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Où se trouve ma famille ? : une question restée sans réponse pour un grand nombre de Ouïghour·e·s vivant à l'étranger

Catégories: Asie de l'Est, Chine, Pays-Bas, Cyber-activisme, Droits humains, Ethnicité et racisme, Liberté d'expression, Manifestations, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Religion
Sur une route bordée d'arbres, trois carioles tirées par un cheval chacune, circulent. En arrière plan, on distingue des personnes marchant sur la route.

La ville de Kashgar dans le Xinjiang. Image tirée de l'album “Route de la soie 1992″ (“Silk Road 1992″ [1]) par fdecomite [2], sous licence CC BY 2.0. [3]

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

Un Ouïghour, résidant désormais aux Pays-Bas, nous livre son histoire : son combat pour découvrir ce que sa famille a vécu dans le Xinjiang, après avoir subi de plein fouet la persécution exercée par le gouvernement chinois [4] [fr]. 

Une brusque descente aux enfers

Le témoignage transmis par Nejmidin à Global Voices reflète l'histoire d'innombrables familles ouïghoures. Il est né à Kashgar [5] [fr], ville à prédominance ouïghoure située dans le sud du Xinjiang, en Chine. Il vient d'une grande famille qui était prospère et très respectée dans la région. Son grand-père, Raman Idris, était un entrepreneur spécialisé dans les engrais chimiques et, plus tard, dans le développement immobilier. Le père de Nejmidin, Mamutjan Raman, était également un riche homme d'affaires, et propriétaire d'une coopérative agricole. 

Nejmidin a grandi au sein d'une famille élargie très unie : il a pu compter sur l'aide et le soutien de parents éloignés. Sa famille était constituée de musulmans pratiquants, priant cinq fois par jour, et payant leur impôt religieux annuel (zakat [6] [fr]). Son grand-père a fait le pèlerinage à la Mecque. De telles pratiques devaient cependant se faire en toute discrétion, pour ne pas susciter l’ ire des autorités chinoises [7]. Nejmidin se souvient qu'à l'école, ses camarades et lui devaient se donner la main et promettre de ne pas participer à des cérémonies ou des pratiques religieuses, telles que le jeûne et la prière du vendredi. Néanmoins, les familles ouïghoures comme celle de Nejmidin jouissaient d'une certaine liberté dans la pratique de leur foi, tout en restant discrètes.

Les choses ont évolué brusquement et radicalement vers la fin de l'année 2015. Nejmidin, déjà installé à l'étranger, a reçu un terrible appel de sa mère, lui apprenant que son père avait été accusé d'un « crime politique » et condamné à un an de prison à Aksu [8], une ville du sud du Xinjiang. Son frère cadet, poursuivi pour le même délit, avait été condamné à six mois de prison à Kashgar. La mère de Nejmidin l'a supplié de ne jamais plus appeler à la maison, pour leur sécurité, dans la mesure où la présence de membres de la famille à l'étranger pouvait entraîner une intensification de la surveillance et des interrogatoires.

Un mur de silence inébranlable 

Ce genre de situations traumatisantes est très répandu au sein de la diaspora ouïghoure : bien que profondément angoissé·e·s par le devenir de leurs proches resté·e·s au pays, les exilé·e·s redoutent toute tentative de communication avec eux, susceptible de les mettre en danger. Dans le même temps, les personnes installées à l'étranger sont aux prises avec des difficultés pour subvenir à leurs besoins en terre lointaine et s'échinent pour assurer leur propre statut [vis-à-vis de l'immigration], et parfois leur sécurité, étant donné la pression exercée par le gouvernement chinois sur les pays recevant des demandeurs d'asile ouïghours. 

C'est ce qu'a vécu Nejmidin. Incapable de contacter directement sa famille, il recevait des informations de la part de personnes entretenant un contact discret avec la région. En 2018, il a découvert que son grand-père avait été accusé d'extrémisme religieux et détenu en juin 2016, au début du mois sacré du Ramadan. Selon une source de Kashgar, son grand-père a été transporté d'urgence dans un hôpital, peu après son incarcération, et y est décédé. La source a indiqué que son grand-père avait été gravement battu avant son décès. Il était âgé de soixante-dix ans.

Nejmidin a également appris que les biens de sa famille, dont les importantes économies de son grand-père, fruit d'une vie passée dans l'immobilier et le secteur des engrais chimiques, avaient été confisqués par le gouvernement. « Au nom de la rééducation et de la formation professionnelle », a indiqué Nejmidin à Global Voices, « le gouvernement chinois a ôté la vie de mon grand-père et a saisi sa fortune. Les autorités chinoises ont confisqué tout ce qu'il avait accumulé au cours de sa vie, ainsi que ses biens. »

Au mois de mars 2019, il a été informé du décès de son père, âgé de 50 ans, et d'un grand-oncle, âgé d'une soixantaine d'années, également détenus par le gouvernement chinois. Il n'a pu recueillir aucun détail sur leurs décès, ni sur les accusations portées à leur encontre. 

Du désespoir au militantisme en ligne

En février 2019, en quête de nouvelles de sa famille, Nejmidin a multiplié les appels téléphoniques aux postes de police de Kashgar. Certains sont restés sans réponse, d'autres lui ont raccroché au nez. Quelques-uns lui ont même conseillé de se déplacer à Kashgar, s'il souhaitait localiser sa famille.

Renonçant au recours des autorités locales, il a entrepris de contacter l'ambassade de Chine aux Pays-Bas. Dans une démarche inédite et désespérée, il a communiqué à l'ambassade les coordonnées de tous les membres de sa famille. Après de multiples appels quotidiens durant une semaine, le réceptionniste de l'ambassade lui a finalement annoncé que son message serait transmis à une certaine autorité, laquelle déciderait, à un moment indéterminé, de se pencher ou non sur l'affaire. 

Par la suite, un autre employé a décroché le téléphone et a déclaré à Nejmidin qu'il était le bienvenu en Chine pour rechercher sa famille par ses propres moyens. Cela fait maintenant plus d'un an que Nejmidin a contacté l'ambassade de Chine. Il n'a obtenu aucune réponse. Cependant, à en juger par les nombreux profils des prisonniers [9] révélés au cours des dernières années, un des motifs qui a pu conduire les autorités chinoises à cibler sa famille, est le fait que celle-ci était musulmane pratiquante. Les attaques contre les pratiques et les bâtiments islamiques [10] se sont révélées être un élément clé de l'assaut plus intense de la Chine contre les cultures turciques du Xinjiang. 

Tandis que les Ouïghour·e·s de l'étranger, comme Nejmidin, ont perdu le contact avec leurs proches en raison de la répression chinoise dans leur pays, beaucoup ont décidé de publier des témoignages vidéo sur les médias sociaux [11], dressant un portrait de leurs proches disparus et exigeant des réponses.

Nejmidin a expliqué à Global Voices en quoi sa perception de la situation a changé en 2018 :

After seeing videos like that I decided to make one for my family members, to call on Chinese government officials to release my family. It was an emotional moment. When I was making that video I cried a lot. I felt miserable having to make the video because that’s not what people do in a country where there is law. In a country where there is law people are not locked up for being who they are, belonging to a different ethnic group or being a practicing Muslim… they wouldn’t need to make such video testimonies…but for us, we have to do this…we are desperate to hear anything from our family.

Après avoir visionné de telles vidéos, j'ai alors décidé d'en réaliser une pour les membres de ma famille, afin de demander aux responsables du gouvernement chinois de les relâcher. Ce fut un moment chargé d'émotion. En réalisant cette vidéo, j'ai beaucoup pleuré. Je me sentais malheureux de faire cette vidéo, parce que cela ne correspond pas aux pratiques des citoyen·ne·s dans un pays où la loi existe. Dans un pays de droit, les gens ne sont pas enfermés en raison de leur identité, de leur appartenance à un groupe ethnique différent ou leur pratique de l'islam… ils ne seraient pas amenés à témoigner par vidéo… mais nous, nous sommes contraints de le faire… nous sommes impatients de recevoir des nouvelles de notre famille.

Dès 2018, il a posté un certain nombre de vidéos sur une chaîne YouTube intitulée « Uyghur pulse [12]» (la vibration ouïghoure), qui regroupe des témoignages. Il ne peut pas affirmer si ses efforts ont eu un impact, positif ou négatif, sur le sort de sa famille. Mais, le gouvernement chinois est, pour le moins, informé que les victimes de la répression ne sont pas oubliées, et que les proches résidant à l'étranger ne cesseront de parler en leur nom.

Aux Pays-Bas, Nejmidin peine à se construire une nouvelle vie loin de ses proches, auprès desquels il a grandi. Le sort de sa famille continue de peser fortement dans sa vie, comme il l'exprime ici :

Each time I want to say that my father and grandfather died at the hands of the Chinese government, I cannot stop crying… I find it very difficult to come to terms with why our family members had to die…there is no logical reason behind what happened.

Toutes les fois où je tiens à dire que mon père et mon grand-père ont trouvé la mort entre les mains du gouvernement chinois, je ne peux m'empêcher de pleurer… Je trouve très pénible de me faire à l'idée que les membres de notre famille ont dû mourir… Il n'y a aucune raison logique à cela.

Pour plus de témoignages sur la persécution des minorités dans la région du Xinjiang en Chine, retrouvez notre dossier spécial [4] [fr].