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Comment la jeunesse du Kazakhstan se forge sa propre identité nationale

Catégories: Asie Centrale et Caucase, Kazakhstan, Arts et Culture, Cyber-activisme, Droits humains, Ethnicité et racisme, Femmes et genre, Histoire, Jeunesse, LGBTQI+, Médias citoyens, Religion, Sport
A gauche, l'activiste LGBT Nourbibi Nourkadilova, à droite le boxeur Kouvat Khamidov, présentés comme dans un duel.

Un montage photographique réalisé par le magazine LGBT kazakhstanais Kok.team [1]. Le texte en russe signifie : « LGBT contre le Lâche ». Image reproduite avec autorisation.

Une dispute entre une activiste lesbienne et un athlète d'arts martiaux mixtes a déclenché des débats houleux sur les réseaux sociaux au Kazakhstan, révélant les profondes fractures qui divisent la jeunesse autour de l'identité nationale dans ce pays d'Asie centrale.

À la mi-mai, le lutteur de catégorie poids lourd Kouvat Khamidov a commencé à publier une série de tweets sur son compte, appelant au meurtre et au viol des membres de la communauté LGBTQ. En voici un exemple :

Pourquoi tire-t-on sur les chiens errants, mais pas sur les pédés ?

Cela a attiré l'attention de Nourbibi Nourkadilova, une activiste pour les droits des personnes LGBTQI, qui a répondu à Kouvat Khamidov le 17 mai, lors de la Journée internationale contre les LGBTI-phobies [3]. Elle a écrit sur son compte Instagram une longue lettre adressée à l'athlète [4][ru], qui a reçu près de 3 000 commentaires.

Voici un extrait de cette lettre :

Я являюсь открытым представителем ЛГБТ+ сообщества!

И своим заявлением, вы оскорбили меня, моих друзей и моего любимого человека! Что в вашем понимании, «такие люди хуже собак»? Вы сравниваете мои человеческие права, права гражданина этой страны, с собачьими – то есть, считаете меня бесправной? Своими высказываниями, вы откидываете страну назад! Вы препятствуете развитию!

Je fais partie de la communauté LGBT+ !

Par ces déclarations, vous m'avez insultée, ainsi que mes ami·e·s et la personne que j'aime ! Qu'est-ce que vous voulez dire par « ces gens sont pires que des chiens » [en référence à l'un des tweets de Kouvat Khamidov, qui a depuis été supprimé] ? Comparez-vous mes droits humains et mes droits civils à ceux des chiens ? Cela signifie-t-il que vous estimez que je n'ai pas de droits ? Avec ces déclarations, vous renvoyez ce pays en arrière ! Vous êtes un obstacle au progrès !

À la suite de sa publication sur Instagram, la militante a déclaré avoir reçu des menaces [5] [ru] de la part d'athlètes et de fans de lutte :

В срочном порядке мне пришлось сменить место жительства, меня эвакуировали правозащитники. Я сменила квартиру, потому что ко мне домой начали заявляться незнакомые люди.

J'ai dû quitter d'urgence l'endroit où je vivais, j'ai été évacuée par des défenseurs des droits humains. J'ai déménagé quand des inconnu·e·s ont commencé à se présenter à ma porte.

Nourbibi Nourkadilova a clairement touché une corde sensible, chose qu'elle mentionne dans sa longue publication : le débat porte sur les directions non seulement différentes mais incompatibles que les jeunes du Kazakhstan envisagent pour leur pays.

La (ré)invention des « valeurs traditionnelles »

Dans l'espace idéologique laissé béant après la chute de l'Union soviétique en 1991, un certain nombre d’États post-soviétiques ont dû construire des discours alternatifs de cohésion nationale. Ce fut une entreprise semée d'embûches : de nombreuses républiques d'ex-URSS n'avaient connu que de courtes périodes historiques en tant qu’État-nations modernes, leurs élites intellectuelles avaient été oblitérées par les purges staliniennes des années 1930, et l'équilibre communautaire de partage du pouvoir avait été mis en place par des politiques soviétiques privilégiant les groupes slaves et les russophones. Le Kazakhstan ne fait pas exception.

La relative clémence idéologique de la période de perestroika au milieu des années 1980 avait permis l'émergence de discours sévèrement réprimés au cours des décennies précédentes. Parmi ceux-ci, la religion et l'identité nationale ont été les thèmes les plus porteurs.

Ainsi, quand le Kazakhstan a obtenu son indépendance en 1991, les bases d'un réveil ethno-nationaliste étaient jetées depuis plusieurs dizaines d'années. Les citoyen·ne·s cherchaient à raviver les normes religieuses et conservatrices et à promouvoir des modèles définis comme n'étant ni soviétiques, ni occidentaux, plaidant pour un retour à des « traditions » fantasmées et imaginaires : partriarcat, hétéronormativité et rôles de genre strictement déterminés. Il s'agit d'une tendance que l'on observe dans toute l'ex-URSS, de l'Asie centrale au Caucase en passant par la Russie proprement dite.

Les personnes LGBTQ étaient exclues de cette interprétation de la société kazakhe. Bien que le pays ait décriminalisé les actes homosexuels en 1998, il n'existe à ce jour aucune protection juridique [6] contre les discriminations en raison de l'orientation sexuelle et de l'identité de genre. Selon l'organisation de défense des droits humains Human Rights Watch, les crimes de haine visant les personnes LGBTQ sont fréquents [7]. Par ailleurs, il est de notoriété publique que les autorités religieuses musulmanes (environ 70 % de la population) et chrétiennes orthodoxes soutiennent fortement des discours anti-LGBT [8] [en].

Pourtant, certain·e·s jeunes kazakhstanais·es [9] [en], comme Nourbibi Nourkadilova, rejettent ces valeurs.

Global Voices a demandé aux fondateurs de Kok.team [10] [en], un magazine LGBT en ligne qui est publié en trois langues, ce que l'altercation entre Nourbibi Nourkadilova et Kouvat Khamitov révèle de la jeunesse du Kazakhstan :

Мы еще раз убедились, что в Казахстане существуют два лагеря людей, которые радикально противостоят друг другу, когда речь заходит о правах человека в контексте ЛГБТ. Их борьба очень важна, потому что ведется она на поле третьего лагеря – людей, которые пока не определились.

Cela confirme une fois de plus qu'il y a deux types de personnes au Kazakhstan, dont les positions sur la question des droits humains de la communauté LGBT sont diamétralement opposées. Leur conflit est important parce qu'il se déroule en présence d'un troisième groupe : les personnes qui ne se sont pas encore fait une opinion.

Néanmoins, Daniyar Sabitov et Anatoly Tchernooussov pensent que ce scandale présente des singularités notables :

То, что у Нурбиби большая стабильная лояльная аудитория подписчиков, которая только растет – вот это может быть индикатором того, что у части молодежи есть запрос на новых героев. Это первая ЛГБТ-активистка не из числа “купленных Америкой городских сумасшедших”, как думают о нас, а активистка с большим социальным капиталом.

Le fait que [Nourbibi Nourkadilova] ait un public stable et loyal qui s'étoffe constamment est sans doute un indicateur du désir d'une partie de la jeunesse du Kazakhstan de chercher de nouveaux modèles à émuler. C'est la première personnalité LGBTQ qui ne peut pas être discréditée simplement en la qualifiant de « dingo des villes influencée et achetée par les États-Unis », comme on nous décrit souvent. C'est une activiste qui possède un important capital social à titre personnel.

La musique contre les stéréotypes

Ces dernières années, la musique est devenue pour la jeunesse du Kazakhstan un vecteur important de mise en avant des questions d'identité et d'inégalités de genre. Ninety One [11], un groupe de style K-pop extrêmement populaire, a joué un rôle important dans cette discussion. Le groupe chante presque exclusivement en kazakh et son image montre l'intérêt des membres pour la subversion des stéréotypes et des identités. La vidéo suivante (en kazakh, avec sous-titres en kazakh, anglais et russe) a reçu à elle seule cinq millions de vues — un chiffre tout sauf négligeable quand on considère que la population du Kazakhstan s'élève à 18 millions [12] [en] :

Le fait que ce type de groupe puisse devenir une icône culturelle est hautement significatif dans le Kazakhstan moderne. Yevguénia Plakhina, une contributrice de Global Voices et fine observatrice de la culture populaire du pays, a co-produit un documentaire sur Ninety One [13] [ru] qui envisage d'amplifier le débat autour des modèles de la jeunesse du Kazakhstan. Elle a partagé ses réflexions avec Global Voices, en revenant notamment sur l'importance de ce groupe dans les discussions sur les identités de genre au Kazakhstan :

Группа Ninety One появилась, когда в Казахстане полным ходом шел процесс ре-традиционализации – перепридумывания традиционных ценностей. Почему они стали причиной ожесточенных дебатов? Во-первых, у них очень много фанатов по сравнению с другими казахскими группами – около 600 тысяч подписчиков на YouTube, около 575 тысяч подписчиков в Instagram. Во-вторых, они выглядят не так, как канонически должен выглядеть казахский мужчина – сережки в ушах, крашеные волосы, яркая одежда. В третьих, за это они очень нравятся девушкам и женщинам, уставшим от образа казахского мачо. В четвертых, против них сложно использовать риторику, что все зло приходит с Запада. K-Pop, который в Казахстане, превратился в Q-Pop пришел к нам с Востока. В пятых, ребята поют на казахском и собирают вокруг себя ту аудиторию, которую хотели подмять под себя традиционалисты.

Le groupe Ninety One a émergé au moment où le Kazakhstan traversait une période de “retour aux traditions” ou de réinvention des valeurs traditionnelles. Pourquoi ce groupe a-t-il été au centre de tellement de débats ? Premièrement, parce qu'il a un nombre important de fans par rapport aux autres groupes au Kazakhstan : environ 600 000 abonné·e·s sur YouTube et 575 000 sur Instagram. Deuxièmement, ils ne se présentent pas comme les hommes kazakhs traditionnels sont censés le faire : ils portent des boucles d'oreille, ont les cheveux teints, et portent des vêtements de couleurs vives. C'est pour cela que de nombreuses jeunes filles et femmes les adorent. Elles en ont assez de l'homme kazakh macho typique. En outre, on ne peut pas les utiliser pour promouvoir un discours selon lequel la culture occidentale serait la source de tous les maux : la K-pop vient d'Asie, et s'est transformée en Q-pop dans notre pays [Kazakh s'écrit Qazaq dans la graphie kazakhe en alphabet latin]. Enfin, ils chantent en kazakh et réunissent le public que les défenseurs des valeurs traditionnelles cherchent le plus à influencer.

Pour Yevguénia Plakhina, les racines de ces modèles alternatifs sont à chercher dans les années 1990, au moment où un vent de changement soufflait sur la région, inspirant les artistes vers plus d'exploration. Elle note qu'il y a une réelle continuité intergénérationnelle entre ces artistes qui osent s'approprier la culture kazakhe :

Фанаты Ninety One открыты для новых идей и не хотят строить такое общество какое строили их предки 200 лет назад. Конец 1990-х в Казахстане,был временем относительной свободы. В мои студенческие годы популярной была MC Гуль [14] – женщина, читающая рэп (кто бы мог подумать!). В казахоязычной среде, я думаю, это была группа «Орда [15]». Именно оттуда вышел продюсер группы Ninety One – Ерболат Беделхан.

Les fans de Ninety One sont ouvert·e·s aux nouvelles idées et ne veulent pas construire une société s'inspirant de leurs ancêtres d'il y a 200 ans. À la fin des années 1990, le Kazakhstan a connu une période de relative liberté. Quand j'étais étudiante, la rappeuse MC Gul [14] avait du succès. Dans les régions kazakhophones du pays, c'était le groupe Orda [15], dont l'un des membres, Erbolat Bedelkhan, est devenu le producteur de Ninety One.

On pourrait même avancer que, en chantant exclusivement en kazakh et en promouvant la nouvelle orthographe en alphabet latin, Ninety One a été plus efficace que le gouvernement du Kazakhstan dans la promotion de la langue nationale. La vidéo suivante (en kazakh), qui a déjà engrangé plus de 200 000 vues sur YouTube, en est un bon exemple :

Le message le plus fort de la lettre de Nourbibi Nourkadilova est sans doute le fait que la culture kazakhe n'appartient pas exclusivement aux nationalistes et aux traditionalistes, et que l'exploration et la soif de nouveaux horizons n'ont rien d'inédit dans le plus grand pays d'Asie centrale.