En Tunisie, un projet de loi controversé visant à condamner la diffusion en ligne d'informations « fausses » et « douteuses », vient d'être retiré après de vives protestations de la part de citoyen·ne·s et de groupes de défense des droits de la personne.
Le projet de loi, initié par le député Mabrouk Korchid, du parti Tahya Tounes (membre de la coalition gouvernementale actuelle) et soutenu par 46 autres députés, a pris de court nombre de Tunisien·ne·s, alors que le pays est en plein confinement lié à la pandémie de COVID-19.
Il était question de proposer des amendements [ar] aux articles 245 et 247 du code pénal tunisien visant à « prévenir les atteintes à la réputation et la détérioration de l’environnement démocratique », se référant à l’Allemagne et à la France comme exemples de démocraties qui ont déjà légiféré contre les « fake news ».
Toutefois, le libellé du projet de loi, dense et vague, violerait les garanties constitutionnelles de la liberté d’expression et les normes internationales en matière de droits humains. Il serait contraire à l'article 31 de la constitution [en] tunisienne qui défend la liberté d’opinion, de pensée, d’expression et de publication et interdit toute censure préalable sur ces libertés, et à l'article 32 qui assure le droit d’accès aux réseaux d’information et de communication. La Tunisie est d'ailleurs signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) [en]
Le projet de loi prévoyait une peine de prison de deux ans et une amende de 10 000 à 20 000 dinars tunisiens (environ 3 500 $ à 7 000 $ US) contre des « utilisateurs de réseaux de communication et de plateformes de médias sociaux », reconnus coupables d’avoir divulgué « un contenu faux ou douteux ».
Celles et ceux qui enfreindraient cette disposition pendant une période électorale ou dans les six mois qui la précèdent verraient leur peine doublée, tout comme les utilisateur·ice·s qui diffuseraient ce type de contenu en dissimulant leur identité.
De plus, les modifications proposées donneraient au procureur public de larges pouvoirs pour « surveiller » les crimes électroniques et découvrir leurs auteurs. Pendant les périodes électorales, le procureur serait alors tenu de « prendre toute mesures préventives nécessaires » pour empêcher ces diffusions.
Le projet de loi, daté du 12 mars 2020, a été présenté au Parlement le 29 mars. Ses partisans demandaient qu’il soit examiné d’urgence sous prétexte que les élections régionales du pays sont prévues en 2021. Cependant, dès que le projet de loi a été rendu public, ses partisans se sont vus opposer une réaction négative des citoyen·ne·s très en colère sur les réseaux, et des groupes de défense des droits des personnes.
Le lendemain de la présentation du projet de loi dont il est l'auteur, Korchid annonçait |en] le retrait « momentané » du texte en raison des conditions sanitaires actuelles.
Plusieurs députés ont alors déclaré |ar] qu’ils retiraient [ar] leur signature. D’autres enfin, comme le député indépendant Safi Said, ont affirmé [en] que la version du projet de loi qu'ils avaient soutenu était différente de celle qui a finalement été présentée.
Combattre la désinformation, préserver la liberté d’expression
Il ne fait aucun doute que la désinformation est un problème crucial en Tunisie, comme partout ailleurs dans le monde. Les inquiétudes concernant l’impact de ces contenus sur le processus électoral et la fragilité de la démocratie du pays sont apparues au grand jour lors des élections présidentielles et législatives de l’année dernière. Pendant la période électorale, les réseaux sociaux ont été envahis de rumeurs politiques infondées et de fausses nouvelles, particulièrement sur Facebook.
Bien que les élections soient terminées, les rumeurs ont continué [ar] à se répandre, tandis que le pays luttait contre la propagation du COVID-19, qui à la date du 7 avril avait déjà infecté [ar] 628 personnes et fait 24 morts. Cela a incité le ministère de la Santé à publier une déclaration [ar] le 29 mars, prévenant que toute personne qui « colporterait des rumeurs et des informations mensongères » s'exposerait à des poursuites, et ce afin de protéger la santé publique.
Mais si combattre la désinformation est un objectif légitime, museler davantage la parole publique ne ferait que restreindre considérablement les droits des utilisateur·ice·s à exprimer librement et démocratiquement leurs opinions et à accéder à l’information. Par conséquent, les progrès démocratiques accomplis par la Tunisie ces dernières années après le renversement du régime de Ben Ali en 2011 seraient totalement remis en cause.
Dans un manifeste [ar] publié le 30 mars par 24 organisations de la société civile, des droits humains et des groupes de défense de la liberté de la presse, dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et le Syndicat général des travailleurs tunisiens, l’Association tunisienne pour la défense des libertés individuelles et le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), mettent en garde :
ولئن كان التصدي للأخبار الزائفة أمرا مشروعا، إلا أنه لا يجب أن يتحول إلى مطية لضرب الفصلين 31 و32 من الدستور التونسي عبر استعمال عبارات فضفاضة كالتي وردت في المقترح
Si la lutte contre les fausses nouvelles est légitime, elle ne doit pas se transformer en prétexte pour violer les articles 31 et 32 de la constitution tunisienne en utilisant des expressions vagues comme celles qui apparaissent dans le projet de loi.
De son coté, la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle du pays (HAICA), en appelle [en] à une approche multipartite pour lutter contre les erreurs et la désinformation :
موضوع الأخبار الزائفة يجب أن يطرح في إطار حوار واسع يجمع كافة المتدخلين من مختصين وهياكل مهنية ومؤسسات إعلامية ومكونات مجتمع مدني لإيجاد الحلول الكفيلة بالتصدي لهذه الظاهرة دون المساس من جوهر الحق في حرية التعبير في تناسق تام مع مقتضيات الفصل 49 من الدستور التونسي
Le thème des fausses nouvelles devrait être abordé dans le cadre d’un vaste dialogue rassemblant toutes les parties prenantes, qu’il s’agisse d’experts ou de structures professionnelles, les institutions médiatiques et la société civile pour trouver des solutions à ce phénomène sans porter préjudice au principe du droit à la liberté d’expression, en parfaite harmonie avec les exigences de l’article 49 de la constitution tunisienne.
L’article 49 stipule [en ; pdf] que les restrictions aux droits et libertés garantis par la constitution « ne peuvent être tolérées que pour des raisons nécessaires à un État civil et démocratique », et les limite à des besoins légitimes telles que la protection des droits d’autrui, les exigences d’ordre public ou de santé publique, etc., « à condition qu’il y ait proportionnalité entre ces restrictions et l’objectif recherché ».
Cette tentative récente de limiter les droits de liberté d’expression et d’information en ligne des Tunisien·ne·s a certes été de courte durée. Il n'empêche que la menace n'est pas écartée. En effet, Korchid a rappelé [en] que le projet de loi n'était retiré que « pour l'instant », et se déclarait « convaincu » que celui ci ne portait pas atteinte aux libertés. Il est donc tout à fait possible que les législateurs tentent de le soumettre à nouveau, dans sa version actuelle ou ou autre.
En outre, bien que la Tunisie ait réalisé des progrès louables en matière de droits humains depuis 2011, d'autres lois subsistent, qui restreignent toujours la liberté d’expression et ne respectent pas les normes internationales.
L’article 86 du Code des télécommunications [fr] prévoit que toute personne reconnue coupable de « nuire ou de perturber la vie d'autrui par tout moyen de communication » encourt jusqu’à deux ans de prison. Le Code pénal [fr] contient des dispositions qui condamnent la diffamation et la diffusion de contenus « susceptibles de porter atteinte à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».
Au lieu de contraindre davantage la parole publique, le Parlement tunisien devrait s'employer à modifier et à abolir les restrictions susmentionnées. Seules des mesures qui renforcent la transparence du gouvernement et renforcent la confiance des citoyen·ne·s en ses institutions — et un environnement favorable aux médias et aux libertés de la presse — peuvent lutter contre la désinformation, sans porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux.