
Photo de Jair Bolsonaro et Narendra Modi par Palácio do Planalto, sous licence CC BY 2.0. Photo de Donald Trump par Gage Skidmore, sous licence CC BY-SA 3.0. Image éditée par Georgia Popplewell.
L’article d'origine a été publié en anglais le 17 juin 2020.
[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]
Début 2020, à l'heure où le COVID-19 se propageait dans le monde, l’hydroxychloroquine, un médicament antipaludique présentée comme un remède miracle par le président américain Donald Trump, a déclenché un vif débat. La controverse autour de son utilisation a lourdement impacté la géopolitique mondiale.
Le débat autour de l'hydroxychloroquine aux États-Unis a été abondamment repris par les médias anglophones du monde entier. La polémique entourant ce médicament n'a toutefois pas été aussi présente au Brésil et en Inde, deux pays où la politique partisane est pourtant notoire.
La lutte contre l’épidémie s’est opérée de façon tout à fait différente dans ces deux pays. En Inde, par exemple, un confinement a été instauré dès le 25 mars, ce qui n'a, en revanche, jamais été le cas au Brésil. Les deux pays se rejoignent toutefois autour du débat sur l'hydroxychloroquine, où il est instrumentalisé à des fins nationalistes. L'emploi de l'hydroxychloroquine a été ardemment défendu par le président brésilien Jair Bolsonaro ainsi que par le Premier ministre indien Narendra Modi, bien que son efficacité n’ait pas été prouvée.
Malgré le fait que l'hydroxychloroquine ait été retirée la liste des médicaments autorisés par l'Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (Food and Drug Administration) [chargée des normes sanitaires aux États-Unis, ndlt], l’Inde et le Brésil continuent de la présenter comme un traitement valable.
Le Brésil et l’Inde partagent de nombreux points communs. Ce sont tous deux des pays à revenus intermédiaires et de grandes démocraties ayant porté au pouvoir des gouvernements d’extrême droite au cours des dix dernières années. Les démarches entreprises par le Premier ministre indien Narendra Modi et son parti le BJP (Bharatiya Janata Party) pour que l'Inde soit davantage valorisée sur la scène internationale ont exacerbé le sentiment nationaliste au sein de la communauté hindoue. Les Brésilien·ne·s ont élu leur président, Jair Bolsonaro, en 2018 sur fond de tolérance zéro concernant les questions de crime et de corruption couplée à un conservatisme extrême et à des politiques économiques ultra-libérales promettant la libéralisation radicale du travail et des règles environnementales.
L’Inde, en sa qualité de plus grand fabricant mondial d'hydroxychloroquine, était la mieux placée pour tirer son épingle du jeu quant à la mise en avant de cette molécule par Donald Trump et ses partisan·e·s. Le gouvernement indien a commencé par interdire l’exportation d'hydroxychloroquine, puis est revenu sur cette interdiction pour finalement la distribuer à grande échelle aux États-Unis, au Brésil, au Maroc et à bien d’autres pays.
Au Brésil, qui fait office de petit fabricant de médicaments par rapport à l’Inde, Jair Bolsanaro a ordonné à un laboratoire militaire d’augmenter sa production d’hydroxychloroquine trois jours après la déclaration de M. Trump dans laquelle il annonçait que le médicament pourrait complètement « rebattre les cartes ». À la mi-avril, ce laboratoire avait multiplié sa production par cent [pt].
À son tour, le président Bolsonaro a commencé à promouvoir l’efficacité de l'hydroxychloroquine, provoquant ainsi la démission successive de deux ministres de la Santé entre avril et mai. En avril, Twitter supprimait une vidéo dans laquelle il plébiscitait l’utilisation de l’hydroxychloroquine lors d’un rassemblement politique, citant des violations des règles en vigueur. Il s'agit d'une première pour le réseau social, qui n'avait jusqu'alors jamais supprimé un tweet de chef·fe d’État brésilien·ne. En mai, Bolsonaro, continuant sur sa lancée, a déclaré dans l’une de ses émissions hebdomadaires en direct sur internet que « lorsque vous êtes de droite, vous prenez de la chloroquine ; lorsque vous êtes de gauche, vous prenez de la Tubaína » (Tubaína est une boisson gazeuse populaire dans certaines régions du Brésil).
Afin de fédérer leurs partisan·e·s, Bolsonaro, Modi et Trump s’appuient sur des thèses conspirationnistes pour pouvoir désigner des ennemis ou des traîtres. Tout comme aux États-Unis, en Inde et au Brésil, ces discours reposent sur de prétendues preuves scientifiques qui démontreraient que l'hydroxychloroquine serait efficace contre le COVID-19. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et la Chine, les deux ennemis fréquemment pointés du doigt, sont accusées de dissimuler ces données avec la complicité des réseaux sociaux et des médias. Les grands groupes pharmaceutiques, qui seraient prêts à lancer un nouveau traitement à la fois coûteux et lucratif, profiteraient de ce prétendu complot.
L’idée selon laquelle il existerait un remède miracle à cette maladie ayant tué plus de 400 000 personnes, et qui serait freiné par des organisations puissantes et corrompues, permet à ces dirigeants de s’attribuer le rôle de sauveurs luttant contre un système maléfique.
La science empêchée au Brésil
L'une des méthodes préférées des partisan·e·s de Bolsonaro consiste à exagérer les déclarations des quelques scientifiques et médecins préconisant un traitement précoce à l’hydroxychloroquine pour les patients infectés par le COVID-19.
Lorsque Exame, une revue économique brésilienne renommée, a fait état [pt] d’essais réalisés par une chaîne d’hôpitaux privés qui auraient « guéri 300 patients atteints du COVID-19 grâce à l’hydroxychloroquine », l’article a été largement partagé sur les réseaux sociaux et en particulier dans les milieux de droite. Selon l’article, sur les 500 patients traités à l'hydroxychloroquine dans l'un des centres hospitaliers brésiliens de Prevent Senior, 300 seraient guéris.
À l'instar de l’étude française tant décriée qui a ouvert le débat sur l'hydroxychloroquine, l’expérience Prevent Senior n’a été ni randomisée ni réalisée en double aveugle, des étapes pourtant indispensables à la validation d'essais cliniques. De nombreux·ses expert·e·s ont souligné les failles de cet essai [pt].
Deux semaines plus tard, le Comité national d’éthique de la recherche médicale du Brésil a ordonné la suspension [pt] des essais car Prevent Senior n’avait pas obtenu les autorisations nécessaires pour commencer les recherches. La direction de l'hôpital va d’ailleurs faire l’objet d’une enquête pour faute de la part du conseil d’administration.
Toutes ces controverses n’ont cependant pas empêché Carla Zambelli, l’une des plus proches alliées de Bolsonaro au Congrès, de diffuser l’étude sur Twitter [pt] et sur Facebook [pt], où le message a été partagé plus de 6 800 fois.

Les messages de la députée fédérale brésilienne et membre du Congrès Carla Zambelli sur les réseaux sociaux, relaient une étude décrédibilisée concernant l’efficacité de l’hydroxychloroquine pour le traitement du COVID-19. Ces messages ont été commentés des centaines de fois et ont été partagés des milliers de fois sur les deux plate-formes.
À la suite de cette suspension, une analyse de l’étude a également été publiée sur le site de Medicine Uncensored, un portail plébiscité par les partisan·e·s de Trump aux États-Unis et de Bolsonaro au Brésil.
Les études médicales concluant que l'hydroxychloroquine serait inefficace ou dangereuse sont également ciblées par les partisan·e·s de Bolsonaro. Ce fut le cas avec une étude menée à Manaus, l’une des villes les plus durement touchées par la pandémie, qui a comparé les effets de différentes doses d'hydroxychloroquine sur les patient·e·s présentant de graves symptômes et dont les auteur·e·s ont été menacés de mort sur les réseaux sociaux. C’est à la suite de la publication sur le portail en ligne medRxiv d’une conclusion préliminaire dans laquelle il est indiqué que l’hydroxychloroquine pourrait être mortelle chez les patient·e·s dont la maladie en est à un stade avancé que le New York Times a relayé le propos. C’est aussi après cette publication que l’attention s’est focalisée sur ces données au Brésil. Les partisan·e·s de Bolsonaro ont commencé à éplucher les profils des chercheur·e·s sur les réseaux sociaux et ont prétendu avoir trouvé des preuves de leur ralliement à des partis de gauche.
Le 16 avril, la députée fédéral et alliée de Bolsonaro, Bia Kicis, s’est fendue d’un message Facebook dans lequel elle critique l’étude en question. De nombreux commentaires réclamant l’emprisonnement voire la mort d’un des chercheur·e·s pour « meurtres intentionnels dans le but de réfuter l’efficacité de l’hydroyxchloroquine » ont accompagné ce message qui a été partagé plus de 29 000 fois.

La photo de l’un des chercheurs de l’étude de Manaus a été divulguée dans le post Facebook de la collaboratrice de Bolsonaro, Bia Kicis. De nombreux commentaires ont réclamé l’emprisonnement voire la mort du chercheur.
Conexão Política, un site web pro-Bolsonaro, a jeté de l’huile sur le feu en publiant un article avec des captures d’écran et des liens vers les profils des chercheur·e·s sur les réseaux sociaux. Selon l’article : « Tout semble indiquer que la recherche a été financée par des fonds fédéraux distribués par des sénateur·rice·s de gauche. L’ancien ministre de la Santé Luiz Henrique Mandetta, qui a cité l’essai clinique réalisé par des militant·e·s de Manaus lors d’une conférence de presse mercredi 15 avril, n’a ni critiqué ni dénoncé l’irresponsabilité de ces gauchistes de chercheur·e·s ».
Le levier diplomatique de l'Inde
Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, le parti au pouvoir en Inde a décrit l’exportation massive d’hydroxychloroquine comme l’une de ses réalisations majeures. Le Bharatiya Janata Party (BJP) voit dans le rôle central de l'Inde dans la production du médicament l’occasion de développer le soft power du pays et ainsi renforcer sa position par rapport à sa rivale, la Chine.
Début avril, M. Trump a félicité le Premier ministre Narendra Modi pour le rôle joué dans l’exportation d’hydroxychloroquine à deux reprises : dans un tweet et à l’occasion d’une conférence de presse. Le même jour, Bolsonaro envoyait à Modi une lettre remerciant son homologue indien pour la reprise des exportations du médicament. Les médias pro-BJP et les comptes nationalistes hindous sur les réseaux sociaux ont largement encensé le message de Bolsanaro, considéré comme une avancée pour l’Inde en termes de renforcement des relations diplomatiques, et ont fortement apprécié la référence du président brésilien au dieu hindou Hanuman.
L’idée que l’Inde mène la danse contre le COVID-19 à travers sa production d’hydroxychloroquine a été largement reprise parmi les partisan·e·s du BJP et de Modi. Certain·e·s ont d’ailleurs exploité les tensions pré-existantes avec la Chine et le Pakistan pour valoriser la position de l’Inde dans l’épidémie de COVID-19. Dans une publication Facebook, un internaute se demande si l’Inde pourrait poser certaines conditions à l’approvisionnement du Pakistan en hydrochloroquine. Dans plusieurs publications de groupes Facebook pro-Modi, la Chine est qualifiée d’agresseur ayant infecté le monde avec le COVID-19 et des illustrations avec des légendes telles que « La Chine a envoyé le virus dans le monde … Mon pays a envoyé des médicaments au monde. Fier d'être Indien. » ont été diffusées.

Les messages les plus relayés sur les réseaux sociaux sont ceux qui exacerbent les tensions entre l’Inde et le Pakistan et entre l’Inde et la Chine.
L'OMS et la Chine : les ennemis parfaits
L’un des éléments majeurs du discours de droite autour de l’hydroxychloroquine au Brésil et en Inde est l'hostilité envers l’OMS, bien que sur ce point Bolsonaro et Modi divergent en termes d’approche. Bolsonaro a longtemps rejeté le multilatéralisme, tandis que Modi en a une vision plus favorable, voire opportuniste, estimant que le multilatéralisme pourrait aider l’Inde à promouvoir ses intérêts.
L'enchaînement de plusieurs faux pas de la part de l’OMS a catalysé les propos des dirigeants des deux pays.
Fin mai, après qu’une étude très médiatisée publiée dans la prestigieuse revue médicale The Lancet eut conclu que l’hydroxychloroquine augmentait le risque de décès et de complications cardiaques chez les patients atteints de COVID-19, l’OMS a suspendu les essais du médicament. Au final, l’auteur principal s’est rétracté de l’étude, et l’OMS est revenue la suspension des essais cliniques.
Les tâtonnements de l’OMS combinés à des échauffourées toujours plus nombreuses à la frontière sino-indienne et à un discours cherchant à désigner la Chine comme responsable de la pandémie, ont déclenché en Inde une vague de discours radicaux de droite contre l’organisation.
Au lendemain de l’annonce de la suspension des essais par l’OMS, le Conseil indien de la recherche médicale (ICMR) a déclaré que l’Inde continuerait, pour sa part, à tester l’hydroxychloroquine. Les partisan·e·s du BJP ont salué la décision de l’ICMR, qualifiant l’OMS d'« incompétente » et affirmant que l’organisation était contrôlée par la Chine et par les grands groupes pharmaceutiques qui souhaitent « affaiblir l’influence mondiale de l'Inde et son économie ».
À la suite du changement de cap de l’OMS, les partisans de Modi se sont réjouis de cette « capitulation » face à l’Inde, considérant que cette décision portait un coup aux tentatives de la Chine pour affaiblir l’Inde sur le marché international.

Publications d’un journaliste pro-gouvernement et d'un groupe Facebook pro-Modi promouvant la production d'hydroxychloroquine en Inde et véhiculant l'idée selon laquelle le COVID-19 serait un virus “made in China”.
Une dynamique similaire s’est installée au Brésil. Le 15 mai, après la démission de Nelson Taich de son poste de ministre de la Santé, le deuxième à démissionner depuis que l’OMS a qualifié le COVID-19 de pandémie, son remplaçant, le général Eduardo Pazuello, a immédiatement établi un protocole [pt] recommandant que les médecins brésiliens utilisent l’hydroxychloroquine pour les patients atteints de COVID-19.
Le gouvernement brésilien n’a pas revu ses positions après la parution de l’étude publiée dans The Lancet. Lorsque cette étude a été retirée et que l’OMS s’est excusée d’avoir arrêté les essais cliniques sur cette seule base, les partisan·e·s de Bolsonaro ont été ravi·e·s de pouvoir enfin justifier [pt] leur hostilité face à l’OMS.
Des comptes [pt] de réseaux sociaux pro-Bolsonaro et des législateurs [pt] ont affirmé que refuser d’administrer de l’hydroxychloroquine à des patient·e·s contaminé·e·s par le COVID-19 était un « crime contre l’humanité ». Une affirmation qui fait écho à celle faite en avril par le médecin américain Vladimir Zelenko dans une interview avec Steve Bannon, l’ancien responsable stratégique de Donald Trump. Le Dr Zelenko est passé de médecin généraliste méconnu à personnage médiatique de droite aux États-Unis pour avoir mis en avant l’utilisation de l’hydroxychloroquine, de l’azithromycine et du sulfate de zinc contre le COVID-19. Des procureur·e·s américain·e·s ont ouvert une enquête fédérale à la suite de propos mensongers tenus par le Dr Zelenko, qui affirmait avoir l’autorisation du gouvernement pour l’utilisation de ces molécules.
Deux nationalismes
Alors que la défiance indienne envers la Chine tire son origine de différends régionaux et de la bataille pour l’influence mondiale, au Brésil, le discours anti-Chine est plus abstrait et basé sur une allégeance idéologique, que certains qualifieraient de soumission totale, aux États-Unis.
L’anticommunisme est une part indissociable de la politique de droite brésilienne depuis les années 1930, dont le gouvernement Bolsonaro est la plus récente incarnation. Selon le discours anticommuniste moderne, le monde serait en proie à une nouvelle guerre froide, un conflit mondial entre la liberté, incarnée par les États-Unis de Trump, et le communisme, incarné par la Chine. Un monde dans lequel le Brésil se rangerait tout naturellement du côté du bien. C’est suivant cette logique que les opposant·e·s de Bolsonaro, dont certaines des figures de droite les plus emblématiques du Brésil, finissent par être désigné·e·s comme des « communistes » par les disciples du président.
Les controverses entourant l’hydroxychloroquine et le COVID-19 témoignent du défi auquel les scientifiques sont confronté·e·s dans cette ère post-vérité. Alors que la recherche sur les traitements efficaces contre le COVID-19 se poursuit, l’hydroxychloroquine continue d’être encensée malgré des fondations bancales. Les partisan·e·s de certains régimes l’utilisent d’ailleurs pour manipuler les populations. En nourrissant les inquiétudes relatives à la complexité de ces questions scientifiques, tous les autres aspects de la pandémie sont occultés.
Au Brésil et en Inde, qui vivent un déclin rapide de la démocratie et de la confiance du peuple dans le processus démocratique, ces réalités peuvent être particulièrement difficiles à comprendre et à dépasser.
Modi s’était déjà tristement illustré lors de son mandat de Premier ministre de l’État du Gujarat, au cours duquel les musulmans ont été massivement pris à parti et tués. Bolsonaro s’est quant à lui frayé un chemin depuis la marge du Congrès brésilien, où il a fait carrière en s’en prenant aux personnes LGBTQ+ et en glorifiant la dictature militaire de droite, qui a dirigé le Brésil de 1964 à 1985.
Ces deux pays sont marqués par l’affaiblissement des institutions, les atteintes à la liberté de la presse et la persécution des dissidents. En Inde, les minorités religieuses, en particulier les musulman·e·s, sont les premières victimes de ces attaques. Cela porte préjudice à l’Inde multiculturelle et laïque dont les principes sont inscrits dans la constitution républicaine de 1947. Au Brésil, la pluralité de l’opinion politique est particulièrement menacée ainsi que les droits sociaux établis dans la constitution progressiste de 1988.
Asteris Masouras et Alex Esenler ont apporté leur contribution à l’écriture de cet article par un travail d'investigation.