Que savons-nous de la « Grande muraille électronique » de l'Inde ?

Les forces de l'ordre s'apprêtent à intervenir à Srinagar, lors d'un affrontement avec des étudiants

Scène d’affrontement entre les forces de sécurité et les étudiants de l’Islamia College of Science and Commerce de la ville de Srinagar. Image de Ieshan Wani, reproduite avec autorisation.

L’article d'origine a été publié en anglais le 10 février 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient à des pages en anglais, ndlt]

Après cinq mois de suspension des services internet au Jammu-et-Cachemire, sous juridiction fédérale indienne [fr], seule une partie des services a pour l’heure été rétablie suite à l’intervention de la Cour suprême de l’Inde le 10 janvier, qui avait qualifié cet acte d'« inconstitutionnel ». « Le libre accès à internet est un droit fondamental » avait déclaré le juge N. V. Ramana lors du verdict rendu par les magistrats.

Cette coupure internet est la plus longue jamais observée dans le monde pour une démocratie. Elle est considérée par les experts comme un signe potentiellement avant-coureur de l’émergence de la « Grande muraille électronique de l’Inde ». Le terme « Grande muraille électronique » est utilisé pour désigner l'ensemble des outils législatifs et techniques déployés par le gouvernement chinois pour contrôler les informations en ligne, notamment en bloquant l'accès aux services étrangers et en empêchant tout contenu politiquement sensible de pénétrer le réseau domestique.

Alors que le pare-feu chinois s’est mué en une infrastructure de censure d'internet particulièrement sophistiquée, celui de l’Inde ne s’est pas encore développé en une structure complexe à grande échelle. Les tactiques de contrôle de l’information en ligne du pays consistent notamment à interdire des services et des sites web, à fermer l’accès à internet et à exercer une pression sur les réseaux sociaux pour la suppression de contenu pour des motifs arbitraires.

301 sites web mis sur liste blanche

Selon les informations rapportées par internetshutdowns.in, un projet qui répertorie les coupures internet en Inde et créé par l'organisme juridique à but non-lucratif Software Freedom Law Centre, les restrictions imposées le 4 août 2019 sont les plus longues jamais enregistrées dans le pays. Elle ne furent levées qu’à Kargil le 27 décembre 2019 alors que le reste du pays était encore privé d’accès.

En plus des services internet habituels, les lignes fixes ainsi que les communications mobiles avaient aussi été bloquées. Bien que les « utilisateurs vérifiés » de la vallée du Cachemire aient pu bénéficier de la couverture 2G le 25 janvier 2020 pour 301 sites web autorisés (153 au départ, plus tard étendus à 301), les réseaux sociaux, réseaux privés virtuels (VPN) restaient interdits d’accès.

L’administration du Jammu-et-Cachemire a ordonné le rétablissement des services 2G pour environ 300 sites web mis sur liste blanche. Nous nous sommes entretenus avec @iamtanzeelkhan à ce sujet et voici ce qu’il a pu nous confier sur la situation actuelle au #Cachemire #LetTheNetWork

[vidéo en anglais sans sous-titres] Résumé : Tanzeel Khan explique que, malgré la levée partielle des restrictions ordonnée par une décision de justice, les gens n'ont toujours pas accès à internet, y compris certains des sites mentionnés sur la liste blanche. D'autre part, la connexion 2G est trop lente pour charger certains sites. Lorsque l'identification à un service se fait via un compte Facebook (par exemple sur Flickr), l'accès est également impossible, étant donné que les réseaux sociaux sont bloqués.

Internetshutdowns.in a aussi tweeté le 4 février 2020 que certains des 301 sites autorisés restaient malgré tout inaccessibles.

Le 25 janvier 2020, l’ordre a été donné par l’administration du Jammu-et-Cachemire d’autoriser l’accès au réseau 2G pour 301 sites homologués. Nous avons demandé à un utilisateur d’accéder à certains de ces sites web en 2G.
Voici les résultats que nous avons obtenus. #LetTheNetWork #KeepItOn #JammuetCachemire

[vidéo] Partage d'écran d'un utilisateur cherchant à accéder au site jkbankonline.com, sans succès.

Des recherches indépendantes ont révélé de nombreuses facettes de cette liste blanche comme la violation des règles de neutralité du net indien, le népotisme politique et la surveillance potentielle via la préférence d’utilisation de l’application JioChat, qui  appartient au conglomérat Reliance et qui d’après les médias aurait été privilégiée par le gouvernement dirigé par Narendra Modi  – alors que des services de messagerie cryptés de bout en bout tels que WhatsApp ont été interdits.

La « Grande muraille électronique » indienne

D’après les faits rapportés par The Logical Indian au 30 janvier 2020, les services haut débit seront rétablis seulement après la création d’un prétendu pare-feu des réseaux sociaux. Il est difficile de savoir pour l’heure si ces restrictions ne concerneront que la province du Cachemire ou s’étendront également à d’autres territoires de l’Inde.

Nazir Ahmad Joo, directeur général de Bharat Sanchar Nigam Limited (BSNL), un opérateur public de téléphonie mobile, a déclaré à la plateforme d’actualités en ligne que l’entreprise planchait actuellement sur le développement d’un « pare-feu ».

We have called a team of technical experts from Noida and Banglore who are working over creating a firewall to thwart any attempt by the consumers to reach to the social media applications[..]

Nous avons fait appel à une équipe d’experts techniques de Noida et Bangalore pour la création d’un pare-feu visant à contrer toute tentative de connexion aux applications de réseaux sociaux […]

Les fournisseurs d’accès tels que les opérateurs internet et mobiles ont été invités par le gouvernement à installer des « pare-feux nécessaires » et à mettre sur liste blanche toute une série de sites autorisés dans une ordonnance datée du 13 janvier 2020.

La Cour suprême de l’Inde se prononce sur la liberté d’expression

Après avoir examiné de nombreuses requêtes concernant les coupures d'internet, la Cour suprême indienne a acté le 10 janvier que ces coupures imposées étaient non seulement en violation de la législation sur les télécoms en Inde, mais allaient aussi à l’encontre des droits fondamentaux à la liberté d’expression et au droit à l’exercice d’une activité commerciale via internet, dont la protection constitutionnelle est garantie par l’Article 19 de la Constitution.

Lire aussi : La Cour suprême de l'Inde déclare inconstitutionnelle l'interdiction d'Internet au Jammu-et-Cachemire

Pendant ce temps, la coupure internet partielle se poursuit dans la région du Cachemire malgré le verdict prononcé par la Cour suprême le 10 janvier. Ironiquement, l’ordonnance du ministère de l’Intérieur de Jammu-et-Cachemire mentionné plus haut a été imposé le lendemain de la décision de la cour.

Ces restrictions débutent alors que le Bharatiya Janata Party [fr] (BJP), parti politique de droite disposant d’une majorité dans l’Alliance démocratique nationale [fr] (NDA), a obtenu l’abrogation de l’Article 370 de la constitution indienne. Cet Article conférait à l’ancien État de Jammu-et-Cachemire un statut spécial ainsi qu’une autonomie accrue par rapport aux autres citoyen·ne·s du reste du pays. Parmi les restrictions imposées figurait notamment l’interdiction pour tout·e citoyen·ne extérieur·e à la région de Jammu-et-Cachemire d'y faire l’acquisition d’un bien. Suite à son abrogation, l’ancien État fut alors divisé en deux territoires de l’Union (régions administratives sous contrôle fédéral) : Jammu-et-Cachemire et Ladakh.

Ieshan Wani, journaliste et éditeur pour Global Voices a ainsi tweeté le 5 février :

Coupure partielle à #Srinagar alors que 6 mois se sont écoulés aujourd’hui depuis l’abrogation de l’Article 370 de la Constitution par le Parlement et la division de l’ancien État en deux territoires de l’Union. Depuis le 5 août, les dirigeants des partis politiques dont trois anciens ministres en chef sont toujours en détention. #Cachemire

Nikhil Pahwa, rédacteur en chef de l’agence de presse en ligne Medianama met en évidence le fait que cette coupure partielle ouvre la voie à la légitimation du blocage des infrastructures ainsi qu’à la censure arbitraire et secrète d’internet. Les restrictions deviennent floues, certains sites étant autorisés. Par ailleurs, cette situation permet aux agents du gouvernement de surveiller les activités des utilisateurs, et les violations de la neutralité ainsi que des droits numériques et autres droits humains en sont facilitées.

Suppression de contenu

Afin de resserrer son contrôle, le gouvernement indien envisage également d’adopter une loi qui obligerait les réseaux sociaux à censurer tout contenu jugé illégal.

L’amendement aux règles de 2018 relatives aux technologies de l’information détaille la façon dont les agents du gouvernement indien peuvent exiger des réseaux sociaux et des entreprises telles que Google, Facebook, Twitter et TikTok qu’elles suppriment tout contenu jugé illégal, y compris pour des motifs vagues tels que la diffamation, l’obscénité, l’invasion de la vie privée et l'incitation à la haine.

Il existe de nombreux autres exemples illustrant la manière dont le régime actuel manipule les lois en imposant des sanctions visant à réduire au silence les critiques du gouvernement. Ainsi, la mère d’une enfant de 11 ans et la directrice pédagogique de l'école primaire qu'elle fréquentait ont été arrêtées en raison de la participation de la jeune fille à une pièce de théâtre critiquant le nouvel amendement à la Loi sur la citoyenneté. Un agent de police aurait exigé que Twitter censure les tweets d’un utilisateur qui l’accusait d’avoir consulté des sites pornographiques.

L’Inde au bord du gouffre : Nazbunnisa, la mère d’une élève d’un 11 ans, et Fareeda Begum, directrice pédagogique de l’école, ont été arrêtées par la police le 30 janvier pour sédition, en raison d'une représentation théâtrale exprimant un désaccord avec Modi et contestant ses lois discriminatoires sur la citoyenneté.

Pour aller plus loin, consultez le dossier spécial de Global Voices sur la situation au Cachemire.

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