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Russie : déluge de poursuites contre les « fake news » liées au COVID-19

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Catastrophe naturelle/attentat, Censure, Gouvernance, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Santé, COVID-19, RuNet Echo, Advox
La Place rouge de Moscou désertée en raison du COVID-19.

À Moscou, la Place rouge est désertée pendant l'épidémie de COVID-19. 17 avril 2020. Photo de Marc Bennetts, avec son aimable autorisation.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais.

La Russie se retrouve une fois de plus au cœur d'un scandale de « fausses nouvelles ». Depuis février, certains médias accusent Moscou d'avoir orchestré une campagne internationale de désinformation [1] sur le coronavirus. Des soupçons également exprimés le 18 mars dans une note [2] [controversée [3], N.d.T.] des services extérieurs de l'Union européenne. Ces gros titres pourraient aisément faire oublier que les autorités russes livrent aussi leur propre version de la « guerre contre la désinformation » — fondée sur leur propre définition des « fausses informations ».

À l'heure où nous écrivons ces lignes, d'après l'université Johns Hopkins [4], la Russie compte plus de 68 000 cas confirmés de coronavirus. Le pays a mis en place de strictes mesures de confinement. Moscou a pourtant fait figure d'exception pendant plusieurs semaines, avec un nombre de morts nettement plus faible [5] que dans d'autres grands pays et un taux d'infection étonnamment bas, malgré des tests relativement nombreux. Ces données ont suscité de nombreuses spéculations [6], notamment sur l'efficacité de ces tests. Le 21 mars encore, tandis que les hôpitaux commençaient à déborder de formes inhabituellement sévères de pneumonie [7], le pays ne déclarait que 306 cas de coronavirus. Et la présidente d'un syndicat de médecins, Anastasia Vassilieva, s'exclamait : « J'ai le sentiment qu'on nous ment. »

À mesure que la pandémie s'intensifiait en Russie, certains citoyens ont commencé à mettre en doute [8] les chiffres officiels. C'est sans doute cette tendance qui a poussé le président Vladimir Poutine à démentir [9] [ru] les rumeurs faisant état de milliers de cas en Russie, le 4 mars, et à déclarer qu'elles étaient certainement instillées « depuis l'étranger » pour semer la panique au sein de la population.

Ces débats autour du nombre d'infections sont au centre de la première passe d'armes notable sur les « fausses informations » depuis le début de l'épidémie. Le 20 mars, la radio indépendante L’Écho de Moscou a dû effacer de son site internet [10] [ru] l'enregistrement et la transcription d'une discussion avec le politologue Valery Solovieï. La demande émane du gendarme des médias russes, le Roskomnadzor, qui deux jours plus tôt a menacé [11] [ru] de blocage ou de retrait de licence ceux qui publient de « fausses informations » sur le coronavirus. Sans préciser quelle expression il reproche à L’Écho de Moscou, le Roskomnadzor explique [12] [ru] qu'il est de son devoir de « supprimer les informations inexactes touchant à des sujets d'intérêt général et susceptibles d'occasionner un trouble majeur à l'ordre public ». Il semble clair que ce qui a suscité l'ire des autorités est l'estimation par Solovieï que le coronavirus a déjà fait 1 600 victimes en Russie, et le parallèle qu'il trace entre la gestion de la crise par le Kremlin et la réponse soviétique à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986.

Au même moment, un site d'information de Magadan, dans l'Extrême-Orient russe, s'attire lui aussi les foudres du Roskomnadzor. Le 20 mars, Govorit Magadan est menacé d'une lourde amende pour un article affirmant qu'un homme y est peut-être mort du coronavirus. Bien que personne n'ait pu confirmer que cet homme était infecté, le site campe sur sa position : comme le déclare [13] [ru] un de ses rédacteurs cité par l'agence d’État RIA Novosti, « si l'on suit le raisonnement [de l'accusation], soit ce patient n'a pas été hospitalisé, soit les médecins ne le pensaient pas infecté, soit il n'est pas mort. Or, d'après ce que nous tenons tous de source officielle, ces trois faits ont été confirmés ».

Le 12 avril, le Roskomnadzor ordonne [14] [ru] à l'édition locale du grand quotidien national Kommersant à Oufa, dans l'Oural, de supprimer un article rapportant qu'un millier de tombes ont été creusées pour les victimes du coronavirus dans un seul cimetière de la ville. Quatre jours plus tard, c'est au tour du parquet général, invoquant des « inexactitudes », de faire dépublier [15] [ru] un article du journal Novaïa Gazeta qui critiquait la gestion de la crise par les autorités tchétchènes. Son auteure, Elena Milachina, a entre temps été menacée [16] [ru] publiquement par le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov.

Cette tendance n'affecte pas que des publications : ces dernières semaines, plusieurs individus ont également été accusés d'avoir partagé des « informations inexactes sur des sujets d'intérêt général ». Autrement dit sans le jargon juridique, des « fake news ».

Les fausses informations punies par la loi

Depuis mars 2019, en Russie, une loi interdit de « diffuser des informations inexactes sur des sujets d'intérêt général en les faisant passer pour véridiques ». Cette innovation juridique, introduite en même temps qu'une interdiction « d'offenser » les autorités [17], rend les fausses informations passibles d'amendes administratives. Son application est cependant restée rare et erratique — du moins jusqu'au mois de mars 2020, qui a vu le nombre de poursuites exploser.

Le 1er avril, en même temps qu'il pénalise la violation des mesures de confinement suivie de décès, le président Vladimir Poutine fait monter les enchères en promulguant une nouvelle loi qui fait de la diffusion de fausses informations un délit pénal. Les peines peuvent désormais aller jusqu'à deux millions de roubles [soit près de 25 000 euros, N.d.T.] et cinq ans de prison. L'amende pourra être portée à cinq millions de roubles [plus de 62 000 euros, N.d.T.] si la diffusion d'informations inexactes interfère avec la bonne marche des services essentiels.

D'après Stanislav Seleznev, juriste de l'organisation de défense des droits humains Agora, une des pierres d'achoppement [18] [ru] de cette loi est que les autorités doivent pouvoir prouver que les prévenus savaient l'information fausse avant de la diffuser. Une seule personne paie en outre pour toute la chaîne de diffusion, alors que l'information mensongère gagne du poids à chaque partage. Surtout, Seleznev et ses collègues craignent que cette loi ne crée un effet d'intimidation dangereux pour la liberté d'expression. Depuis trois semaines qu'elle est entrée en vigueur, RuNet Echo dénombre pas moins de six poursuites pénales pour « diffusion de fausses informations ».

Une résidente de Saint-Pétersbourg, Anna Chouchpanova, est la première [19] à avoir été visée : le 2 avril, dans un message posté sur le groupe VKontakte « Nouvelles de Sestroretsk », elle avait affirmé qu'un patient diagnostiqué positif au coronavirus par une clinique de la ville avait été renvoyé chez lui par les transports en commun. L'avocat de Chouchpanova, Pavel Yasman, a déclaré au site d'information Meduza qu'il était impossible de prouver que sa cliente avait diffusé une fausse information en connaissance de cause, puisqu'elle était convaincue que sa source était fiable. Activiste d'opposition, Chouchpanova se dit par ailleurs convaincue d'être poursuivie du fait de ses activités militantes.

Les forces de l'ordre semblent toutefois préférer continuer de recourir aux procédures administratives, plus simples à mettre en œuvre : pas moins de douze d'entre elles ont été engagées depuis le tour de vis du 1er avril. Essentiellement, là aussi, contre des internautes ayant mis en doute les données officielles concernant la pandémie sur les réseaux sociaux.

Le 9 avril, la police de Saint-Pétersbourg ouvrait ainsi une enquête contre Vladimir Vorontsov, l'administrateur du groupe VKontakte « Défenseur des droits des policiers ». Le post incriminé, publié une semaine plus tôt, assurait que 70 % des pensionnaires de l'Institut de formation du FSB à Saint-Pétersbourg avaient été infectés par le coronavirus. Vorontsov a déclaré [20] [ru] à l'agence de presse RBC qu'il avait appris l'existence des poursuites à son encontre via la chaîne de télévision RT, et que VKontakte avait déjà supprimé le post en question avant qu'il ne puisse l'examiner. Plus récemment, le 21 avril, un jeune homme de Sourgout, en Sibérie occidentale, a été accusé [21] [ru] de « diffusion de fausse information » pour avoir estimé sur les réseaux sociaux que les autorités locales abusaient de leur autorité lorsqu'elles arrêtaient des individus sains pour non-respect du confinement.

Mais des poursuites sont aussi lancées contre des propos plus dangereux : le 15 avril, un homme de 38 ans a été arrêté [22] [ru] à Vladikavkaz, en Ossétie du nord, pour une vidéo dans laquelle il incitait ses concitoyens à braver le confinement en assurant que cela ne les mettrait pas en danger.

Une chose est sûre : avec le COVID-19 sur toutes les lèvres, les autorités russes ne peuvent appliquer leurs nouvelles lois à tous les internautes qui expriment une opinion controversée sur la pandémie. Elles n'en ont sans doute pas l'intention. Le site d'information MBK-Media, proche de l'opposition, a affirmé le 15 avril avoir mis la main [23] [ru] sur une note de l'administration présidentielle préconisant de « faire des exemples » en punissant « quelques blogueurs » et « une poignée de médias ».

Il n'est donc pas étonnant que certains internautes voient derrière la multiplication des poursuites une application sélective de la loi. Ainsi du vlogueur Alexandre Thorn, mis en cause pour une vidéo satirique moquant les diverses théories du complot qui circulent sur le COVID-19 :

Les amis, je fais l'objet d'une ENQUÊTE PÉNALE pour le clip humoristique d'hier, dans lequel je me MOQUAIS des théories du complot prétendant que le coronavirus est sorti d'un laboratoire russe. De quoi je suis accusé ? Fake news sur l'origine du virus. @sledcom_rf [le Comité d'enquête fédéral], ça va bien la tête ? ))) *se cache derrière son canapé*

— Alexandre Thorn (@AlexanderThorn_), Twitter, 7 avril 2020 [25]

Le contraste est d'autant plus frappant avec la nomination [26] du docteur Alexandre Miasnikov à la tête du Centre d'information sur le coronavirus, une institution d’État. Habitué des plateaux de l'éditorialiste pro-Kremlin Vladimir Soloviev, Miasnikov a plusieurs fois assuré, en février-mars, que la Russie ne serait pas touchée par la pandémie, que celle-ci était « saisonnière » et qu'elle serait terminée d'ici la mi-avril. Des propos sur lesquels il est ensuite revenu, affirmant qu'il n'avait fait que recommander d'attendre le seuil de l'immunité de groupe. Diriger la lutte contre les « fausses informations » liées au coronavirus fait désormais partie de ses attributions.

Le docteur Alexandre Miasnikov, alias « les Russes n’attrapent pas le COVID », va donc intégrer la cellule de crise anti-coronavirus. Dites, ils sont tous comme ça chez vous, ou vous avez choisi le plus sensé pour communiquer avec le public ?

— Alexandre Pliouchtchev (@plushev), Twitter, 15 avril 2020 [28]

Pour votre sécurité, ne dites rien

La Russie n'est pas la seule à vouloir lutter contre ceux qui diffusent des informations inexactes susceptibles de porter atteinte à la santé publique. Mais à mesure que les poursuites se multiplient au civil comme au pénal, les défenseurs des libertés en ligne soulignent que la nouvelle loi est surtout utilisée contre ceux qui questionnent ouvertement les statistiques et le récit officiels de la lutte contre le coronavirus.

Dans l'immédiat, tout internaute russe qui aurait envie de partager son opinion sur la pandémie serait bien inspiré de tenir compte des conseils de Sarkis Darbinian, cofondateur de l'ONG de défense de la liberté de l'information en ligne Roskomsvoboda. Voici ce qu'il suggérait dans une interview [29] [ru] à la chaîne de télévision Dojd, le 11 avril :

    • Не публиковать информацию, которая отличается от официальных данных оперативного штаба или государственных органов. Даже со ссылкой на слова знакомых;
    • Не шутить про коронавирус — у полиции и прокуратуры нет никакого чувства юмора, и за любую шутку, которая не соответствует официальной информации властей, могут привлечь к ответственности;
    • Если вы все-таки решили пошутить или выразить свое мнение о коронавирусе, отличное от официального, стоит поставить дисклеймер/хештег с указанием на это. Это объясняется тем, что в таком случае следствию «придется анализировать не только контент, но и комментарий самого пользователя о том, что к его сообщению не надо относиться серьезно.
  • Ne publiez aucune information divergeant des données officielles fournies par la cellule de crise ou les autres institutions gouvernementales. Même si elle se fonde sur le témoignage d'une de vos connaissances.
  • Ne plaisantez pas sur le coronavirus. Ni la police ni le parquet n'ont le sens de l'humour, et votre responsabilité pourrait être engagée pour la moindre blague ne reflétant pas les informations officielles.
  • Si vous décidez malgré tout de plaisanter ou d'exprimer une opinion sur le coronavirus divergeant de la ligne officielle, assortissez-la d'un avertissement en ce sens. Ainsi les enquêteurs ne devront pas seulement tenir compte du contenu, mais aussi du commentaire de l'internaute précisant lui-même qu'il ne faut pas le prendre au sérieux.

Retrouvez toutes les publications de Global Voices sur la pandémie de COVID-19 dans notre dossier spécial [30].