Un entretien avec le créateur de FindyourB, le podcast d'une génération portée sur l'introspection

Sur la bannière de la page d'accueil du site web de FindyourB, on voit une image du héros Batyr en armure, lié à l'ombre d'un enfant.

Page d'accueil du site web de FindyourB.

Ingénieur pétrolier de jour, Kairzhan Albazarov se transforme en podcasteur la nuit.

Kairzhan Albazarov, un trentenaire originaire du Kazakhstan qui réside actuellement au Danemark, a lancé son podcast, FindyourB [ru], il y a trois ans. La plupart de ses invité·e·s sont des Kazakhs de la génération Y [né·e·s entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, ndlt.] en proie à une crise de la quarantaine anticipée. Ce sont des personnes qui s'interrogent sur leur parcours de vie ainsi que sur les valeurs qui leur ont été imposées par la société et les traditions kazakhes. Certain·e·s ont pris des virages inhabituels dans leur carrière. Toutes ont une chose en commun : elles accordent beaucoup d'importance à leur liberté individuelle et rêvent d'un modèle social alternatif pour le Kazakhstan. Récemment, FindyourB a reçu des invité·e·s du Kirghizistan voisin, et produit des épisodes en kazakh.

Nous publions ici des extraits d'une interview audio réalisée en russe avec Kairzhan Albazarov en février 2019.

Filip Noubel (FN) : À travers votre podcast, FindyourB, vous êtes devenu à mon sens une sorte de « médecin de l'âme kazakhstanaise ». Il faut noter aussi que le podcast est un phénomène assez nouveau dans la culture kazakhe. Comment avez-vous négocié la transition de l'industrie pétrolière à la production de podcasts ? Les gens au Kazakhstan considèrent généralement que travailler dans l'industrie pétrolière constitue l'ultime ascension sociale.

Kairzhan Albazarov (KA) : En fait, je travaille toujours dans l'industrie pétrolière. Tout a commencé quand j'ai déménagé au Danemark en 2016, et que je suis passé par une période d'adaptation qui était loin d'être facile. J'ai compris que j'avais besoin d'un passe-temps, même si j'avais très bien réussi professionnellement, en tant qu'ingénieur de stature internationale. Il y avait encore de nombreuses facettes inexplorées de ma personnalité que je n'arrivais pas à exprimer. Pour les personnes introverties comme moi, les podcasts représentent bien plus qu'un contenu, ce sont comme des amis, et j'ai compris que je voulais créer des podcasts pour les gens qui vivent au Kazakhstan et qui ont de nombreux problèmes. Beaucoup d'enjeux sociaux sont passés sous silence. J'ai démarré le podcast en invitant d'abord des ami·e·s et ensuite des personnalités plus connues.

Vous avez raison, les personnes qui travaillent dans l'industrie pétrolière au Kazakhstan gagnent bien leur vie et ont tendance à jouir d'une bonne mobilité sociale. Mes parents ne comprenaient pas au début. Jusqu'à aujourd'hui, ma grand-mère pense que c'est une perte de temps. Mais en réalité, c'est l'investissement dans ce podcast qui m'a sauvé de la dépression, et m'a permis d'éviter de perdre pied sur le plan moral. À présent, j'ai l'impression d'avoir trouvé un certain équilibre dans ma vie.

FN : Pourriez-vous expliquer plus en détail ce sur quoi porte votre podcast et d'où est venu le nom « FindyourB » ?

KA : Il y a deux ou trois ans, la seule chose dont parlaient les gens au Kazakhstan, c'était le succès, comment être fort et beau, mais ce [discours] ne reflète en rien le taux de suicide et les tensions qui existent dans la société. Dans le podcast, on traite des problèmes réels : la dépression, l'échec. On s'exprime honnêtement sur la famille, la corruption, la souffrance, et en laissant libre cours à nos émotions, on referme les blessures.

Concernant le nom, je voulais appeler le podcast « Open Yourself Up » (Exprime-toi) ou « Authentic Self » (Le Moi authentique), puisque l'idée de base était de découvrir qui nous étions réellement. Dans tous les cours sur la création de podcast, on vous dit qu'avant de donner un nom à votre podcast, il faut trouver un nom de domaine disponible. Mais les noms que j'avais choisis étaient pris et j'ai décidé d'en trouver un qui aurait une couleur locale. La lettre B vient du nom kazakh Batyr, que l'on retrouve dans de nombreuses épopées turciques : il s'agit d'un héros, un superhéros, mais pas forcément un combattant masculin. Batyr décrit plutôt un être humain qui, au-delà du genre et de l'appartenance ethnique, essaie de découvrir qui iel est pour se débarrasser des stéréotypes et de la pression des pairs qui s'exerce par le biais de la société, de la culture et de la famille.

FN : Comment trouvez-vous vos invité·e·s et comment les persuadez-vous de participer à votre émission ?

KA : J'ai commencé par des personnes qui travaillent dans mon domaine. Ensuite, j'ai pensé à des gens que je connaissais personnellement et qui pourraient servir de prototypes pour la figure de Batyr. J'ai trouvé une ancienne camarade de promo qui a fait de brillantes études pour devenir ingénieure pétrolière, a commencé un master en Europe et ensuite, à la surprise générale, a décidé de se lancer dans la danse et d'enseigner cette discipline en Italie. J'ai la chance de connaître des personnes comme elle, qui étaient engagées sur une voie très stable et prévisible mais qui ont subitement dévié de cette trajectoire et entamé une nouvelle activité dans laquelle iels ont bien réussi.

Il a été très difficile d'entrer en contact avec des personnalités médiatiques. Je pouvais envoyer dix invitations par jour mais personne ne me connaissait, ou même ne savait ce qu'était un podcast. Les choses ont décollé en février 2018, quand je me suis entretenu avec un expert en sciences politiques, un influenceur local. Depuis, je n'ai aucun problème : les gens acceptent facilement parce que je n'ai aucune affiliation politique.

Couverture d'un épisode du 22 janvier 2019 avec un membre de la communauté LGBT+. La photo de l'invité se trouve au bout d'une vague de tuiles aux couleurs de l'arc-en-ciel.

Illustration d'un épisode de FindyourB avec l'une des rares personnes ouvertement LGBT+ au Kazakhstan.

FN : Qui écoute votre émission ?

KA : Mon public est assez unique : il se compose de personnes qui aiment réfléchir et développer leur esprit critique. Mes invité·e·s acceptent de venir dans l'émission grâce au bouche-à-oreille ou parce qu'iels ont apprécié l'un des entretiens. Il y a aussi des Instagrammeurs qui cherchent à toucher un public nouveau. Le plus important, c'est l'honnêteté, pas de buzz ou de comportement agressif. Je n'ai pas d'objectif précis : ce qui me tient le plus à coeur, c'est de fournir un contenu de qualité. Je crée une atmosphère intime pour que les gens puissent partager des récits de vie.

En moyenne, j'ai cinq à six mille auditeurices par épisode. Ce chiffre correspond à un public plutôt diversifié, puisque j'ai différents types d'invité·e·s : des personnalités politiques, des expert·e·s en sciences politiques, des musicien·ne·s. C'est un choix délibéré afin de présenter un échantillon représentatif de la société kazakhe, pour que certains groupes puissent apprendre à écouter et comprendre ce qui leur est peut-être inconnu ou étranger. Mes ami·e·s ont été les premièr·e·s à écouter le podcast, rejoints ensuite par un public de fidèles auditeurices, et enfin des personnes plus religieuses, conservatrices, des Kazakhs et des kazakhophones, et des personnes qui cherchent à créer des liens entre la sphère kazakhe et le monde occidental. Ce sont des personnes âgées de 14 à 45 ans, en général.

Les retours que je reçois de la part de mon public sont ma motivation principale. Une professeure d'université m'a dit qu'elle demandait à ses étudiant·e·s de rédiger des essais à partir de l'écoute de mes podcasts. Des personnes qui font face à des problèmes émotionnels trouvent de nouvelles perspectives. En s'identifiant avec les « héros » de l'émission, elles font le nécessaire pour trouver le Batyr qui sommeille en elles. Il y aussi des gens qui me détestent et m'insultent, surtout depuis la sortie de deux épisodes, l'un avec un expert en sciences politiques et l'autre avec un membre de la communauté LGBT+.

L'un de mes auditeurs est aussi devenu un invité : un Kazakh qui a quitté la Mongolie pour rentrer au Kazakhstan – un Oralman, comme on les appelle – a raconté son histoire sur la chaîne Telegram du podcast, et cela m'a touché. Il rêvait depuis plusieurs dizaines d'années de retourner au Kazakhstan et il l'a fait, mais il a dû se confronter à notre réalité.

En 2018, j'ai organisé deux rencontres en personne avec mon public à Almaty. C'était très touchant, ce rassemblement de personnes qui sont sur la même longueur d'onde. Un type a dit : « Je pensais que j'étais le seul tordu dans mon genre. Maintenant, je comprends que nous sommes nombreux. » Un autre type m'a écrit pour me dire qu'il avait rencontré son épouse grâce à FindyourB et qu'ils attendaient un enfant. Les rencontres se sont faites en petit  comité, environ 20 à 30 personnes. C'était agréable de se trouver dans un cadre aussi sécurisant. Comme j'ai vécu à l'étranger et que j'ai adopté des valeurs différentes, j'ai perdu beaucoup d'ami·e·s mais j'en ai aussi trouvé d'autres, et certain·e·s m'aident à produire ce podcast.

FN : Dans l'un des épisodes, vous paraphrasez la célèbre personnalité médiatique russe Vladimir Posner, en disant qu'il y a certes des journalistes au Kazakhstan, mais que le journalisme n'existe pas. Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

KA : Je ne suis pas journaliste, mais après le lancement de mon podcast en 2016, j'ai trouvé un cours en ligne sur Coursera, une formation organisée par l'université de Pennsylvanie. On y apprenait les principes de base du journalisme, comme l'objectivité. Quand on s'intéresse à la situation de cette profession au Kazakhstan, on se rend compte qu'il y a en effet très peu d'objectivité : les journalistes compétent·e·s ne peuvent pas s'exprimer librement puisque les médias sont affiliés soit directement au gouvernement, soit à des entreprises elles-mêmes liées aux autorités. Les gens qui exercent cette profession en amateur, comme les blogueurs et blogueuses, le font sur Facebook. Cela montre que les médias sociaux ont bien plus d'influence que les médias [traditionnels] au Kazakhstan

FN : Considérez-vous FindyourB comme une forme de journalisme ? Un podcast peut-il constituer un espace médiatique alternatif au Kazakhstan ?

KA : Je ne sais pas. FindyourB est une activité de loisir pour moi. Je m'y consacre pendant mon temps libre, en plus d'une activité professionnelle à temps plein et de ma vie familiale. Je ne peux pas produire des épisodes à intervalles très réguliers. Je veux comprendre ce qui se passe dans mon pays. J'envisage toujours de retourner au Kazakhstan, pour y élever mes enfants, donc je ne peux pas rester indifférent face à la situation dans laquelle nous devrons vivre. Mais je considère le journalisme comme quelque chose qui se fait à plus grande échelle et avec plus de moyens.

FN : Dans votre émission, il est souvent question de l'idée de « tradition ». L'un de vos invités a dit : « Nous sommes des nomades et idéalement, nous devrions être libres, pourtant nous sommes toutes et tous redevables de quelqu'un. » Pourquoi ce ressenti ?

KA : Il est très difficile d'être Kazakh au Kazakhstan aujourd'hui. Le pays est à un carrefour culturel : il y a d'un côté l'attrait de la culture occidentale, qui encourage la liberté, la démocratie et l'individualisme ; et puis il y a nos traditions kazakhes qui mettent l'accent sur l'esprit collectif et le respect pour les personnes âgées, ce qui s'apparente souvent à un abus de pouvoir. Et enfin, il y a l'héritage de la période soviétique. Cela crée d'immenses contradictions : on veut être moderne, étudier à l'étranger, mais on a aussi l'obligation de rester auprès de nos parents.

Quand je suis parti à l'étranger, les gens m'ont accusé d'abandonner mon pays et de trahir mon peuple. Nombre de mes amis, qui sont dans la même tranche d'âge que moi, n'arrivent pas à se marier, parce que selon la morale familiale traditionnelle, l'épouse doit être sous la coupe de ses beaux-parents. Je vais exprimer une opinion impopulaire : ces traditions nous font perdre beaucoup d'énergie, tous ces mariages, toutes ces réunions de famille, ces célébrations. Ce n'est que parce que je suis loin, au Danemark, que j'arrive à trouver le temps de faire mon podcast.

FN : Comment envisagez-vous l'évolution de votre podcast ? Quel est l'avenir de ce média au Kazakhstan et en kazakh ?

KA : Les gens ont compris que le podcast, c'est l'avenir, et se sont mis à faire des podcasts. Je vois un bon potentiel de croissance dans les 3 à 5 prochaines années. Il y a un podcast en kazakh sur le développement personnel animé par une podcasteuse. Il est essentiel de mener des interviews en kazakh parce qu'il y a plus de problèmes et moins d'information au sein de la communauté kazakhophone. C'est le monde du podcast qui permettra de démocratiser le journalisme. On peut gagner du temps et se construire même sans lire de livres. Il est très difficile d'interdire les podcasts. C'est ça l'avenir.

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