Note de l'éditeur : cet essai personnel a été écrit à la suite d'une campagne Twitter [fr] organisée conjointement par Global Voices pour l'Afrique subsaharienne et Rising Voices dans le cadre du projet « Matrice d'identité ». Chaque semaine, un·e activiste linguistique d'une langue différente a partagé sa vision de l'intersection des droits numériques et des langues africaines. Sauf mention contraire, les liens renvoient vers des pages en anglais.
D'après l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), les diversités culturelle et linguistique [fr] sont d'une importance stratégique pour que les peuples du monde renforcent l'unité et la cohésion des sociétés.
Ce besoin d'une diversité linguistique et culturelle a motivé la conférence générale de l'UNESCO de novembre 1999 à déclarer le 21 février Journée internationale de la langue maternelle (JILM [fr]). Pour soutenir la JILM et attirer l'attention sur les langues autochtones du monde, les Nations Unies ont également déclaré 2019 l'Année internationale des langues autochtones (IYIL 2019 [fr]).
Aujourd'hui, plus de 7 100 langues sont parlées sur Terre, dont 28 % sur le seul continent africain. Malgré cela, l'anglais domine les espaces numériques de cette région. Il y a une vingtaine d'années, 80 % du contenu numérique mondial était anglo-centré. Cependant, aujourd'hui, le contenu anglophone a apparemment diminué jusqu'à un niveau de 51 à 55 %.
4/4 English
Can we argue that more people are yearning to get online in their local languages? And is it true that 17 M people worldwide have no reason to get online, https://t.co/owzk24xch4— GV SSAfrica (@gvssafrica) May 19, 2020
4/4 Anglais
Peut-on soutenir que de plus en plus de gens aspirent à se connecter à Internet dans leurs langues locales ? Et est-il vrai que 17 millions de personnes dans le monde n'ont aucune raison de se connecter ?
La grande question est donc la suivante : cette forte chute pourrait-elle indiquer que les internautes préfèrent maintenant surfer sur Internet dans leurs langues maternelles plutôt qu'en anglais ? Après tout, l'anglais est la langue maternelle de moins de 15 % de la population mondiale.
(Re)naissance du swahili ?
Le swahili est l'une des langues officielles de l'Union africaine (UA) avec l'anglais, le portugais, le français, l'espagnol et l'arabe. C'est aussi la lingua franca des États membres de la Communauté d'Afrique de l'Est (CAE) [fr].
Le Rwanda, membre de la CAE, a passé en 2017 une loi faisant du swahili une langue officielle du pays, en plus du kinyarwanda, du français et de l'anglais. Utilisé dans les administrations, le swahili a aussi été intégré dans les programmes scolaires rwandais.
En Ouganda en septembre 2019, le gouvernement a approuvé la création du Conseil national pour le swahili. L'article 6 (2) de la constitution ougandaise précise clairement que « le swahili sera la seconde langue officielle de l'Ouganda, destinée à être utilisée dans des circonstances telles que le Parlement prescrira dans la loi ».
En Afrique du Sud, qui peut se targuer de posséder onze langues officielles, le swahili a été introduit en tant que matière optionnelle dans les programmes scolaires à partir de 2020. En 2019, la Communauté de développement d'Afrique australe (CDAA) a fait du swahili sa quatrième langue officielle.
L'invisibilité du swahili sur Internet
Le swahili est la langue africaine la plus parlée : il compte environ cent cinquante millions [fr] de locuteur·rice·s, la plupart en Afrique de l'Est, dans la région des Grands Lacs, dans le sud de la Somalie et certaines parties de l'Afrique du Sud. Malgré cela, sa présence numérique est déplorable.
Dans une tribune du quotidien kenyan Daily Nation, le maître de conférences à l'Université multimédia du Kenya John Walubengo affirme que l'absence de diversité culturelle et linguistique sur Internet crée « une société avec une vision étroite du monde ».
J. Walubengo prédit que la plupart des cultures autochtones finiront par abandonner « leurs identités pour “faire comme les Anglais” ». Cette triste réalité ne peut être renversée que si les civilisations autochtones « se battent pour conserver leurs identités à la fois en ligne et dans la vie ».
Join our co-founder for a Tweetchat on identity, language and digital rights in Africa starting tomorrow.
For Swahili, visit https://t.co/pjjxAsMAva https://t.co/pvHOpbxi6x— Centre for Youth Empowerment and Leadership (CYEL) (@cyelke) May 17, 2020
Joingez-vous à notre co-fondateur pour une conversation sur Twitter sur l'identité, la langue et les droits numériques en Afrique à partir de demain. Pour le swahili, consultez les liens.
Mais tout n'est pas aussi sombre. Quelques organisations dévouées se retrouvent sur le devant de la scène de la promotion et du développement du swahili sur Internet.
L’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN)
La Société pour l'attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ICANN [fr] en anglais) est une organisation mondiale multipartite qui coordonne la distribution des noms de domaine (Domain Name System, DNS), administre l'adressage (Internet Protocol, IP) et les systèmes de numérotation autonomes, et a institué les noms de domaine internationalisés (IDNs [fr]) qui permettent aux internautes d'utiliser des noms de domaine dans leurs langues et dans leurs alphabets.
Ces noms de domaines internationalisés sont formés de caractères de différents systèmes d'écriture tels que l'arabe, le chinois ou le cyrillique. Ils sont ensuite convertis dans le standard Unicode et utilisés comme l'autorisent les protocoles IDN appropriés, un ensemble de règles définies par l’Internet Architecture Board (IAB) et ses filiales, l’Internet Engineering Task Force (IETF) et l’Internet Research Task Force (IRTF).
Le Groupe de pilotage de l'acceptation universelle (UASG)
L'UASG est une équipe communautaire de dirigeants de l'industrie numérique, soutenue par l'ICANN et qui prépare les communautés numériques au prochain milliard d'internautes. Leur travail se base sur un processus connu sous le nom d'acceptation universelle (Universal Acceptance, UA), qui assure que les applications et systèmes internet traitent tous les domaines de premier niveau [fr] et les e-mails basés sur ces domaines de façon uniforme, y compris ceux dans des systèmes d'écriture non latins ou comprenant plus de trois caractères. L'acceptation universelle est au service des internautes autochtones du monde entier, dans leurs propres langues et avec des noms de domaine alignés avec leurs identités culturelles, et ce faisant, cette pratique promeut un Internet multilingue.
ICANNWiki
Cette organisation à but non lucratif fournit un wiki communautaire sur l'ICANN et la gouvernance de l'Internet. Au fil du temps, elle a monté des partenariats avec des organisations, des établissements d'enseignement et des particuliers au Kenya et en Tanzanie. Ceci a permis aux Africain·e·s de l'Est de créer, traduire et ajouter des ressources wiki selon leur propre vision, dans leurs langues et en adoptant une perspective locale.
Cette initiative swahili (dont j'ai moi-même fait partie) a grandement aidé à combler le manque d'information sur les problématiques de gouvernance d'Internet en localisant le contenu de ICANNWiki pour encourager l'engagement local des communautés ciblées.
Le Localization Lab
Le Localization Lab [Laboratoire de régionalisation [fr], ndlt] est une communauté mondiale de bénévoles qui traduisent et localisent des tutoriels de sécurité numérique et des outils tels que Tor, Signal, OONI et Psiphon. Ces technologies traitent de la sécurité, de la vie privée et de l'anonymat numérique en garantissant que les militant·e·s des langues autochtones disposent d'espaces sûrs pour accéder aux informations en ligne. Le Localization Lab a traduit plus de soixante de ces outils de sûreté numérique en plus de cent quatre-vingt langues du monde entier, dont le swahili.
Le Réseau communautaire Kondoa
Ce réseau (Kondoa Community Network, KCN) est le premier réseau communautaire à exploiter l'usage des fréquences télévisées blanches, « une technologie sans fil qui emploie les fréquences inutilisées du spectre radio compris entre 470 et 790 MHz » pour améliorer la connectivité à Internet dans la Tanzanie rurale. Le KCN forme les populations locales à la création et à la présentation de contenus associés à leurs intérêts.
Pour le fondateur du KCN, Matogoro Jabhera, qui est également maître de conférence à l'université de Dodoma, les contenus locaux donnent à une « plus grande partie de la population non-connectée » une motivation de se connecter à Internet car ils ont plus d'affinités avec « les informations locales […] comparé à la situation actuelle où la plupart des contenus sont en anglais ».
Le « prochain milliard » d'internautes
Le monde anticipe la connexion du « prochain milliard d'internautes » [pdf], dont dix-sept millions se connecteront avec leur langue pour identité numérique.
Par conséquent, une pénurie de contenu local pourrait être préjudiciable à l'inclusion numérique. Une telle situation affecterait les droits numériques, essentiellement l'accès à Internet et à l'information en ligne, ainsi que le droit d'utiliser sa propre langue pour créer, partager et disséminer informations et connaissances via Internet.
Il est donc vital d'implémenter des plans d'action ambitieux qui encourageront le développement d'applications et de services numériques tout comme l'utilisation de langues locales, afin de garantir l'inclusion numérique de tous.
Si ces actions sont complétées par d'autres telles que la localisation des formations numériques et du matériel pédagogique et la création de programmes ruraux d'alphabétisation aux technologies de l'information et de la communication, elles pourraient déclencher une révolution numérique, promouvoir les droits numériques des internautes et combler le fossé numérique.
En fin de compte, ce processus accélérera la protection, le respect et la promotion de « toutes les langues africaines et minoritaires sur l'Internet », comme l’énoncent les principes de la Déclaration africaine sur les droits et la liberté de l'Internet (disponible en français en version pdf).