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Après une détention au Xinjiang, les rescapé·e·s entament la lente ascension vers une vie (presque) normale

Catégories: Asie Centrale et Caucase, Chine, Kazakhstan, Cyber-activisme, Droits humains, Médias citoyens, Politique
Tursynbek Kabiuly, ancien détenu au Xinjiang, arbore un demi-sourire.

Tursynbek Kabiuly récupère à Almaty, la plus grande ville du Kazakhstan, après avoir été détenu dans la province chinoise du Xinjiang. Photo par Chris Rickleton pour Eurasianet.

Cet article [1], initialement publié le 11 septembre 2019 sur Eurasianet [2], est repris ici dans le cadre d'un accord de partenariat.

Tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais, ndlt.

Quand Tursynbek Kabiuly est arrivé au Kazakhstan en février 2019 après 17 mois d'absence forcée, qu'il a passés en détention en Chine, il pouvait voir la joie sur le visage de sa femme Oralkhan.

Mais il avait du mal à l'entendre, sauf si elle parlait fort.

Tursynbek Kabiuly, un homme kazakh originaire du comté d'Emin dans la province du Xinjiang au nord-ouest de la Chine, explique qu'il doit son tympan percé à l'oreille droite à un garde du centre de détention où il a été arbitrairement incarcéré pendant six jours en 2018, et où il recevait des rations d'eau et de nourriture à peine suffisantes.

Tursynbek Kabiuly en a été réduit à boire de l'eau au robinet des toilettes pour étancher sa soif. Le garde qui l'attendait à l'extérieur a perdu son sang froid et l'a frappé à la tête si violemment que son oreille s'est mise à saigner.

« Si je m'étais plaint de cet incident à ses supérieurs, ma situation se serait très rapidement dégradée », confie-t-il à Eurasianet.

Tursynbek Kabiuly est l'un des neuf anciens détenus du Xinjiang dont les problèmes de santé ont été diagnostiqués et soignés dans une clinique privée à Almaty, la plus grande ville du Kazakhstan.

Ces visites médicales ont été rendues possibles grâce à une campagne de financement participatif [3] (crowd-funding) organisée par Gene Rubin, un chercheur indépendant spécialiste de la langue ouïghoure, et par l'Initiative légale internationale (ILI), une organisation kazakhe de défense des droits.

L'un des achats les plus onéreux effectués grâce au projet de financement participatif, qui a récolté 6 000 dollars, est appareil auditif d'une valeur de 500 dollars reçu par Tursynbek Kabiuly. Une deuxième campagne d'appel à dons est en cours. Au moins un autre ancien détenu ayant déclaré avoir subi des coups similaires à la tête pendant son incarcération a subi une baisse d'audition qui n'a pas pu faire l'objet d'une réhabilitation.

« C'est comme un cadeau de Dieu », s'exclame M. Kabiuly à propos de son appareil auditif. « J'ai l'impression de retrouver qui je suis. »

Le cauchemar de Tursynbek Kabiuly a commencé en septembre 2017, alors qu'il se rendait à Emin afin d'assister aux funérailles d'un membre de sa famille, depuis le Kazakhstan, où il avait fait une demande de naturalisation.

Le voyage coïncidait avec une intensification de la répression dans la région, qui a commencé par la confiscation de millions de passeports de personnes appartenant à des minorités turciques et musulmanes.

En quelques mois, le Xinjiang a été reconfiguré en un État policier futuriste [4], avec des camps d'internement en bonne et due forme, destinés à la « rééducation » des citoyen·ne·s de groupes minoritaires.

Le retour de Tursynbek Kabiuly en février 2019 est survenu dans le sillage d'une déclaration émanant du ministère kazakhstanais des Affaires étrangères, affirmant que la Chine aurait autorisé 2 000 Chinois·es de la minorité kazakhe [5] à entrer au Kazakhstan « dans un geste de mansuétude ».

La directrice de l'ILI, Aina Shormonbayeva, a indiqué que plus de 100 personnes parmi les 162 dont  son organisation avait plaidé la cause auprès du ministère des Affaires étrangères et d'autres groupes internationaux de plaidoyer étaient désormais de retour sur leurs terres ancestrales.

Nombre d'entre eux, comme Tursynbek Kabiuly, ont entamé une demande de naturalisation auprès des autorités kazakhes et ont des proches de nationalité kazakhe.

Le ministère des Affaires étrangèes, qui fait preuve d'une grande circonspection [6] dans son approche de la question hypersensible du Xinjiang, n'a fourni aucune information permettant de corroborer le nombre bien plus important de rapatriements annoncé par la Chine.

Pendant son séjour au Xinjiang, Tursynbek Kabiuly a été le témoin de la large palette de traitements inhumains que le gouvernement chinois réserve aux citoyen·ne·s non-Han afin d'asseoir la nouvelle donne dans la région.

Bien qu'il n'ait jamais séjourné dans l'un des camps d'internement désormais tristement célèbres, sa belle-mère en a, elle, fait l'expérience.

Tandis que son épouse Oralkhan Kabiuly et leurs enfants envoyaient des requêtes officielles pour demander la libération de Tursynbek, alors en détention en Chine, et de la mère d'Oralkhan incarcérée dans un camp, Tursynbek Kabiuly et son beau-frère étaient confrontés à une surveillance constante et à des inspections régulières de la part des autorités.

Sous la pression, le frère d'Oralkhan Kabiuly s'est suicidé, plusieurs mois avant la libération de leur mère.

Tursynbek Kabiuly a envoyé un message à son épouse, l'informant de son intention de demander le divorce, ce qu'elle a ignoré, supposant immédiatement que ce message avait été écrit sous la contrainte.

À un moment donné pendant cette campagne d'intimidation, les autorités d'Emin ont forcé M. Kabiluly à profaner plusieurs stèles familiales, confie-t-il à Eurasianet.

Aucun motif officiel n'a été fourni pour justifier cette détention, qui a été courte mais éprouvante. Cependant, ce sont ses liens avec le Kazakhstan, le partenaire économique le plus proche de la Chine en Asie centrale, qui ont été mis en cause au cours d'une série interrogatoires.

« On m'a dit que le Kazakhstan était sur la liste des pays où sévissait le terrorisme. Mais je pense que c'est la Chine, le pays terroriste. Comment un gouvernement qui traite ses citoyen·ne·s comme du bétail peut-il parler de terrorisme ? », s'insurge-t-il.

Les dons au projet d'assistance médicale provenaient essentiellement des personnes ayant déjà participé à la campagne de soutien pour la base de données des victimes du Xinjiang [7], créée et administrée par Gene Bunin. Il s'agit d'un registre en ligne contenant plus de 5 000 témoignages de personnes victimes de la répression au Xinjiang.

Gene Bunin explique que le projet actuel se concentre sur les personnes rapatriées dont les soucis de santé nécessitent une intervention médicale spécialisée.

« L'un des détenus pourrait avoir besoin d'une ablation d'un kyste au cerveau. En fonction du coût de cette opération, cependant, il se pourrait que nous ne soyions pas en mesure de financer cela », poursuit-il.

L'un des domaines laissés pour compte par la campagne de financement participatif est la santé mentale, que les anciens détenus et leurs familles décrivent comme un besoin pressant.

Pour Tursynbek Kabiuly, la grande priorité après avoir recouvré son audition, est de reconstruire sa masse musculaire afin de reprendre le travail d'ouvrier du bâtiment qu'il exerçait avant son séjour en prison au Xinjiang, une expérience coûteuse et épuisante physiquement.

Mais Oralkhan Kabiuly affirme qu'aujourd'hui, son mari est plus réservé que l'homme qui était parti au Xinjiang en 2017, et qu'il a pris l'habitude de cacher les téléphones portables dans des recoins de la maison quand des invité·e·s arrivent, par crainte que les autorités chinoises ne l'aient mis sur écoute.

« Nous avons eu quelques appels étranges à la maison et je suis inquiet pour nos enfants », explique M. Kabiuly.

« J'ai une relation plus apaisée au téléphone maintenant », dit-il, souriant, en jetant un regard vers un smartphone posé sur la table.

Aina Shormonbayeva félicite le ministère des Affaires étrangères pour les efforts menés afin de rapatrier les Kazakh·e·s bloqué·e·s en Chine, mais elle émet des critiques quant aux précautions extrêmes [8] prises par le gouvernement sur la question du Xinjiang, qui ont amené le Kazakhstan à s'abstenir de participer aux dénonciations internationales des politiques chinoises dans la région.

Cette position limite la capacité de l’État à s'engager dans des efforts de réhabilitation des victimes. Cela contraste en outre avec les efforts de réintégration des femmes et des enfants de retour de la guerre en Syrie [9], dont le ministère des Affaires étrangères a affirmé qu'elles bénéficieraient de soins de santé spécialisés – y compris d'un soutien psychologique – financés par l’État.

« Les Kazakh·e·s de Chine sont déjà confronté·e·s à des difficultés d'ordre linguistique, puisqu'iels ne parlent pas russe, et à des obstacles bureaucratiques concernant l'accès à la citoyenneté et à l'emploi », déclare Aina Shormonbayeva.

« Mais de nombreux Kazakhs récemment arrivés ici ont été victimes de torture et souffrent d'un traumatisme psychologique. Les autorités ne les catégorisent pas comme tels. »