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Un jeu de pouvoir local met fin au règne de l'émir de Kano, dans le nord du Nigeria

Catégories: Afrique Sub-Saharienne, Nigéria, Arts et Culture, Ethnicité et racisme, Gouvernance, Histoire, Médias citoyens, Politique
Muhammadu Sanusi II, ancien émir de Kano, siégeant sur son trône. Il porte un turban jaune et une cape richement brodée.

Son Altesse royale Muhammadu Sanusi II, ancien émir de Kano. Image de T.Y. Bello, sous licence CC BY-SA 4.0.

L’article d'origine [1] a été publié en anglais le 19 mars 2020.

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient à des pages en anglais.

Muhammadu Sanusi II, le 14e émir de Kano, a été détrôné [2] le 9 mars par le gouverneur Abdullahi Ganduje de l'État de Kano, dans le nord-ouest du Nigeria.

Selon les articles publiés dans le Guardian, un journal nigérian, la destitution de l'émir a été décidée par un vote unanime du Conseil exécutif de l'État de Kano.

Usman Alhaji, secrétaire du gouvernement de l'État de Kano, a accusé [3] l'émir Sanusi d'« insubordination totale » et de « non-respect des instructions légales » du gouverneur de l'État. Alhaji a également accusé l'émir d'avoir enfreint « la partie 3, section 13 (a-e) de la Loi 2019 de l'émirat de l'État de Kano ».

La loi de 2019 portant sur l'émirat de Kano divise l'État en cinq royaumes indépendants. Cependant, un tribunal de Kano a annulé [4] cette loi en novembre 2019, avançant le fait qu'elle était « défectueuse et n'avait pas suivi la procédure prévue ».

Muhammadu Sanusi II a donc accepté sa destitution du trône comme étant la « volonté de Dieu » [5], rapporte la BBC, et Aminu Ado Bayero a été nommé comme successeur par le gouverneur Abdullahi Ganduje :

Urgent : Le nouvel émir est annoncé. L'émir de Bichi, Aminu Ado Bayero, a été déclaré nouvel émir de Kano. L'annonce a été faite par le SSG [Secretary to State Government, ndt.] quelques heures après la destitution de Muhammadu Sanusi II. La nomination prend effet immédiatement selon le SSG.

Après sa destitution, Sanusi a immédiatement été banni [10] d'Awe, une ville située dans l'arrière-pays de l'État de Nasarawa, au centre-nord du Nigeria. L'émir déchu a contesté son bannissement [11] puis, le 13 mars, un tribunal siégeant à Abuja, la capitale du Nigeria, a ordonné sa libération [12] de « la détention et de la garde à vue postérieure à la destitution », rapporte le Premium Times.

L'ancien émir a quitté Awe le même jour en compagnie de son ami, le gouverneur de l'État de Kaduna, Nasir El-Rufai.

Malam Nasir @elrufai et S.A. Muhammadu Sanusi II à destination d'Abuja…

Dans la même journée, Sanusi avait dirigé les prières du vendredi à la mosquée centrale d'Awe :

L'émir destitué de Kano, Sanusi Lamido Sanusi, a dirigé la prière du juma'at ce vendredi à la mosquée centrale de Awe, à Nasarawa. Il était accompagné par le gouverneur de Kaduna, Nasir El-Rufai.
Dans cette vidéo, on peut le voir se rendant à la mosquée. Crédit : Abel Daniel #SanusiLamidoSanusi #NasirElRufai

Selon le chercheur en relations internationales Gimba Kakanda, l'émir – « l'homme dont nous sommes tombés amoureux » – est un intellectuel public et on ne peut pas lui enlever cela.

L'homme dont nous sommes tombés amoureux est Sanusi Lamido Sanusi, et ce qui a fait de lui la coqueluche des progressistes, c'est son statut singulier d'intellectuel public. On ne pourra jamais lui retirer cette caractéristique. Il y a toujours un prix à payer quand on refuse de suivre les règles du pouvoir en place.

La politique derrière l'intronisation et la destitution de Sanusi

L'intronisation de Sanusi Lamido Sanusi en tant qu'émir et son détrônement ultérieur sont tous deux liés à une vie politique mouvementée dans son État d'origine, Kano. Par conséquent, « le titre d'émir de Sanusi a été modelé dans le creuset de la politique partisane et y a été dissous », a écrit [22] Farooq A. Kperogi, dans un article paru dans le Nigerian Tribune.

Fin 2013, M. Sanusi, alors gouverneur de la Banque centrale du Nigeria, a notifié à l'ancien président nigérian Goodluck Jonathan de la disparition de 20 milliards de dollars américains de chiffre d'affaires [23] issus de la compagnie pétrolière du Nigeria. Il a été suspendu [24] de ses fonction en février 2014, et accusé [25] d'« imprudence financière et de mauvaise gestion ».

Reuters a révélé en février 2015 qu'une commission sénatoriale ayant enquêté sur cette allégation a découvert que « le rapport des faits par M. Sanusi n'était pas suffisamment étayé ».

Au moment de la suspension de M. Sanusi, le Parti démocratique du peuple (PDP) était au pouvoir alors que le Parti progressiste (APC) était dans l'opposition.

Le gouverneur de l'État de Kano de l'époque, Rabiu Musa Kwankwaso (alors membre de l'APC) a nommé M. Sanusi émir de Kano, afin de contrarier le parti au pouvoir suite à l'affaire des revenus pétroliers manquants et au limogeage qui en a découlé :

Les 2 gardiens de l'État de Kano. Son Excellence, Rabiu Musa Kwankwaso et Son Altesse Royale, Sanusi Lamido

M. Kwankwaso avait nommé M. Sanusi émir en 2014, vers la fin de son mandat de huit ans comme gouverneur de l'État de Kano. L'adjoint de M. Kwankwaso, Abdullahi Umar Ganduje, lui a succédé au poste de gouverneur en 2015.

Puis l'entente entre M. Kwankwaso et M. Ganduje s'est désintégrée. M. Sanusi a alors été pris entre deux feux.

Les deux rivaux [28] se sont engagés dans une bataille politique d'attrition. M. Ganduje a annulé tous les projets initiés par son prédécesseur pendant son mandat de gouverneur. Cette amère rivalité s'est intensifiée lorsque M. Kwankwaso a opposé une résistance à la candidature de M. Ganduje [29] pour un second mandat lors des élections de 2019.

M. Sanusi a soutenu le candidat favori de M. Kwankwaso, Abba Kabir, lors des élections de 2019, ce qui lui a valu l'hostilité du gouverneur Abdullahi Ganduje.

En mai 2019, M. Ganduje a subdivisé l'ancien royaume de Kano en cinq royaumes indépendants, vraisemblablement pour se venger de la prise de position partisane [30] de l'émir Sanusi.

En juin 2019, M. Ganduje, par l'intermédiaire de la Commission des affaires publiques et de la lutte contre la corruption de Kano, a poursuivi l'enquête sur Sanusi « pour des scandales financiers qui remontaient à 2017 ».

Le 6 mars, un tribunal de Kano a délivré une ordonnance demandant à la Commission des plaintes du public et de la lutte contre la corruption de Kano de ne pas poursuivre l'enquête sur l'émir Sanusi.

Le Guardian du Nigeria a indiqué que le tribunal avait ordonné la suspension [32] de « toute tentative de la commission ou de toute personne agissant en son nom en attendant l'audience du 18 mars 2020 ».

Un roi qui fait entendre sa voix

Le grand-père de M. Sanusi, Muhammadu Sanusi I [33], a été le 11e émir de Kano de 1953 à 1963, date à laquelle il a été limogé par le gouverneur du nord du Nigeria de l'époque, Sir Ahmadu Bello.

L'histoire se répète…
En 1963, l'émir de Kano, Sir Muhammadu Sanusi I, a été renversé à la suite d'une bataille de pouvoir entre lui et Ahmadu Bello.
57 ans plus tard, l'émir Sanusi Mohammed Sanusi II, son descendant direct, a été détrôné par Ganduje.
Wayo Allah Na ! [En haoussa : Mon Dieu !, ndt]

Ainsi, l'ascension au trône de Muhammadu Sanusi II, 51 ans après la destitution de Muhammadu Sanusi I a été interprétée comme « une revanche pour son grand-père », écrit [36] Mahmud Jega dans le Daily Trust.

L'émir destitué était très engagé sur des questions sociales comme la pauvreté et la malnutrition dans le nord du Nigeria.

La vidéo qui a coûté à l'émir Sanusi Lamido Sanusi son trône. Dans son discours, il aborde un domaine dans lequel il ne devrait pas s'aventurer. Les domaines dans lesquels certaines élites sont à l'aise.

#URGENT c'est le discours qui pousse Ganduje à éliminer Sanusi comme roi de Kano au cas où vous l'auriez manqué…

M. Sanusi était connu pour ses prises de position sur divers problèmes sociaux touchant les habitants de Kano. Le Fonds des Nations unies pour l'enfance estime que les enfants du nord du Nigeria manquent cruellement de nourriture [42] et la Banque mondiale indique que 87 % de tous les Nigérians pauvres vivent dans le nord [43].

M. Sanusi est un intellectuel nordiste progressiste, bien qu'il ait une tendance à la provocation [44].

L'émir de Kano assis sur son trône tandis que plusieurs hommes portant des turbans blancs sont assis à ses pieds. Les murs du palais sont richement ornés de gravures.

L'émir de Kano sur son trône, en septembre 2016. Photo de Don Camillo DonCamillo via Wikimedia Commons, sous licence CC BY-SA 4.0.

En 2017, M. Sanusi avait violé le protocole en se faisant représenter par sa fille, la princesse Shahida Sanusi, lors d'un événement public. C'était la première fois qu'une femme remplaçait un roi du nord du Nigeria.

Au cours de cette cérémonie [45], Shahida Sanusi a déclaré que son père n'avait pas peur de dire la vérité, même si cela devait lui coûter son trône :

“Mon père n'a pas peur de renoncer à son trône si cela fait obstacle à la révélation de la vérité. Ceux qui pensent que mon père se tairait parce qu'il veut s'accrocher à son trône, je crois qu'ils ne connaissent pas mon père… ~ Shahida Sanusi, 2017.

Farooq A. Kperogi, dans un article paru dans le Nigerian Tribune, a déclaré [22] que M. Ganduje avait détrôné M. Sanusi comme émir de Kano « parce qu'il ne pouvait pas supporter la désapprobation de l'ancien émir quant à la fraude électorale qui l'avait porté au pouvoir ».

Cette position de principe de l'ancien émir n'a pas été bien accueillie par la classe politique de Kano, qui lui a coupé les ailes et a mis fin à son règne.