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Lettre à la Chine : mon amie ouïghoure Zainur est détenue dans l’un de vos camps depuis deux ans

Catégories: Asie de l'Est, Chine, Droit, Droits humains, Ethnicité et racisme, Gouvernance, Médias citoyens, Religion, The Bridge
Lettre écrite par Zainur Turdi à l’auteure.

Lettre écrite par Zainur Turdi à l’auteure. Photo d’Addy McTague.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

L’article d’origine [1] a été publié en anglais le 13 novembre 2019.

Lorsque j’ai découvert la base de données des victimes du Xinjiang [2], j’ai consulté près de cent témoignages. J’ai pris connaissance des témoins et de leurs liens avec les victimes. Mère. Frère. Cousin·e. Nièce. Proches. De nombreux proches. Voisin·e. Ami·e. Ami·e. Ami·e. Les souvenirs des personnes que j'ai connues et qui sont détenues ont brouillé mes pensées. Ces ami·e·s qui ont disparu. Ces connaissances dont j’ai oublié le nom, par négligence. Ces personnes dont je mentionne le nom dans chaque prière.

Je pensais ne pas détenir suffisamment d’informations sur quelqu’un pour écrire un témoignage. Je ne connaissais pas leurs noms de famille. Le numéro de leurs cartes d’identité chinoise non plus. Mais récemment, alors que je rangeais mon appartement, j’ai pris le temps de rouvrir les lettres données par mes ami·e·s en mai 2017, lorsque j’ai quitté Pékin. Zainur (« Zeynur » en alphabet latin standard) avait écrit la plus longue de ces lettres. Le jour de mon départ, elle m’a accompagnée à l’extérieur de la résidence. Les autres étudiant·e·s de mon programme préparaient leurs bagages et disaient au revoir à leurs ami·e·s en traînant les pieds. Zainur ne disait presque rien. Lorsque je me suis levée pour monter dans le bus, elle a glissé sa lettre entre mes mains, m’a embrassée sur la joue puis elle est partie en courant. Plus tard, j’ai appris qu’elle était retournée dans sa chambre en larmes. Pendant ce temps, je prenais place dans la navette pour l’aéroport en pleurant en silence. C’était le jour de mon anniversaire, j’avais 21 ans.

Lettre écrite par Zainur Turdi à l’auteure.

Lettre écrite par Zainur Turdi à l’auteure. Photo d’Addy McTague.

Nous nous connaissions depuis quarante-trois jours. Elle l’a écrit dans sa lettre. Elle avait compté. Une amie commune ouïghoure nous avait présentées, et depuis ce jour nous étions devenues presque inséparables. Notre amitié tournait beaucoup autour de la prière. Même dans un pays tel que la Chine où les lieux de culte sont rares, Zainur, comme beaucoup d’autres Ouïghour·e·s, s’accrochait désespérément à tout ce qui semblait revêtir un caractère sacré. Lorsqu’elle était assise ou debout, elle mimait souvent les gestes de la prière.

Parfois, elle osait même en effectuer tous les mouvements, une fois que je lui assurais qu’il n’y avait aucun risque. Il m’arrivait aussi de surveiller pendant qu’elle imitait avec hésitation les positions du roukou et du soujoud, l’inclinaison et la prosternation, avec son doigt. Oui, son doigt. Un soir alors que nous étions dans le train, elle a posé sa tête sur mon épaule et a commencé à murmurer al-Fatiha [3] [fr], la première sourate du Coran. Ensuite, en lieu et place de chaque changement de position de la prière, elle me serrait la main. Plus tard, elle m’a appris que chez elle au Xinjiang, dans la ville de Kashgar, elle allait chercher sa mère pour chaque salat, ou prière quotidienne, et en faisait de même.

« Ma mère est ma mosquée », m'a-t-elle confié. « Les sœurs sont peut-être ce qu’il existe de mieux après. »

Lettre écrite par Zainur Turdi à l’auteure.

Lettre écrite par Zainur Turdi à l’auteure. Photo d’Addy McTague.

Malgré toutes les paroles de Zainur dont je me souviens, j’ai oublié sa voix. Je possède une photo d’elle de dos, où elle prie vêtue d’un voile noir. De ses effets personnels, il ne me reste que cette lettre et une phrase. Je me rappelle seulement de sa voix lorsqu’elle disait « je ne sais pas pourquoi ».

Cadenas fermant la porte d’une mosquée à Pékin.

Cadenas fermant la porte d’une mosquée à Pékin. Photo d’Addy McTague.

Elle disait souvent cette phrase lorsqu’elle me parlait des événements en cours dans sa ville natale. Ils bannissent les femmes des mosquées. Ils scannent les visages de ceux qui entrent dans les mosquées, ainsi que dans les marchés et les aéroports. Ils interdisent le hijab. Le jeûne aussi. Les voisins·es disparaissent. Les caméras de surveillance sont omniprésentes. Nous cachons nos livres. On nous ordonne d’enlever les serrures de nos portes. Ils ont pris mon passeport. « Je ne sais pas pourquoi. »

Lettre écrite par Zainur Turdi à l’auteure.

Lettre écrite par Zainur Turdi à l’auteure. Photo d’Addy McTague.

Un an plus tard, en juin 2018, je suis retournée à Pékin. Mon avion a atterri la nuit qui précédait l’Aïd. J’ai retiré mon hijab, sachant très bien qu’en ne le portant pas, j’aurai l’avantage d’être considérée comme une Américaine lambda avec un nom anglais. De cette façon, je pourrai rechercher plus facilement les Ouïghour·e·s que je connaissais. J’ai assisté à la prière de l’Aïd seule, coiffée d’une tresse, avec un foulard sur la tête que j’avais porté sans l’ajuster. Une année auparavant seulement, je m’étais rendue à cette mosquée chaque semaine avec de plusieurs ami·e·s ouïghour·e·s. Le jour de l’Aïd 2018, seul un groupe de policiers était posté devant la mosquée. Ils vérifiaient les papiers d’identité des quelques Hui [4] [fr] et des étrangers qui y entraient. Ils ont vérifié mon passeport. Ils ont scruté mon visage. Ils m’ont fait signe de m’éloigner. J’ai essayé d’entrer dans une mosquée encore une fois lors de ce voyage. J’ai trouvé les portes fermées et cadenassées. Des panneaux indiquaient que l’intégrité structurelle de l'édifice était menacée.

Une vieille amie ouïghoure était toujours à l’université, attendant la remise de son diplôme. Elle savait qu’elle serait internée dans un camp si elle n’arrivait pas à trouver de travail. Elle évoquait ses frères et sœurs. Tous ses frères étaient maintenant emprisonnés. Les camps lui avaient pris une sœur, des cousin·e·s et des ami·e·s.Travaux forcés. Travail en usine. Contrôles de police. Disparitions. Incertitudes. Quelques certitudes. Zainur ?

Zainur est internée dans un camp de détention depuis le 5 juillet 2017.*

* Cette information a été confirmée à l’auteure par plusieurs sources ayant connaissance de la situation de Zainur. Son nom complet est Zainur Turdi [5].

La base de données des victimes du Xinjiang [2] est la principale ressource consultable en anglais sur les victimes de la répression en cours dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang. Global Voices recueille les témoignages d’ami·e·s et de proches des victimes de cette répression politique.