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En Jamaïque aussi, les vies des Noir·e·s comptent

Catégories: Caraïbe, Jamaïque, Droit, Droits humains, Ethnicité et racisme, Manifestations, Média et journalisme, Médias citoyens
Fresque montrant le visage de George Floyde avec, de part et d'autre, le slogan : "George Floyd... Vit en nous." [1]

Une fresque murale en l’honneur de George Floyd, à Oakland en Californie. Photo [1] prise par Thomas Hawk sur Flickr, le 6 juin 2020, publiée sous licence CC BY-NC 2.0 [2].

L’article d'origine [3] a été publié en anglais le 8 juin 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

Il existe une version jamaïcaine de #BlackLivesMatter [4], et elle est très puissante [5].

Le tragique assassinat de George Floyd [6] commis par des officiers de police de Minneapolis et les manifestations [7] qui ont suivi à travers les États-Unis, puis à travers le monde, ont trouvé dès le début une forte répercussion auprès des internautes jamaïcain·e·s.

Des préoccupations similaires concernant les violences policières et la discrimination de la part des forces de l'ordre ont été évoquées dans l'espace public jamaïcain avec une dimension locale distincte.

Le 25 mai, George Floyd a été tué par asphyxie lorsque l’officier de police Derek Chauvin a exercé une pression du genou sur son cou. Deux jours plus tard, le 27 mai, Susan Bogle, une femme en situation de pauvreté et ayant un handicap intellectuel, aurait été abattue [8] à son domicile lors d'une opération policière/militaire dans le quartier parfois instable d'August Town, dans la banlieue de Kingston.

La fusillade qui a coûté la vie à Susan Bogle est en cours d’investigation par les forces de défense jamaïcaine (JDF) et la commission d’enquête indépendante [9] (INDECOM), qui enquêtent sur les abus commis par les forces de sécurité du pays.

Un détenu âgé, Noel Chambers, qui a purgé 41 ans dans le système carcéral, est mort [10] dans d’atroces conditions. Son état physique déplorable montre des signes de négligence et d'amaigrissement. Leurs morts ont orienté le débat déjà animé en Jamaïque sur les violences policières chez les « voisins du nord » vers les injustices perpétrées dans le pays.

Préjugés inhérents

Beaucoup d'internautes sur les médias sociaux veulent que le débat #BlackLivesMatter devienne un signal d'alarme pour les droits humains en Jamaïque. Un utilisateur de Twitter a fait savoir que, si les Jamaïcain·e·s sont souvent indigné·e·s par les violences policières aux États-Unis, cela n'implique pas une conscience de leurs propres préjugés :

Certains d’entre vous s'indignent que les Américain·e·s diabolisent les victimes de violences policières alors que vous ne vous rendez même pas compte que vous faites exactement la même chose ici. Chaque jeune homme tué en Jamaïque a été étiqueté comme un criminel. Lorsque les habitant·e·s du ghetto manifestent vous les accusez alors de protéger des criminel·le·s. Repensez-y.

Le groupe de lobbying pour les droits humains Jamaicans for Justice a publié une déclaration [12] sur la mort de Susan Bogle. INDECOM n’a pas encore déterminé qui a porté le coup fatal alors que la victime était allongée sur son lit, bien que quatre soldats aient été depuis suspendus de leurs fonctions. Lors d’une conférence de presse [13], le lieutenant général Ricardo « Rocky » Meade a reconnu que les caméras corporelles [14] étaient pratiquement inexistantes au sein des forces de sécurité.

Le Premier ministre Andrew Holness s’est rendu à la maison de bois délabrée de Susan Bogle et a rencontré sa famille à August Town, une communauté qui a été fréquemment et durement frappée par la violence des gangs au cours des vingt dernières années :

Plus tôt dans la journée, le Premier ministre Andrew Holness et le député Fayval Williams ont rendu visite à la famille de Susan Bogle, une femme handicapée qui a été tuée lors d’une altercation présumée entre des représentant·e·s de la loi et des hommes armés à August Town. Pris en photo au côté du Premier ministre, son fils Omari Stephens.

Le reportage semblait se concentrer sur les conditions dans lesquelles elle vivait [19] et la hausse du taux de criminalité dans le quartier, plutôt que sur le désir de justice de sa famille. Lors d’un entretien avec Reuters [20], le fils de la victime, Omari Stephens, a pointé du doigt la stigmatisation à laquelle sont confrontées les communautés urbaines, noires et pauvres en Jamaïque, en déclarant, « c’est comme si le fait de vivre ici était un péché capital ».

Suite à sa visite dans cette commune privée de ses droits, le ministre de la Sécurité nationale Horace Chang a déclaré [21] : « Il a trop de violence en Jamaïque. »

À VOIR : le ministre de la Sécurité s’exprime sur la violence des gangs à August Town.

Violations systémiques des droits humains

Le 29 mai, INDECOM a publié son rapport de janvier-mars 2020 [24] [pdf], intitulé Detained at Pleasure: Institutionalized Human Rights Breaches (Détention à volonté : des infractions aux droits humains institutionnalisées). Le document inclut l'histoire de Noel Chambers et contient des photos choquantes de son corps.

Le ministre de la Sécurité nationale a depuis ordonné un audit [25] sur les conclusions avancées par l'INDECOM.

Le maître de conférences et économiste Damien King a partagé sur Twitter :

L’atroce affaire de Noël Chambers, emprisonné à vie (41 ans dans le cas présent) sans procès, ne devrait jamais se produire. Une enquête doit être menée et aboutir à l'un de ces deux résultats : soit une personne a été négligente et doit répondre de ses actes, soit il s'agissait d'un dysfonctionnement du système et des réformes annoncées.

[Inscription] Les tribunaux sur la sellette alors qu’un prisonnier détenu depuis 40 ans meurt sans avoir bénéficié d’un procès.

Suite à la déclaration du Premier ministre Andrew Holness, qui s'est dit « mal à l'aise » face à cette situation, le comité des droits humains de la faculté de droit Norman Manley a commenté sa réaction au sujet de la mort de Noel Chambers :

Si nos dirigeants et nos responsables politiques, sous les gouvernements qui se sont succédés, avaient été suffisamment conscients de ce problème pour prendre des mesures significatives et décisives, nous n'aurions pas autant de Noel Chambers dans le système, encore maintenant.

[Tweet annoté] Le Premier ministre, embarrassé par le décès d'un prisonnier, présente une proposition de nouvelle infrastructure.

Un autre meurtre, plus de manifestations

Le 5 juin, une manifestation houleuse [31] a surgi à Cockburn Gardens à Kingston, à la suite de la mort présumée par fusillade de Jermaine « Shawn » Ferguson, 32 ans. L’affaire est désormais en cours d’investigation par INDECOM [32].

Le 6 juin, une manifestation importante et animée centrée sur les violations des droits humains en Jamaïque s’est déroulée [33] à l’extérieur de l’ambassade des États-Unis à Kingston, à laquelle même l’ambassadeur Donald Tapia [34] a participé :

L’ambassadeur américain en Jamaïque a rejoint des militants jamaïcains locaux dans une manifestation pacifique contre le racisme et la discrimination qui s’est déroulée en face de l’ambassade américaine.

— Ambassade des États-Unis en Jamaïque

Les noms de plusieurs Jamaïcain·e·s morts à la suite de violences policières, dont Mario Deane [38] et Michael Gayle [39], figuraient sur des pancartes.

Une pancarte résumait parfaitement la situation : « Justice pour George Floyd et toutes les injustices locales ! »

Un jeune avocat qui réside à August Town, la ville où vivait Susan Bogle, s'est joint à la manifestation et a tweeté une liste de noms :

Nous ne nous lasserons jamais de demander : #justicepoursusanbogle #justicepourmariodeane #Justicepourmichaelgayle #justicepournoelchambers #justicepourjodianfearon #justicepourcarmichaeldawkins #justicepourjermaineferguson #justicepourlesinnocents

[Vidéo] Les manifestant·e·s chantent ensemble le slogan « Nous ne nous lasserons jamais. »

Une autre manifestante a ajouté :

Tandis que mon frère prend parti pour la justice, je vous invite à faire de même. Ne les laissez pas s’en sortir avec impunité pour le meurtre de Susan Bogle ou d’autres personnes comme elle. Nous savons que des hommes armés se trouvent dans les quartiers défavorisés, ils sont aussi dans les quartiers chics. La personne qui l’a assassiné doit être tenue pour responsable.

[inscrit sur la pancarte] La vie des habitant·e·s de quartiers défavorisés compte, on ne va pas s'arrêter de parler.

Même le DJ vétéran du dancehall Bounty Killer s'est joint à la manifestation :

#bountykiller manifestant contre la mort de George Floyd devant l'ambassade américaine #Jamaique #georgefloyd #blacklivesmatter

[Vidéo] Des manifestant·e·s brandissent des pancartes à l'effigie de George Floyd, réclamant justice.

Une prise de conscience renforcée

Les événements de ces deux dernières semaines ont amené les Jamaïcain·e·s à prendre conscience des questions de justice sociale, tout particulièrement la jeune génération. Une caricature publiée dans le journal Jamaica Observer, qui présentait les manifestants comme des pilleurs déguisés, a par exemple dû être retirée en raison d'une vague d'indignation. Le journal a par la suite publié des excuses [59].

L'animatrice de télévision Emprezz Golding, qui est proche du mouvement garveyiste [60], a soulevé une question intéressante :

Laissez-moi-vous poser une question que je me pose moi-même ! Est-ce que nous allons continuer d’alimenter ce même système contre lequel nous nous battons ? Dites-moi comment ? Bonjour mon peuple !

[Photo du tweet] La présentatrice garveyiste [60] Emprezz Golding prend la pose sur le plateau de Smile Jamaïca.

Dans une lettre au rédacteur en chef [63], un avocat de la défense très en vue a pointé du doigt les défenseurs des droits humains :

Ironically, these very same individuals or organisations, part of whose mandate it is to guard against such abuses, have not included in their arguments any modicum of introspection about their own purposes and whether there is a causal link between failings on their part and this situation.

The incidents of Susan Bogle and Noel Chambers demonstrate in the clearest form an unwillingness to confront our own ills in society and take a proactive approach to dealing with them. For the moment, it appears to be all about platitudes. We have all failed the Susan Bogles and Noel Chambers of this country.

Ironiquement, ces mêmes personnes ou organisations, dont une des missions est de protéger le public de tels abus, n'ont pas inclus dans leurs argumentations un minimum d'introspection sur leurs propres objectifs et sur l'existence d'un lien de responsabilité entre leurs manquements et cette situation.

Les incidents ayant frappé Susan Bogle et Noel Chambers démontrent de la manière la plus claire une réticence à affronter nos propres problèmes de société et à adopter une approche proactive pour y remédier. Pour l'instant, il semble qu'il ne s'agisse que de platitudes. Nous avons tous abandonné les Susan Bogles et les Noel Chambers de ce pays.

Sur Twitter, Kyrseliz a fait part de son espoir de voir les Jamaïcain·e·s maintenir la pression :

Nous devons garder la même énergie pour Noel Chambers. Sa mort est notre George Floyd, que fais-tu à ce propos, Jamaïque ?

Il reste à voir si cette pression publique se traduira ou non par des actes de la part des dirigeant·e·s du pays, mais l'atmosphère – inspirée par le destin tragique de George Floyd – a certainement changé.