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Nigeria : les habitant·e·s des bidonvilles de Lagos déplacé·e·s suite à des expulsions brutales

Catégories: Afrique Sub-Saharienne, Nigéria, Développement, Droits humains, Economie et entreprises, Ethnicité et racisme, Gouvernance, Guerre/Conflit, Manifestations, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Politique
Deux enfants traversent le bidonville de Makoko à bord d'une pirogue. [1]

Des jeunes à bord d'une pirogue naviguent dans le bidonville de Makoko. Phototaphie prise dans la lagune de Lagos, au Nigéria, le 11 juin 2017. La communauté vit dans la crainte d'être la prochaine cible d'une série d'expulsions touchant les quartiers précaires de la lagune. Source :  Wikimedia Commons, sous licence CC.BY-SA.4.0.

L’article d'origine [2] a été publié en anglais le 31 janvier 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

Le mardi 21 janvier 2020, dans la métropole de Lagos, au Nigeria, les habitant·e·s des bidonvilles sur pilotis de Tarkwa Bay et Okun Ayo ont été sommé·e·s de quitter leurs foyers [3] sous un délai de deux heures.

La marine nigériane a investi les deux bidonvilles de manière coordonnée, avant d'ouvrir le feu en l'air. Ce qui fût initialement interprété comme un exercice militaire par l'un des responsables locaux s'est avéré être un programme d'expulsion particulièrement brutal, à l'issue duquel 4 500 personnes se sont retrouvées sans domicile.

FLASH INFO : Plusieurs signalements font état de nouvelles démolitions en cours à Tarkwa Bay. La marine nigériane a mobilisé les pelleteuses initialement positionnées à Okun Ayo pour procéder à de nouvelles expulsions et détruire d'autres logements. FAITES ENTENDRE votre voix sur #SaveTarkwaBay avant qu'il ne soit trop tard: @NaijaFederation @AmnestyNigeria

[photos] Les débris des habitations démolies jonchent le sol : planches, briques, plaques de tôle ondulée.

Plusieur·e·s habitant·e·s ont rapporté des actes de violence, ce qui a conduit la Fédération Nigériane des Bidonvilles et de l'Habitat Informel, en alliance avec le groupe de défense des droits humains Just Empower Initiative (JEI), à prendre position en publiant un communiqué [12] dont voici un extrait : 

Several persons reported violence and that at least one resident was shot in the leg and excavators reportedly began working in Okun Ayo community bringing down buildings, with military stationed to stop any entrance to that area.

Des témoins ont rapporté des épisodes violents, incluant une blessure par balle chez un habitant touché à la jambe. Nos sources indiquent que les engins de démolition ont entamé le démantèlement des cabanons dans la région d'Okun Ayo, avec un dispositif militaire verrouillant l'accès à la zone.

Sur Twitter, A.S. Elijah a lancé l'alerte concernant ces expulsions récentes : 

Portraits d'habitant·e·s expulsé·e·s du quartier de Tarkwabay. Les membres de l'une des plus anciennes communautés de l'île de Lagos (ils y sont implantés depuis la Seconde Guerre mondiale) se retrouvent contraint de squatter dans les quartiers voisins.

RT #le logement est un droit humain #Villes Inclusives #cessez les expulsions #documentaires photographiques @justempower @kikimordi @ayosogunro

La marine nigériane a affirmé [22] que les ordres d'expulsion émanaient des autorités compétentes, et qu’ils avaient pour objectif de stopper le pillage des pipelines avoisinants. Cependant, aucun département administratif spécifique n'a été cité, et aucun éventuel programme d'indemnisation destiné à soutenir les victimes n’a été mentionné.

Les habitant·e·s des bidonvilles méprisé·e·s

À Lagos, la cité la plus densément peuplée du Nigeria, les expulsions répétées ne sont pas un phénomène récent. Depuis 2013 [23] [pdf], avec l’expansion rapide de la mégalopole, les bidonvilles, majoritairement peuplés par des travailleurs du secteur de la pêche ou des individus aux revenus modestes, voient leurs structures détruites fréquemment. Cette tendance laisse supposer que l'administration de l'État de Lagos a consenti à ces expulsions.

Les autorités ne dissimulent pas leur mépris envers les communautés des bidonvilles, les privant d'accès à des services essentiels, tels que l’électricité, depuis des décennies. En octobre 2016 [24], l'administration de l'État de Lagos a émis des menaces de démolition à l'égard de tout abri de fortune ou habitat informel établi dans la lagune de Lagos.

Ces communautés sont perçues par les forces de l'ordre comme une menace pour la santé et l'ordre public, alors que, dans bien des cas, ces lieux représentent leur dernier recours [24], et qu'elles ne disposent tout simplement pas des moyens nécessaires pour se loger ailleurs.

Au cours des expulsions menées par les autorités de l'État de Lagos entre 2017 et 2018, de nombreux·ses habitant·e·s des bidonvilles d'Otodo Gbame et d’Illubirin [25] sur l'île de Lagos ont perdu la vie ou ont été blessé·e·s [26]. Actuellement, ces zones sont en cours de réaménagement en vue de la construction d'appartements de luxe, hors de portée du citoyen nigérian moyen.

En quelques semaines seulement, des milliers de personnes ont été expulsées de leurs foyers, y compris à Tarkwa Bay, tandis que l'interdiction des okadas [taxis-motos] et les kékés [tricycles à moteur], dont des milliers de personnes dépendent pour vivre, a été mise en place. En cas d'augmentation du taux de criminalité, les autorités réagiront probablement en feignant la surprise.

À ce jour, 24 bidonvilles ont été démolis, privant plus de 50 000 personnes de leur foyer [23] [pdf]. Les habitant·e·s des bidonvilles se sont dispersés, cherchant refuge dans les rues de Lagos. L'ONG Just Empower Initiative a signalé qu'une femme avait accouché en plein milieu de la cohue provoquée par l'expulsion de Tarkwa Bay. Elle vit désormais sous l'un des ponts les plus fréquentés de Lagos, avec son nouveau-né :

Mardi, Tarkwa Bay a été le théâtre d'une opération musclée de la marine nigériane, impliquant l'utilisation d'armes à feu pour expulser les résident·e·s. Présente lors de l'intervention, Janet, une femme enceinte, a chuté à cause de la cohue et a donné naissance le soir même. Elle dort à présent dehors avec son nouveau-né, sur la rive d'Agala. Lire l'article complet de @SamPhotographs: https://t.co/kaC8CqjG9J [31]

[photo] Portrait de Janet assise sur une chaise en plastique avec son nourrisson dans les bras. La mère et l'enfant vivent sous un abri de fortune. On aperçoit une moustiquaire pour bébé, accompagnée de quelques effets personnels suspendus sur des poutres.

Au cœur de l'anarchie

La Cour suprême fédérale a tranché en faveur d'un arrêt immédiat des procédures d'expulsion et de démolition à Tarkwa Bay et à Okun Ayo. Cependant, le scepticisme persiste quant à la volonté des forces de l'ordre de se conformer à cette décision, celles-ci ayant coutume d'ignorer les ordonnances de la Cour suprême.

En juin 2017, à l'issue de deux mois marqués par des manifestations et une mobilisation sans relâche, les habitant·e·s des bidonvilles, les militant·e·s des droits humains, l'ONG JEI, ainsi que la Fédération nigériane des bidonvilles et des habitats informels ont obtenu gain de cause. La Cour suprême de Lagos a statué que l'expulsion de plus de 5 000 individus d'Otodo Gbame constituait une violation des droits humains [34].

Le tribunal a émis une mise en demeure enjoignant l'administration locale à dédommager les populations déplacées. Cependant, après deux ans et demi, les résident·e·s n'ont toujours pas été reconnu·e·s comme victimes [35], et aucune compensation financière ne leur a été versée.

Des citoyen·ne·s, parmi lesquel·le·s de nombreuses victimes, se sont rassemblé·e·s devant le bureau du gouverneur de l'État de Lagos pour exprimer leur désarroi. Malgré cela, l'administration locale continue de contourner la question des expulsions, refusant systématiquement toute réclamation ou tentative de discussion à ce sujet.

Les résident·e·s de Badia East et Badia West manifestent devant le bureau du gouverneur de Lagos, et expriment leur mécontentement face à l'absence de résolution quant à la question des expulsions.

[photo] Les manifestant·e·s de Badia East et Badia West, brandissent des pancartes. Sur l'une d'elles, on peut lire : « Nous n'avons pas les moyens de nous loger avec nos femmes et nos enfants. Nous sollicitons votre aide pour la reconstruction [de nos habitations] ». Certains participant·e·s ont revêtu des t-shirts bleus affichant un slogan contre la discrimination policière envers les habitant·e·s des bidonvilles.

Intégrer les bidonvilles dans la cartographie du Nigeria

Les bidonvilles sont continuellement ignorés, ils souffrent d'un manque de reconnaissance officielle, une réalité illustrée par le fait qu'ils ne figurent sur aucune carte du pays. 

Code for Africa et OpenStreetMap s'accordent sur le potentiel des outils numériques pour offrir une protection préventive aux populations des bidonvilles contre d'éventuelles expulsions. Dans le cadre d'un partenariat, ces organisations ont lancé un projet visant à accroître la visibilité des bidonvilles grâce à l'utilisation de drones et à la création de cartographies inclusives.

Le projet a été inauguré à Makoko l'année dernière, offrant une réponse directe aux inquiétudes de la communauté qui vit dans l'angoisse constante d'une expulsion imminente. Des drones ont été déployés pour photographier et cartographier le quartier, avec la participation de certains membres de la communauté, formés au pilotage de ces appareils.

L'idée, expliquent-ils [41], est d'inscrire sur la carte les emplacements stratégiques de Makoko, comme les rues, les églises, les écoles, dans l'espoir que cela encourage l'administration à accorder une considération plus importante à ces communautés et à envisager la conception d'un plan de développement inclusif.

Espérons que le processus d’inscription sur les cartes nigérianes, les avertissements de la Cour suprême et les manifestations de plus en plus visibles inciteront le gouvernement à adopter des solutions concrètes et à accorder une considération réelle aux populations des bidonvilles, ce qui implique un traitement équitable conforme aux droits humains, au même titre que l'ensemble des citoyen·e·s.