d’obtenir des informations exactes de Donetsk ou de Louhansk. Pratiquer un journalisme indépendant et critique des « autorités » y est difficile, voire impossible. Qui plus est, la couverture des territoires séparatistes par les médias ukrainiens peut elle aussi se révéler peu fiable.

CivicMonitoring, un projet financé par le ministère des Affaires étrangères allemand pour suivre les violations des droits humains dans l'est de l'Ukraine, relevait récemment [en] ceci :

While the separatists did not confirm any infections with the new virus, both sides used the crisis to spread disinformation about each other. The Donetsk separatists claimed on 11 March that tuberculosis and pneumonia were rampant among Ukrainian servicemen stationed along the Contact Line. And Ukrainian Interior Minister Arsen Avakov said on 13 March that there were 12 cases of infections in Horlivka, the second-biggest city inside the “DNR” – the Donetsk Health “Ministry” denied.

Si les séparatistes n'ont confirmé aucune infection au nouveau virus, les deux camps ont utilisé la crise pour répandre des mensonges l'un sur l'autre. Les séparatistes de Donetsk prétendaient le 11 mars que la tuberculose et la pneumonie étaient endémiques parmi les militaires ukrainiens postés le long de la ligne de contact. Deux jours plus tard, c'était au tour du ministre de l'Intérieur ukrainien, Arsen Avakov, d'affirmer que douze cas de coronavirus avaient été enregistrés à Horlivka, la deuxième plus grande ville de DNR. Une nouvelle démentie par le « ministère de la Santé » de Donetsk.

Dans le même temps, les médias fidèles aux « autorités » de la DNR et de la LNR assurent que la vie est relativement normale à Donetsk et dans ses environs. Ou du moins, aussi normale qu'elle puisse être après six ans de conflit armé et d'isolement. Les médias internationaux font des observations similaires : « Pendant six ans, nous avons pris l'habitude de vivre en situation de crise », déclarait une fleuriste de Donetsk à la chaîne allemande de télévision en ligne OstWest, le 20 mars. Des achats de panique ? Rien vu de tel, assurait-elle en haussant les épaules.

Certains signes montrent cependant que les choses ont changé depuis lors. Sur le réseau social russophone très populaire VKontakte, un membre du groupe Tipitchny Donetsk, consacré à l'actualité de la ville, a posté le 24 mars une photo de l'affiche placardée sur la porte de la Première banque républicaine, qui recommande à ses clients de porter un masque pour entrer. « Je travaille dans les matériaux de construction et on n'a plus aucun masque », répondait un autre utilisateur. Et bien que les médias d'État insistent sur les étagères pleines [en] des supermarchés, de récents posts en ce sens sur le même groupe suscitent des réponses incrédules : « Où est passé le sarrasin ? » « On ne trouve plus de lait à 17 roubles, il ne reste plus que les marques à 40 roubles ou plus. »

Avant même que le territoire ne ferme ses frontières, les « autorités » ont annoncé des mesures d'urgence. Le « chef de l'État » de la DNR Denis Pouchiline a décrété le 14 mars un état de « préparation renforcée », ordonnant l'affectation de personnel médical aux postes-frontières pour des contrôles de température systématiques des voyageurs. Il a également exigé que les personnes qui rentrent de pays affectés par l'épidémie se placent en auto-isolement pendant quatorze jours.

S'il n'est pas question de quarantaine ou de confinement généralisé, ces mesures encouragent bien la distanciation sociale. Depuis le 19 mars, écoles et jardins d'enfant sont tenus de passer à l'enseignement à distance. D'après le vlogueur de Donetsk Ivan Likhatchev, les cinémas et théâtres de la ville sont fermés depuis le 21 mars, bien que les transports publics fonctionnent toujours. Le décret de Pouchiline interdit aussi aux institutions comme les ministères des Sports et de la Culture d'organiser des événements publics impliquant plus de 1 000 participants, et ce jusqu'au 10 avril au moins.

Il semble néanmoins que le gouvernement, à l'image de Pouchiline lui-même, continue de se réunir comme à l'accoutumée :

A la veille de la Journée des travailleurs de la culture de la DNR, nous avons discuté avec les professionnels du secteur de leurs succès, de leurs difficultés, et de la nécessité pour l’État de les soutenir dans cette période difficile.

— Denis Pouchiline (@pushilindenis), Twitter, 24 mars 2020

Pandémie ou pas, Pouchiline affiche sa détermination à marquer le Jour de la Victoire, le 9 mai, par un grand défilé rassemblant des milliers de personnes pour commémorer la défaite de l'Allemagne nazie face à l'Union soviétique. Une parade qui revêt une importance particulière cette année : le « chef de l'État » a déclaré 2020 « année de la grande victoire » en décembre dernier.

Le dirigeant séparatiste a toutefois chargé ses collaborateurs d'envisager des « moyens alternatifs » d'organiser le défilé au cas où la situation se détériorerait. Sur VKontakte, les habitants de Donetsk fustigent son obstination à le maintenir, qualifiée d'irresponsable.

Un test grandeur nature

Si l'on en juge par les réseaux sociaux, les internautes de la DNR et de la LNR sont donc indéniablement conscients des dangers que pose le virus. Le « ministère de la Santé » de la DNR a d'ailleurs ouvert une hotline à l'attention des citoyen·ne·s. Mais il n'est pas difficile non plus de trouver des critiques sur le manque de préparation des « autorités » et leur gestion de la crise. Si les médias basés dans les territoires sécessionnistes assurent que les systèmes de santé locaux sont fin prêts, des médias ukrainiens comme le magazine en ligne Apostroph évoquent déjà des patients atteints de pneumonie et de détresse respiratoire aiguë dans les hôpitaux de Donetsk et Louhansk. Le 18 mars, la Défenseure des droits ukrainienne a affirmé sur Facebook [ua] que plus de 600 habitants des territoires séparatistes s'étaient plaints de symptômes grippaux auprès des autorités compétentes.

Les « autorités sanitaires » de la DNR n'ont ni confirmé ni démenti ces allégations. Le 16 mars, la « ministre » Dolgochapko a brusquement annoncé que plus de 40 personnes étaient mortes des suites de la grippe porcine depuis le début de l'année.

Ce qui est sûr en revanche, c'est que pour endiguer la pandémie de coronavirus, les deux territoires séparatistes dépendent largement de l'aide russe. S'appuyant sur une interview avec un infirmier de Donetsk, le magazine ukrainien Focus affirme que la ville ne dispose que d'une vingtaine de respirateurs. Contrairement à ce qu'assurent les médias séparatistes, les capacités locales pourraient ne pas être suffisantes pour produire en masse les masques et le désinfectant nécessaires. C'est peut-être la raison pour laquelle, selon plusieurs médias ukrainiens, une équipe médicale composée d'une quarantaine de spécialistes russes aurait inspecté les installations des territoires séparatistes pour évaluer leur préparation pour faire face à la pandémie. Les mêmes sources affirment que du matériel médical, acheminé par convoi, devrait être livré d'ici le 1er avril. On ne trouve aucune mention d'un tel convoi sur les sites d'information russes et séparatistes.

Le plus grand mystère est peut-être le plus évident : avant toute chose, de quels tests disposent les médecins locaux pour dépister le virus ? Dans son dernier point sur la situation médicale, Dolgochapko suggérait que plusieurs patients hospitalisés avaient déjà été testés, ce qui signifierait que la DNR est équipée pour le faire.

Les autorités ukrainiennes semblent sceptiques : dans son post Facebook, la Défenseure des droits Lioudmila Denissova indiquait qu'à sa connaissance, aucune des deux « républiques » ne disposait de tests permettant de distinguer les symptômes grippaux de ceux du coronavirus. Cette question est donc celle qui suscite le plus de spéculations dans les médias ukrainiens. Citant un haut fonctionnaire séparatiste en charge de la santé, Novosti Donbassa, un site d'information indépendant basé en Ukraine et alimenté par des journalistes qui ont fui la région après 2014, assure qu'en réalité la DNR ne dispose pas des infrastructures nécessaires pour analyser les prélèvements.

Si quelqu'un a fourni des kits de dépistage aux autorités séparatistes, c'est probablement la Russie. D'après l'agence de presse russe RBC, le 12 mars, Moscou a envoyé 800 kits de dépistage développés par l'institut « Vektor » à plusieurs États ex-soviétiques, ainsi qu'à la Mongolie et à l'Iran. Les journalistes de Novosti Donbassa notent que les médias contrôlés par les séparatistes ne se sont pas montrés pressés de l'évoquer :

Заметили, что телеканалы «ДНР» и другие СМИ стараются не афишировать, что имеющиеся тест-системы были получены из России. В сюжетах каналов из донецкой лаборатории об этом упоминалось только на одном канале, остальные — вырезали. Количество тест-систем вообще никто не называет.

Nous avons remarqué que les chaînes de télévision de la DNR et les autres médias s'efforçaient de ne pas crier sur tous les toits que ces kits de dépistages venaient de Russie. Parmi tous les reportages télévisés sur le laboratoire de Donetsk, seule une chaîne a mentionné cette information, les autres l'ont coupée. Quant au nombre de kits, personne n'en a parlé.

Dejourny po Donbassou, Telegram, 26 mars 2020

Après avoir rompu avec le reste de l'Ukraine, les dirigeants de la DNR et de la LNR vont donc très probablement se retrouver dépendants de l'aide russe pour repousser la pandémie. Peu importe à qui incombera la tâche, on ne peut qu'espérer qu'elle connaisse un certain succès. Car si quelque chose peut encore surmonter les divisions politiques, c'est bien l'espoir que les civils cessent de mourir dans le Donbass.

Comme le souligne un utilisateur de VKontakte :

Да в любом случае он у нас будет, это нужно понимать. Поэтому надо готовить тест-системы, койки, аппараты ИВЛ и набирать дополнительный мед. персонал. А просто надеяться на то, что нас обойдёт стороной – слишком наивно.

Il faut bien comprendre une chose : dans tous les cas, [le virus] arrivera jusqu'à nous. C'est pourquoi il nous faut des kits de dépistage, des lits, des respirateurs, du personnel médical supplémentaire. Il serait trop naïf de se contenter d'espérer qu'il passe à côté sans nous toucher.

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