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Dilnur Reyhan, défenseuse des droits des Ouïghour·e·s, déplore l'absence de solidarité entre musulman·e·s

Catégories: Asie de l'Est, Chine, Censure, Cyber-activisme, Droits humains, Ethnicité et racisme, Guerre/Conflit, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Peuples indigènes, Réfugiés, Relations internationales, Religion
Photo de la défeuseuse des droits ouïghours Dilnur Reyhan lors d'une conférence.

Dilnur Reyhan. Photo d'Ikuha, reproduite avec autorisation.

L’article d'origine [1] a été publié en anglais le 23 mai 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

Depuis l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012, les  11 millions d'Ouïghour·e·s  [2][fr] résidant dans la province occidentale du Xinjiang [3] [fr], en Chine, et faisant partie de la communauté musulmane turcique, font l'objet d'une répression systématique orchestrée par Pékin. Leurs droits fondamentaux [4], tels que la liberté de culte et de circulation [5], ainsi que le droit de préserver leur langue maternelle, sont systématiquement bafoués.

Bien que la situation des Ouïghour·e·s soit largement documentée [6] [fr], elle peine à recevoir du soutien, même de la part des pays à majorité musulmane. Pour comprendre les raisons de cette inaction, j'ai eu le privilège de m'entretenir avec Dilnur Reyhan, une universitaire ouïghoure résidant en France et enseignant à l'Institut national des langues et civilisations orientales de Paris (INALCO [7] [fr]). En tant que fondatrice et présidente de l’Institut ouïghour d'Europe [8] [fr], une ONG dédiée à la promotion de la culture ouïghoure et à la sensibilisation sur ses problématiques, Dilnur Reyhan est une ardente défenseure des droits humains et des droits des femmes. 

L'entretien a été reformulé dans un souci de concision.

Filip Noubel (FN) : En dépit des nombreuses violations des droits humains constatées au Xinjiang, la solidarité des gouvernements des pays musulmans envers cette population est limitée, voire inexistante. Pendant le mois de Ramadan en 2019, vous avez soulevé cette question, appelant les musulman·e·s à réagir. Quel impact cette initiative a-t-elle eu sur la situation ?

Dilnur Reyhan I published this column in a French newspaper [9] during last Ramadan with a feeling of desperation and disappointment, because until the end of 2019, almost no government of Muslim countries had shown the slightest sign of solidarity with the Uyghurs. What was all the more disappointing was the total indifference of the population of Muslim countries, except in Turkey. Hatred against the West among Muslim populations has blinded ordinary Muslim citizens of different countries to the point of refusing to believe any news brought by the Western media, even when it covers concentration camps for Muslims. On the one hand, China takes advantage of our Muslim identity to justify its camps, on the other hand, the majority of Muslims refuse to believe in it and thus support Chinese policy.

Not much has changed, except in the case of Qatar [10], because most Muslim countries rely on China economically speaking, and to benefit from transfers of Chinese technology. Besides most of those countries do not have great human rights records, and rarely protect the rights of their own minorities. Finally, China is often seen as a positive counterweight to the West.

But we have seen the case of individuals, such as the Turkish-German football player Mesut Özil [11] raising the issue publicly. This could mean that opinion leaders could make public opinion be more aware.

Dilnur Reyhan (DR) : Publié dans un journal français [9] [fr] l'année dernière pendant le mois de Ramadan, cet article reflète la déception et le désespoir que j'éprouvais à l'époque. Jusqu'à la fin de l'année 2019, pratiquement aucun gouvernement de pays à majorité musulmane n'avait manifesté le moindre signe de solidarité envers les Ouïghour·e·s. La déception était d'autant plus profonde en raison de l'indifférence générale des ressortissant·e·s des pays musulmans, exception faite de la population turque.  La profonde aversion envers l'Occident a pour effet d'aveugler la plupart des citoyen·ne·s musulman·e·s dans de nombreux pays, rendant inaudible la moindre information relayée par les médias occidentaux, même lorsqu'il s’agit de “camps de rééducation” concernant des musulman·e·s. On observe d’un côté, la Chine, qui utilise la religion musulmane pour légitimer ses camps, tandis que de l'autre, la majorité des musulman·e·s refuse d'admettre leur existence, soutenant ainsi les politiques chinoises.

La plupart des pays musulmans, à l'exception du Qatar [10], dépendent économiquement de la Chine et tirent avantage du marché des technologies de pointe chinoises, ce qui complique toute perspective d'évolution. Par ailleurs, ces nations ne brillent ni par leur respect des droits humains ni par la protection de leurs propres minorités. Enfin, la Chine est souvent considérée comme un véritable contrepoids face à l'Occident.

Néanmoins, l’implication de certaines personnalités, comme par exemple le footballeur turco-allemand Mesut Özil [11], indique que des figures influentes pourraient jouer un rôle déterminant dans la sensibilisation des populations.

FN : Qu'en est-il de la position des gouvernements occidentaux sur les violations des droits humains au Xinjiang ? Avez-vous observé une évolution de leur part ces derniers temps ?

DR The attitude of Western countries is a little better than that of Muslim countries. At least 22 Western countries [12] have asked China to close its concentration camps, while 50 countries, half of which are Muslim, have expressed collective support to China. Due to the current Sino-US trade war, Washington is showing a fairly firm attitude against Chinese policies targeting Uyghurs, in particular through sanctions against Chinese companies and officials responsible for these camps, but also through the bill [13] for the protection of the human rights of Uyghurs. In Australia, we see similar signs of policy change emerging. 

DR :  La position des pays occidentaux semble connaître une évolution favorable concernant les questions de violations des droits humains au Xinjiang, un changement qui se démarque de l'attitude des nations à prédominance musulmane. Au moins 22 pays occidentaux [12] ont pris position en exhortant la Chine à fermer ses camps de concentration, tandis que près de 50 pays, dont une majorité à prédominance musulmane, ont exprimé leur soutien à la politique chinoise dans la région. Les tensions économiques et commerciales entre les États-Unis et la Chine semblent influencer la position de Washington face aux pratiques chinoises envers les Ouïghour·e·s. Ces tensions se traduisent par des sanctions à l'encontre d'entreprises chinoises et de responsables des camps, ainsi que par l'élaboration d'un projet de loi [13] visant à protéger les droits des Ouïghour·e·s. En Australie, des initiatives confirment ce changement de cap.

Un drapeau bleu proclame en anglais et en chinois : "Taïwan, amie des Ouïghour·e·s".

Des Taïwanais·es expriment leur solidarité envers les Ouïghour·e·s lors d'une manifestation du 4 juin (jour de la commémoration du massacre de Tiananmen) à Taipei. Photo de Filip Noubel, reproduite avec autorisation.

FN : Êtes-vous parvenue à vous associer à d’autres communautés et militant·e·s en Chine, à Hong Kong et à Taïwan ?

DR The Uyghurs of the diaspora stand in solidarity with the democracy movements of Hong Kong and Taiwan. The Hong Kong people did not forget to connect their movement to the issue of the Uyghurs during their demonstrations in 2019 .last year. One of the representatives of the Hong Kong democracy movement, Denise Ho, who is also a pop star in Asia, even supported the European Uyghur Institute by making a video [14] to call the public to support our organization. In Taiwan, Tiananmen student movement leader and exile Uyghur Örkesh [15] [known as Wuerkaixi in Chinese], links the Uyghur diaspora with the democratic movements in Taiwan.

DR : La diaspora ouïghoure exprime un soutien total aux mouvements démocratiques de Hong Kong et de Taïwan. D’ailleurs, lors des manifestations de 2019, le peuple hongkongais n'a pas manqué d’intégrer les revendications ouïghoures à son mouvement. Denise Ho, ambassadrice de la mouvance pro-démocratie à Hong Kong et chanteuse populaire en Asie, a joué un rôle crucial en mettant en avant l'Institut ouïghour d'Europe et en diffusant une vidéo [12] appelant le public à soutenir la cause. Uyghur Örkesh [12] [fr] [également connu sous le nom chinois de Wuerkaixi], leader de la manifestation étudiante de Tiananmen et actuellement en exil à Taïwan, assure, quant à lui, le lien entre la diaspora ouïghoure et les mouvements démocratiques taïwanais.

FN : Comment les Ouïghour·e·s peuvent-ils maintenir leur culture et leur identité dans ce contexte d'intense répression au Xinjiang ?

DR  Since the establishment of this extended network of concentration camps by China in the Uyghur Region [Xinjiang] , the tasks of the Uyghur diaspora has increased significantly increased. On the one hand, political organizations are working to pressure Western countries to adopt measures  that would force China to close the camps. On the other hand, the protection and safeguarding of the Uyghur language and culture in the diaspora has become vital. Thus, almost everywhere in the diaspora, mother tongue schools have been created for the past three years.

Our organization is a good example: we started our activities as a student association to promote the Uyghur language and culture in France in 2009. Ten years later, the context in the Uighur region but also in the diaspora has changed to the point that we now broaden our activities for the safeguard of the Uyghur identity in the Europe, where about 10,000 Uyghurs are believed to live.

DR : Avec la multiplication des camps de détention dans la région chinoise précédemment mentionnée [le Xinjiang], la tâche de la diaspora ouïghoure a considérablement gagné en intensité. L'objectif consiste, d'une part, à faire pression sur les pays occidentaux pour les amener à adopter des mesures contraignantes visant à fermer ces camps. D'autre part, au sein de la diaspora, émergent des enjeux essentiels liés à la préservation et à la sauvegarde de la langue et de la culture ouïghoures. De fait, dans pratiquement tous les pays où la diaspora ouïghoure est présente, de nombreuses écoles de langue ouïghoure ont vu le jour au cours des trois dernières années.

Notre organisation illustre pleinement cette dynamique : fondée en 2009 en tant qu'association étudiante visant à promouvoir la langue et la culture ouïghoure en France, elle a considérablement élargi son champ d’action au cours de la dernière décennie. La situation de la région ouïghoure et de sa diaspora a considérablement évolué, et notre mission de préservation de l'identité ouïghoure s'étend désormais dans toute l'Europe, où l'on estime qu'environ 10 000 Ouïgour·e·s résident.