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Namibie : un habile jeu d'équilibriste entre les technologies d'espionnage chinoises et européennes ?

Catégories: Afrique Sub-Saharienne, Asie de l'Est, Europe de l'ouest, Chine, Danemark, Italie, Namibie, Royaume-Uni, Suisse, Droits humains, Médias citoyens, Technologie, Advox
Trois jeunes personnes posent pour un selfie. Un jeune homme brandissant son téléphone et tous lèvent la tête pour la photo, sous un ciel gris. [1]

Des jeunes gens posent pour une photographie lors d'une conférence en Namibie. Photographie de Yusuf Kalyango Jnr, sous licence CC BY-SA 2.0 [2].

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

Cet article est tiré d’UPROAR [3], une initiative de Small Media [organisation axée sur la recherche numérique, la formation et les solutions de sensibilisation], qui exhorte les gouvernements à relever les défis des droits numériques lors de l’Examen périodique universel [4] [fr] (EPU). Il a été rédigé par Ray Mwareya, membre du Forum mondial sur les données éthiques, dont le travail a été publié dans le magazine Coda story et dans le quotidien The Guardian. Twitter : @rmwareya.

En Namibie, l'une des démocraties [5] les plus stables et les moins peuplées d'Afrique, l'accès à l'Internet est peu ou pas du tout réglementé par la loi. 

Toutefois, de récentes initiatives audacieuses visant à acquérir divers types de logiciels espions ont posé un dilemme aux experts : les agents des services de renseignement namibiens se livrent-ils à un habile jeu d'équilibriste pour se procurer du matériel d'espionnage numérique auprès de la Chine et de l'Union européenne ?

Il est possible que la surveillance numérique existe en Namibie, compte tenu de la panoplie de technologies d'espionnage acquise ces dernières années – en particulier les gadgets de télévision en circuit fermé et les intercepteurs d'identification internationale d'abonnés mobiles (International Mobile Subscriber Identity-catchers, IMSI [6] [fr]), indique Admire Mare [7], maître de conférences au département de communication de l'Université des sciences et technologies de Namibie. Mais la Namibie n'est pas seule, car « de nombreux pays d'Afrique australe ont renforcé leurs capacités de surveillance, dans le cadre d'une montée en puissance de l'autoritarisme dans la région », a expliqué Admire Mare à Global Voices (GV).

Frederico Links, associé de recherche de l'Institut de recherche sur les politiques publiques, partage cet avis. « Il est établi que la Namibie dispose de capacités sophistiquées d'interception et de surveillance des communications, et que celles-ci ont été exploitées », a déclaré le chercheur, qui est par ailleurs président de l'ACTION Coalition, un organisme militant pour un meilleur accès à l'information en Namibie.

Les intercepteurs d'IMSI [8] [fr], communément appelés « grabbers » dans le milieu de l'espionnage, désignent des dispositifs susceptibles d'être placés à des points stratégiques pour activer les antennes-relais de téléphonie mobile GSM et interrompre le cryptage des appels vocaux, vidéo ou textuels des utilisateurs. Toute la correspondance numérique transitant par un intercepteur peut être collectée, visualisée, copiée ou écoutée. Grâce à l'enregistrement centralisé des cartes SIM [9], fortement courtisées par les autorités namibiennes, un intercepteur d'IMSI constitue un espion idéal à l'intérieur d'un réseau national de téléphonie mobile, explique Yasin Kakande, membre de TED [qui organise des conférences liées à la technologie, au divertissement et au design] et observateur de la confidentialité en ligne en Afrique, lors d'un entretien Zoom avec GV

En 2017, des données du ministère britannique du Commerce international [10] [pdf] ont dévoilé que l'agence nambienne de police secrète, le Service central de renseignement de Namibie (NCIS), avait commandé et acheté du matériel d'écoute IMSI auprès de la société britannique CellXion Ltd, spécialisée dans la commercialisation de « solutions de renseignement cellulaire ». 

Depuis une dizaine d'années, la police nationale namibienne du renseignement est très active sur le marché européen de la vente au détail d'équipements d'espionnage. 

La Coalition contre l'exportation d'équipements de surveillance illégale a révélé [11] en juin 2015 que la Namibie avait soumis des offres d'achat en Suisse pour un arsenal d'écoutes d'Internet, dès 2013. Cette opération a toutefois été rejetée lorsque le gouvernement suisse a entrepris de mettre un frein à ces exportations, redoutant que des États voyous ne se servent de ces mécanismes pour nuire aux opposants nationaux à la démocratie. Les autorités suisses ont immédiatement gelé les expéditions de gadgets et de logiciels de surveillance [11] d'Internet à destination de la Namibie, de l'Éthiopie, de l'Indonésie, du Yémen, du Qatar, de la Malaisie, de Taïwan, du Turkménistan et des Émirats arabes unis. 

En octobre 2014, la Namibie a été démasquée lors d'une audacieuse tentative d'acquisition de gadgets de piratage internet auprès du fameux vendeur de logiciels italien The Hacking Team [12] (L'équipe de piratage), (rebaptisé [13] Memento Labs après son rachat par une autre société de cybersécurité en 2019). Une brèche embarrassante dans les données de WikiLeaks a dénoncé la Namibie comme l'un des clients potentiels de la Hacking Team, et le contrat juteux a échoué. Le gouvernement italien a également profité de l'occasion pour invalider l'autorisation accordée à la compagnie Hacking Team d'exporter des logiciels malveillants d'intrusion. 

Le groupe de pression « Campagne contre le commerce des armes » affirme qu'en 2011, puis de 2015 à 2017, la Namibie a conclu des transactions avec la société danoise Sys-tematic [14], spécialisée dans la vente d'expertise, d'équipement de contrôle du web et de conseil aux États en quête de « solutions, services et savoir-faire en matière de surveillance, de prévention, d'analyse, d'évaluation des menaces et de gestion des crises ».

Et puis, il y a cette évidence qui saute aux yeux [15], l'entreprise chinoise Huawei. La relation de la société avec la Namibie existe depuis plus de dix ans [16], dans la mesure où l'on attribue à Huawei l'installation d'infrastructures 3G, 4G et peut-être maintenant 5G [17].

Huawei, probablement l'un des vendeurs les plus zélés au monde en matière de technologie de contrôle du web, jouit d'une excellente présence en Namibie. L'entreprise assure à la fois la distribution et la réparation des équipements et des infrastructures de Telecom Namibia, l'opérateur national de télécommunications. 

Aux côtés de MTC (Mobile Telecommunications Company), l'entreprise publique de téléphonie mobile  namibienne, Huawei s'est impliqué dans une relation de transfert technologique, plus particulièrement via sa technologie d'accès radio SingleRAN [18] (Radio Access Network), qui offre aux opérateurs de téléphonie mobile namibiens de nombreux produits sans fil sur un réseau unique. Près de 2 millions de Namibien·ne·s profitent de la technologie fournie par Huawei pour avoir accès à la communication vocale, à l'Internet et à la télévision numérique, et ce grâce à des centaines d'antennes-relais radio et à des milliers de kilomètres de lignes à fibres optiques, implantées en Namibie par l'entreprise chinoise. 

Face à tout cela, « personne ne sait si ce partenariat étroit a permis à Huawei de se faufiler, par des voies détournées, à l'intérieur du cyber coffre-fort de la Namibie comme cela aurait été le cas [19] au siège de l'Union africaine à Addis-Abeba, là où le géant chinois a installé un réseau informatique et a entrepris de collecter astucieusement des données tout en restant tapi dans l'ombre », s'inquiète Yasin Kakande. 

Ce sont précisément les manœuvres de contrôle numérique ultra-secrètes de l'agence de renseignement namibienne qui désarçonnent les militants. « Il est en effet difficile de quantifier les capacités de surveillance d'Internet de la Namibie, étant donné la nature opaque du budget du secteur des services de sécurité, et la gestion des relations entre les opérateurs de télécommunications publics et les fournisseurs de services étrangers. La transparence est le chaînon manquant dans toute cette histoire », ajoute le professeur Admire Mare. « C'est un environnement secret, par conséquent les enquêteurs ne peuvent venir sur le terrain pour confirmer ou infirmer cette pratique. »

On remarque un phénomène bizarre mais néanmoins fascinant : lorsque le journal The Namibian a publié un article intitulé (Namibie) Spy agency gets N$217m…over 3 years [20] (Une agence d'espionnage perçoit 217 millions de dollars namibiens [12,97 millions de dollars US]… sur une période de 3 ans),  en 2019, certains analystes ont suspecté [21] [pdf] qu'une partie de l'argent serait destinée à l'achat de gadgets de surveillance du web. Or, dans le budget national, ces dépenses sont souvent astucieusement dissimulées sous des postes tels que la construction, les rénovations et les améliorations.

Pour sa part, le gouvernement namibien réfute les accusations selon lesquelles il constituerait un trésor de guerre sur Internet dans le but d'enquêter tranquillement sur ses détracteurs nationaux. Charles Siyauya, membre du ministère des Technologies de l'information et de la communication, a répondu par écrit à une question posée par Global Voices, que « l'espionnage des citoyen·ne·s est la dernière des priorités de tout gouvernement progressiste. Seul un gouvernement prédateur ou en faillite est capable d'espionner ses citoyen·ne·s. Le rôle du service de renseignement consiste à protéger le pays et les citoyen·ne·s des menaces extérieures et intérieures ». 

Comme tout autre acteur étatique, la Namibie ressent le besoin légitime de faire usage des outils numériques pour préserver la paix. C'est le caractère secret des manœuvres numériques entreprises par les autorités qui dérange. Achetés dans le secret – et employés sans contrôle indépendant adéquat – les outils de surveillance représentent une menace pour les droits et libertés fondamentaux, notamment le droit à la vie privée et la liberté d'expression.