Une metteuse en scène féministe fait l'objet de poursuites judiciaires à l'est de la Russie

Dessin Yulia Tsvetkova, critiquant l'article 242 du code pénal.

“Mon corps, c'est pas du porno !” affiche la manifestante. Et le policier de s'interroger : “ça rentre dans l'article 242 ?”. Cet article du Code pénal russe concerne l'élaboration et le partage de contenus pornographiques. Image de Yulia Tsvetkova, utilisée avec autorisation.

Cette interview a été initialement publiée par oDR, la rubrique d'openDemocracy sur la Russie et l'espace post-soviétique. Elle est reproduite sur ce site avec autorisation, et a été revue pour des questions de longueur et de style.

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en russe, ndlt.

« J'ai le sentiment que de nos jours, il y a beaucoup de prisonnières politiques invisibles : des mères, des épouses etc. qui ont un poids considérable sur les épaules à cause des procès politiques » explique l'artiste russe Yulia Tsvetkova qui a été qualifiée de prisonnière politique par l'association de défense des droits humains Memorial. « Les prisonniers politiques sont des héros, mais le soutien de ces femmes passe inaperçu. »

Yulia Tsvetkova devant un palais de justice. Photo de Yulia Tsvetkova.

Cette metteuse en scène de théâtre féministe et militante pour les droits LGBT a eu le temps d'y réfléchir. En octobre 2019, elle a subi un interrogatoire dans sa ville natale, Komsomolsk-sur-l'Amour, et, en novembre, ses posts sur les réseaux sociaux ont entraîné des fouilles de son appartement et de son théâtre à la recherche d'éléments pornographiques ; après quoi elle a été accusée de partager des contenus pornographiques et assignée à résidence le 23 novembre 2019.

Dans le cadre de l'enquête, Yulia Tsvetkova a également été accusée de « propagande homosexuelle » chez les mineurs et condamnée à payer une amende de 50 000 roubles (646 dollars US). Elle est à l'origine de plusieurs projets éducatifs à Khabarovsk, ainsi que d'un théâtre pour la jeunesse, de groupes en ligne sur le féminisme et l'éducation sexuelle destinés aux jeunes et d'un groupe autour des Monologues du vagin [la pièce de théâtre d’Ève Ensler], qui met en avant le pouvoir et la singularité du corps féminin.

Au mois de mars cette année, un conseil général a réduit les charges contre Yulia Tsvetkova et a levé l'assignation à résidence tout en lui interdisant de quitter le pays. Elle est toutefois toujours accusée de diffuser de la pornographie en raison des contenus éducatifs illustrés qu'elle a publiés, ce qui pourrait lui valoir une peine de deux à six ans de prison.

Nous avons demandé à Yulia comment un projet éducatif sur le corps féminin l'avait menée jusqu'à une cour pénale, et comment cette coqueluche de la presse locale était devenue une persona non grata dans sa ville natale, dans le kraï de Khabarovsk.

openDemocracy (OD) : Pourquoi pensez-vous que l'assignation à résidence a été levée ? Pourquoi maintenant et est-ce que cela vous a surprise ? 

Юлия Цветкова: Новостью стало, такого решения не было ни в прогнозах адвоката, ни в моих собственных. Я думаю, что частично это произошло из-за бюрократических процессов. Моим делом в течение трех с лишним месяцев занималось дознание, и буквально полторы недели назад поменялась подследственность моей статьи, вместо дознания пришло следствие. Меня должны были по новой вызвать, но этого не случилось. Судья обратил на это внимание, а прокурор, к моему абсолютному удивлению, поддержал нашу сторону.

Изначально следствие запрашивало ужесточение условий моего домашнего ареста, вплоть до запрета общаться с людьми и использовать интернет, поэтому все могло быть совершенно иначе. Я не могу назвать это оттепелью или позитивной динамикой, возможно что это совпадение, таких случае было очень много.

Yulia Tsvetkova (YT) : Oui, j'ai été surprise. Ni moi ni mon avocat ne nous y attendions. Je pense que c'est en partie une question de procédure bureaucratique. L'enquête a duré trois mois et demi et, il y a exactement dix jours, ils ont modifié l'article en vertu duquel j'avais été condamnée et ont préféré ouvrir une instruction. Ils étaient censés m'arrêter une nouvelle fois, mais cela ne s'est pas produit. Le juge voulait poursuivre sur cette voie, mais le procureur, à mon grand étonnement, s'est rangé de notre côté.

Au début, les enquêteurs avaient demandé que mon assignation à résidence soit commuée en une interdiction de communiquer d'une quelconque manière et d'accéder à internet. Ainsi, les choses auraient pu prendre une toute autre tournure. Je n'ose pas appeler ça un assouplissement ou une dynamique positive. Il pourrait s'agir tout simplement d'une coïncidence : cela arrive souvent.

OD : Mais l'affaire n'est pas encore classée ?

Да, сейчас я нахожусь в статусе подозреваемой, у меня есть уведомление о подозрении в совершении преступления, за якобы распространение порнографии. Некоторые СМИ некорректно указывают, что мне до сих пор не предъявили обвинение — это происходит в самом конце следствия перед судом, когда следствие уже закончено и есть обвинительный акт, то есть сейчас мне фактически и не могут его предъявить, пока рано.

YT : Non, je suis maintenant officiellement une suspecte. J'ai reçu un avis de suspicion pour le crime de partage de contenus pornographiques. Certains médias ont affirmé à tort qu'aucune accusation n'avait encore été retenue contre moi, mais celles-ci sont toujours annoncées à la toute fin de la procédure auprès du tribunal, lorsque l'enquête est close et qu'il y a inculpation. Il est donc encore un peu tôt pour cela.

OD : Dans votre post Facebook sur votre libération sous assignation à résidence, vous avez écrit que le parquet avait « de grands projets » vous concernant. Que vouliez-vous dire ?  

Во время суда следователи, запрашивая продление моего ареста, перечислили все то, что они собираются сделать в рамках дела, а именно: допросить мою маму, подписчиц группы “Монологи вагины”, проверить мои аккаунты и привлечь большое количество экспертиз: искусствоведческую, психиатрическую, компьютерную. Возможно у меня будет второй эпизод, но это пока неточно. Но очевидно, что дело закроют нескоро.

YT : Durant les séances, le parquet a demandé une prolongation de mon assignation à résidence tout en détaillant ce qu'il prévoyait pour les audiences : interroger ma mère et les membres du groupe « Les Monologues du Vagin », vérifier mes comptes et convoquer plusieurs expert·e·s en art, psychiatrie et informatique. Il se pourrait que je sois arrêtée une seconde fois ; ce n'est pas encore très clair, mais l'affaire ne va pas être classée de sitôt.

OD : Comment s'est passée votre assignation à résidence ?

Моя жизнь под домашним арестом изменилась настолько радикально, насколько это возможно. Я люблю гулять, много езжу по разным делам и внезапно оказалась запертой в четырех стенах — это серьезное испытание, и я не представляла, насколько это будет тяжело. Мой арест сильно ударил по быту. Неожиданно для меня и моей мамы, с которой мы живем в одной квартире, оказалось, что домашними делами вроде покупки продуктов занималась я, а тут вдруг я не могу, а она работает.

У меня был доступ в интернет, поэтому я писала тексты и рассказывала о своем опыте, читала книги. Почти два месяца у меня ушло на борьбу за лечение зубов, все было как в тумане из-за боли и обезболивающих. Плюс еще много юридических терминов пришлось изучать, так как в последнее время я пишу много заявлений сама, это интересный опыт.

YT : Ils n'auraient pas pu bouleverser ma vie davantage, même en déployant tous leurs efforts. J'aime me promener et je voyage souvent pour diverses raisons, mais tout à coup j'étais enfermée entre quatre murs : c'était un véritable supplice. Je ne pensais pas que ce serait si dur. L'assignation à résidence a eu beaucoup d'impact sur ma vie quotidienne. Je vis avec ma mère, et nous nous sommes soudain rendu compte que c'était moi qui m'occupait des tâches ménagères comme des courses pendant qu'elle travaillait, ce que je ne pouvais plus faire.

En réalité, j'avais accès à internet, alors j'écrivais des articles sur ce que je ressentais et je lisais des livres. J'ai mis presque deux mois à soigner mes dents : j'étais comme dans une sorte de brouillard sans douleur ni anesthésiants. De plus, je devais me familiariser avec le jargon juridique, puisque j'avais moi-même à écrire plusieurs déclarations, ce qui fût une expérience intéressante.

OD : Depuis combien de temps recevez-vous des menaces du mouvement homophobe Pila protiv LGBT [en] (Saw contre les LGBT, nom inspiré du film d'horreur Saw [fr]) ? Que fait la police à ce sujet ? 

Сама “Пила” существует несколько лет, с 2017-2018 года — я в тот момент еще не была в активизме — и ни одно ведомство России, включая ФСБ и Центр по борьбе с экстремизмом по какой-то причине не может найти авторов этих писем (“Пила против ЛГБТ” — гомофобное движение, участники которого предлагают нападать на ЛГБТ-активистов и получать за это гонорары — прим. openDemocracy). Искали, подавали заявления.

В первый раз “Пила” мне угрожала летом 2019 года. Тогда я вместе с другими активистами со всей России, которые были в так называемом “списке Пилы”, подала заявление, и только недавно ФСБ ответила, что состава преступления нет. Забавно, что показания по этому делу у меня брал тот же полицейский, который впоследствии стал инициатором моего уголовного и административного дела. То есть человек собирает на меня информацию для уголовного дела против меня, и параллельно ему же я должна рассказывать какие-то подробности, чтобы он меня защищал.

18 марта мне на почту пришли новые угрозы, в которых был прописан мой адрес с номером квартиры. На этот раз они вымогают 250 биткоинов до 31 марта и угрожают убийством. Из полиции (после первых угроз) пришли спустя полтора месяца и сказали, что ничего не могут сделать, посоветовали мне не выходить из дома и завести собаку. Во время разговора они спрашивали лишь о том, рисовала ли я порнографию и сплю ли я с женщинами, так что боюсь, что обращаться к ним за помощью бессмысленно. В то же время, когда на меня пишут заявления хейтеры или гомофобы, они рассматриваются за два дня. Если кто-то решил, что это какая-то смешная шутка — окей, но давайте найдем этого человека и скажем ему, что так не надо.

YT : Le mouvement « Saw » existe depuis quelques années ; il est apparu en 2017-2018. Je n'étais pas militante à ce moment-là, et pas une seule institution – pas même le FSB (Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie) ou le Centre de la lutte contre l'extrémisme – n'a réussi à trouver les auteur·e·s de la lettre de menace que j'avais reçue. Nous avons dû chercher par nous-même, avant de porter plainte.

J'ai été menacée pour la première fois durant l'été 2019, lorsque j'ai déposé une plainte avec d'autres militant·e·s provenant de différentes régions russes qui figuraient dans la fameuse « liste Pila ». Ce n'est que récemment que le FSB est revenu vers moi pour me dire qu'il n'y avait pas de quoi les inculper.

Ce qui est assez drôle, c'est que je devais fournir des preuves de ces menaces au flic qui avait ouvert la procédure pénale et administrative à mon encontre. En d'autres termes, cet homme rassemblait des pièces incriminantes à mon sujet, tout en me demandant de lui apporter des éléments qui jouaient en ma faveur.

Le 18 mars, de nouvelles menaces sont arrivées par la poste, mentionnant mon nom et mon adresse. Cette fois-ci, les auteur·e·s demandaient 250 bitcoins avant le 31 mars, sans quoi ils me tueraient. La police a attendu six semaines après les premières menaces pour me dire qu'ils ne pouvaient rien faire et m'ont conseillé de ne pas quitter mon domicile et de prendre un chien. La seule chose qu'ils voulaient savoir pendant l'entretien était si je faisais des dessins pornographiques et si je couchais avec des femmes. Il aurait donc été vain de leur demander de l'aide. D'un autre côté, lorsque je reçois des courriers homophobes, ils règlent le problème en deux jours. Si quelqu'un veut blaguer, ce n'est pas grave ; mais allons tout de même voir le plaisantin pour lui dire que ce n'est pas drôle.

[Note de la rédaction : Yulia Tsvetkova a signalé sur Facebook le 2 avril avoir reçu d'autres menaces du mouvement Saw.]

OD : Qui vous a aidée lorsque vous étiez assignée à résidence et de quelle manière ? 

У меня часто спрашивают, чем помочь. Это действительно страшно, когда у человека в жизни происходит что-то очевидно несправедливое и он остается с этим один на один. Находясь под арестом я поняла, что самая эффективная помощь кому-то, кто находится в заключении — под домашним арестом, в СИЗО, в тюрьме — это личное общение. Ведь по сути все, что делает полиция — это лишает человека слова. Они обвиняют в преступлениях, которых человек не совершал, и никто не пытается услышать другую сторону.

Меня лично огласка спасала несколько раз, и я видела, как менялось отношение полиции ко мне в лучшую сторону, когда о моем деле начали говорить. И в этом плане активное включение людей, личное общение очень сильно помогает, но это делают далеко не все. Нужно не бояться и писать. Это урок, который я вынесла лично для себя, потому что я не последний политзек в истории этой страны, и думаю о том, что могу делать дальше, чтобы поддерживать остальных.

YT : Les gens me demandent souvent comment ils peuvent me venir en aide. C'est terrible lorsque vous êtes face à une situation manifestement injuste et que vous devez l'affronter seule. Lorsque j'étais assignée à résidence, j'ai réalisé que la meilleure aide que l'on pouvait recevoir dans ce genre de circonstances – qu'il s'agisse d'une assignation à résidence, d'une détention provisoire ou d'une incarcération – était tout simplement le contact humain. Tout ce que la police cherche à faire, c'est de vous priver de votre droit à la parole. Ils vous accusent de crimes que vous n'avez pas commis et personne n'est là pour prendre votre défense.

Réussir à me faire entendre m'a sauvée plus d'une fois. J'ai vu les policiers adopter une autre attitude à mon égard lorsque cette histoire a commencé à être relatée. Dans ce genre de situation, l'intervention active et la communication individuelle avec d'autres personnes sont d'une grande aide, mais peu de gens s'impliquent dans ces histoires-là. Il faut ne pas avoir peur et écrire. C'est une leçon que j'ai retenue, car je ne suis pas la dernière prisonnière politique de ce pays et je réfléchis à comment soutenir les autres.

OD : Comment percevez-vous votre image de prisonnière politique ? 

По факту для меня ничего не изменилось, не было такого, чтобы я заснула и проснулась другим человеком. В самом начале ареста я читала книгу Олега Навального “Три с половиной” про то, как он сидел в колонии. Я удивлялась, как такой интеллигентный, культурный человек может погружаться в тюремную повестку и чуть ли не восхищаться ей. И буквально через два месяца я везде говорю про себя как про политзаключенную, пишу друзьям “С арестантским уважением, с сестринским теплом”. Я считаю, что тут нет никакого выбора, кроме как принять это и сделать частью себя.

Для меня стало сюрпризом, что в среде некоторых активистов есть зависть к статусу политзека. Сейчас это является гарантом качества что ли, меня это пугает и расстраивает. Если человек преследуется по политическим причинам, значит он хороший, значит он какой-то супер правильный. Конечно, это лучше, чем осуждение или молчание, но я считаю, что не нужно идеализировать этот статус.

YT : Rien n'a vraiment changé pour moi. Ce n'est pas comme si je m'étais métamorphosée du jour au lendemain. Au début de mon assignation à résidence, j'ai lu le livre Three and a Half d'Oleg Navalny, dans lequel il évoque le temps qu'il a passé dans une colonie pénitentiaire. J'étais étonnée de voir à quel point un homme aussi intelligent et cultivé pouvait porter autant d'intérêt à la vie en prison et presque l'apprécier. Deux mois plus tard, je parle toujours de moi en tant que prisonnière politique et je signe mes lettres à mes ami·e·s d'un « Avec l'estime et l'amitié profondes d'une détenue ». Je n'ai pas d'autre choix que de l'accepter et de l'intégrer à mon histoire.

J'étais surprise de voir que certain·e·s militant·e·s enviaient le statut de prisonnier politique. C'est devenu une sorte de titre honorifique, ce qui m'effraie et me laisse perplexe. On dirait qu'être persécuté·e pour des raisons politiques fait de vous quelqu'un de bien, qui agit toujours de manière juste. Bien sûr, c'est mieux que de le condamner ou de taire son histoire, mais il ne faut pas non plus idéaliser cette place.

OD : Jusque récemment, les femmes étaient moins susceptibles que les hommes d'être persécutées pour des raisons politiques en Russie. Est-ce que c'est en train de changer ? Avez-vous le sentiment que votre statut de femme prisonnière politique est singulier dans ce pays? 

У нас патриархальная страна, и логично, что в женщинах не видят достаточно силы и угрозы режиму. Я слышала очень много высказываний в свой адрес, мол, как-так, ты же девочка, тебя здесь тут закрыли, а должны были закрыть меня, потому что я крутой и сильный мужик.

В то же время, оказавшись внутри ситуации я узнала, что по близким заключение ударяет очень сильно, может быть даже сильнее, чем по самому заключенному. Это как в моем случае — пока я сижу дома и праведно страдаю за дело, всю нагрузку по быту, по юридическим вопросам и жизни несет моя мама. Мне кажется, что у нас в стране сейчас очень много невидимых женщин-политзаключенных: это матери, жены, те женщины, которые из-за политических процессов несут на себе дичайшую нагрузку. Про них особо не говорят и не пишут, а если и пишут, то как про “чьих-то мам”, “чьих-то жен”. Политзеки — это герои, а это так, невидимый обслуживающий персонал.

Да, эти женщины не являются официально признанными политзаключенными, но без их помощи продержаться невозможно. Если государство преследует детей, оно преследует и матерей этих детей. В этом плане они точно такие же жертвы системы, и здесь еще можно поспорить, кто больше.

YT : La Russie est un pays patriarcal ; il est donc logique que les femmes soient perçues comme moins puissantes et moins menaçantes pour le régime. J'ai beaucoup entendu : « Ils t'ont démolie parce que t'es une fille, mais c'est à un mec fort et futé comme moi qu'ils auraient dû se frotter. »

En même temps, en vivant cette situation, j'ai découvert à quel point la détention pouvait peser sur les familles, peut-être même plus que sur les détenu·e·s. Prenez mon exemple : je suis chez moi en souffrance au nom d'une cause, pendant que ma mère doit s'occuper de toutes les tâches domestiques ainsi que des questions juridiques et du quotidien en général. J'ai le sentiment que de nos jours, il y a beaucoup de prisonnières politiques invisibles : des mères, des épouses etc. qui ont un poids considérable sur les épaules à cause des procès politiques. Elles ne sont pas mentionnées, ou alors seulement comme « la mère » ou « la femme » d'un tel. Les prisonniers politiques sont des héros, mais le soutien de ces femmes passe inaperçu.

Ces femmes ne sont pas reconnues officiellement comme des prisonnières politiques, mais elles jouent un rôle essentiel dans ces situations-là. Si le gouvernement s'en prend à des enfants, il s'en prend également à leur mère. Ce sont aussi des victimes du système, et qui peut décréter quelle victime souffre le plus ?

OD : Où en est-on de la persécution des militant·e·s et de celles et ceux qui parlent ouvertement des minorités sexuelles, du féminisme, des droits humains et de la sexualité ? Selon vous, jusqu'à quel point ces sujets sont-ils tabous en Russie et comment cela peut-il changer à l'avenir ? 

Я тот человек, которого начали преследовать из-за спектакля про гендерные стереотипы “Розовые и голубые”, который я ставила в качестве режиссера в театре “Мерак”. Мне кажется, это уже о многом говорит.

Я считаю, что очень многое зависит от культуры, точнее от ее отсутствия. Например, ко мне во время ареста приезжала скорая, и во время осмотра фельдшеры расспрашивали меня о моем уголовном деле, о том, правда ли я педофилка. Это не плохие люди, они не злые, это просто бескультурье. Людям любопытно — я могу это понять, в нашем городе мое дело абсолютно беспрецедентное. Из-за стрижки меня раза четыре спросили на улице мальчик я или девочка. В этот момент я испытываю шок и растерянность, люди просто не понимают, что мне становится некомфортно, что волосы не определяют половую принадлежность.

Почти на каждом допросе в полиции возникает вопрос моей ориентации. Например, необходимость провести обыск у меня был связан с тем, что я лесбиянка. Что касается моего дела, то тут действует убеждение, что женское тело является общественной собственностью. Я слышала от тех же полицейских, что, мол, как же так, нужно детей рожать, а она здесь вагину выставила. Даже если бы мне захотелось выставить свою вагину, это мое право, это моя вагина.

Самое интересное, что это убеждение одобряется на государственном уровне, взять те же поправки в конституцию о браке как союзе мужчины и женщины, не говоря уже о навязывании родов — это все создает определенный культурный пласт. Сейчас все говорят про коронавирус, и никто не говорит про эпидемию ВИЧ. Я не знаю, сколько лет упорной работы нужно будет, чтобы поднять эту проблему на государственный уровень, чтобы ввести в школах уроки сексуального просвещения.

YT : C'est à d'abord moi qu'ils s'en sont pris lorsque j'ai monté le spectacle Bleu et Rose sur les stéréotypes de genre au théâtre Merak. Je pense que ça en dit long.

Je crois que c'est souvent lié à la culture ou, plutôt, à l'inculture. Par exemple, j'avais besoin d'une ambulance après mon arrestation, et les soignant·e·s qui m'ont examinée m'ont posé des questions sur l'affaire et m'ont demandé si j'étais pédophile. Ces personnes ne sont pas mal intentionnées ; elles ne savent simplement pas de quoi elles parlent. Les gens sont curieux, ce que je peux comprendre : c'est une affaire sans précédent dans notre ville. À cause de mes cheveux courts, on m'a demandé à quatre reprises si j'étais un homme ou une femme. Je suis à chaque fois choquée et gênée, mais personne ne remarque mon embarras ni ne conçoit qu'une coupe de cheveux n'ait rien à voir avec le genre.

La question de mon orientation sexuelle revient presque à chaque interrogatoire de police. La nécessité d'un examen physique, par exemple, est uniquement liée à mon homosexualité. Dans ce cas précis, il semble aussi que le corps féminin soit perçu comme une propriété publique. J'ai entendu des flics épiloguer sur le fait que nous étions censées faire des enfants au lieu d'exhiber notre vagin. Mais même si je voulais exhiber mon vagin, c'est mon droit et ça reste mon vagin.

Ce qui est plus intéressant encore, c'est que cette idée est ratifiée par le gouvernement. Prenez les amendements de la Constitution russe qui définissent le mariage comme une union entre un homme et une femme, sans oublier l'absolue nécessité de faire des enfants : tout cela crée une strate culturelle. En ce moment, tout le monde parle du coronavirus, mais personne ne mentionne la propagation du VIH. Je ne sais pas combien de batailles nous devrons mener pour que les dirigeants s'y intéressent et mettent en place des cours d'éducation sexuelle dans les écoles russes.

OD : Qu'est-ce qu'on dit de cette affaire dans votre région natale ? 

Есть те, кто меня поддерживает, но в основном это люди, которые знают меня лично. Слова поддержки это не то, что здесь можно часто услышать, больше осуждения и неприятных вещей. Сейчас я в городе персона нон грата, про меня нельзя говорить, обо мне нельзя писать, меня нельзя публично защищать. Многим здесь не нравилось то, чем я занималась, но масштаб был совсем другой.

Наш город очень маленький и закрытый, темы феминизма или ЛГБТ здесь никогда не были приятными. У нас было много инициатив помимо секспросвета, например, мы делали экологический проект — фотографировали мусор в городе и выкладывали все это в паблики. Нас обвиняли в том, что это неправда и проблема преувеличена. Любая честная вербальная позиция сталкивается здесь с негативом.

У нас нет политического активизма как такового. Даже девушки, которые называют себя феминистками, боятся организовывать мероприятия и, честно, я не могу их за это винить, находясь под тремя делами и только-только сняв браслет с ноги. Сейчас некоторые выходят на одиночные пикеты против поправок в конституцию, но они точно так же сталкиваются с преследованием, хейтом и давлением полиции.

Я прекрасно понимаю всех, кому страшно. Мне повезло работать в частных структурах, но если человек работает на предприятии и занимается активизмом или протестной деятельностью, его увольняют в два щелчка — это еще один фактор, который сдерживает людей от проявления инакомыслия даже в каких-то мелочах. В городе приняли ничего не видеть и ничего не говорить.

YT : Certains me soutiennent, même s'il s'agit souvent de personnes que je connais bien. Il est certain que je n'ai pas beaucoup de messages encourageants, plutôt des jugements ou des remarques désobligeantes. Je suis devenue une persona non grata dans ma ville natale, mon nom n'est jamais mentionné et personne ne peut écrire sur moi ni me défendre publiquement. Beaucoup de gens n'appréciaient pas ce que je faisais, mais ça n'avait pas la même envergure.

C'est une ville de très petite taille et les habitants sont assez fermés : personne n'a jamais dit de bien du féminisme et des droits LGBT. Nous avons entrepris plusieurs actions, outre le projet d'éducation sexuelle : nous avons mené un projet pour l'environnement en prenant des photos de déchets sur les trottoirs et en les postant sur Facebook. On nous accusait de mentir et de dramatiser. Ici, les gens ne sont pas enclins à débattre franchement sur un sujet.

Nous n'avons pas vraiment d'activisme politique. Même les jeunes femmes qui se disent féministes ont peur d'organiser des rassemblements, ce que je comprends lorsqu'on enchaîne trois boulots et qu'on vient tout juste de se libérer de ses chaînes. Certaines personnes manifestent maintenant seules contre les amendements récents de la Constitution, mais elles doivent ensuite faire face à la persécution, à la haine et aux pressions de la police.

Je comprends que les gens aient peur. J'ai eu la chance de travailler dans des structures privées, mais si un·e employé·e d'une entreprise s'engage ou proteste au service d'une cause, elle ou il peut être licencié·e en un claquement de doigt. C'est une autre raison pour laquelle les gens préfèrent ne pas se montrer réfractaires, même de façon mesurée. Ils et elles ont fait vœu de cécité et de silence.

OD : Quels sont vos projets pour l'avenir ? Allez-vous vous remettre à l'activisme, au théâtre, aux activités en ligne et aux projets éducatifs ?  

У меня нет соображений насчет будущего, все же есть шанс, что меня закроют на срок от двух до шести лет. Деятельность мою здесь уничтожили на корню. Всего, что я делала последние два года, больше нет. Сейчас у меня такой период, когда у меня нет чего-то прошлом, но еще нет чего-то в будущем. Есть некоторые наметки, проекты, которыми бы я мечтала заняться, но сейчас это нереально. Однозначно я хочу заниматься театром и правозащитой в России или за ее пределами.

YT : Je n'en ai aucune idée. Il n'est pas impossible que j'aille en prison pour deux à six ans. On m'a coupé l'herbe sous le pied. Tout ce que j'avais accompli ces deux dernières années a été détruit et je n'ai toujours rien préparé pour l'avenir. Il y a des idées et projets que j'adorerais poursuivre, mais ce n'est pour l'instant pas réaliste. Je suis néanmoins certaine de vouloir reprendre le théâtre et continuer à militer pour les droits humains en Russie ou ailleurs.

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