
Tumso Abdurakhmanov, blogueur [tchétchène] en exil, en plein débat avec le président du Parlement tchétchène, Magomed Daudov. Capture d’écran effectuée sur la plateforme YouTube par Runet Echo.
[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]
Le 12 mars dernier, de nombreux médias russes, suivis par plusieurs journaux américains dont le Washington Post et le New York Times, ont révélé qu’un blogueur dissident tchétchène exilé en Pologne était victime d’une « vendetta » instiguée par un haut responsable de son pays d’origine. Le blogueur en question, Tumso Abdurakhmanov, a déclaré à l’agence Associated Press qu’il prenait cette menace très au sérieux.
Penser le contraire serait irresponsable. En effet, le haut fonctionnaire tchétchène en question, Magomed Daudov, plus connu sous son nom de guerre « le Seigneur », est un ancien chef de guerre qui, après avoir changé de camp, est désormais rallié au gouvernement russe. Son bilan en matière de droits de l’homme est peu reluisant : il aurait notamment organisé, au sein de cette république islamique intransigeante, une « purge d’homosexuels ».
Abdurakhmanov, 32 ans, n’est pas un grand démocrate non plus. Disciple déclaré du salafisme [fr], dont la doctrine exige l’application la plus stricte des principes de l’Islam, il s’est engagé dans la cause perdue de la République tchétchène d’Itchkérie [fr], l’État tchétchène provisoire et non reconnu d’entre les deux guerres.
Le blogueur s’est fait connaitre du grand public en 2015. Au volant de son véhicule dans les rues de Grozny, la capitale tchétchène, il aurait refusé de céder le passage du cortège d’Islam Kadyrov. Ce dernier, cousin de Ramzan Kadyrov, le dirigeant tout-puissant de Tchétchénie, détient de nombreux titres officiels et a notamment été maire de Grozny durant trois ans. Abdurakhmanov affirme s’être vu confisquer son téléphone portable par Islam Kadyrov avant d’être assailli de questions à propos de caricatures, de vidéos et d’autres contenus anti-Ramzan Kadyrov et anti-Poutine publiés sur son blog.
Selon les déclarations faites aux journalistes [ru], Abdurakhmanov aurait été emmené pour être interrogé par Islam Kadyrov et plusieurs religieux islamiques expérimentés, qui l’ont accusé d’être un « wahhabite [fr] endurci ». Cet événement a contraint le blogueur à fuir le pays. Il a finalement atterri en Pologne, depuis laquelle il tente de lutter contre son extradition [ru] vers la Russie où il est aujourd’hui recherché par les autorités antiterroristes. Celles-ci l’accusent d’être membre d’un « groupe armé clandestin » combattant en Syrie, ce qu’Abdurakhmanov dément fermement.
Au cours de son exil, Tumso Abdurakhmanov a exprimé, sur YouTube, sa colère à l’égard de Ramzan Kadyrov et de ses complices, les qualifiant de « traîtres » à la nation pour avoir abandonné la cause de l’indépendance de la République d’Itchkérie et de la Tchétchénie alors en jurant fidélité à Vladimir Poutine et à la Russie. Cela fait de nombreuses années que Tumso cible Magomed Daudov par le biais de ses vidéos contestataires, tant et si bien qu’un jour, ce dernier décide d’appeler son adversaire sur [l’application téléphonique] Whatsapp. Le responsable tchétchène, pleinement conscient du fait que l’échange sera rendu public, entame avec le blogueur une conversation de 3 heures.
Une discussion houleuse menée en tchétchène et ponctuée de mots russes, qu’Abdurakhmanov divise aussitôt en plusieurs segments pour ensuite les publier sur sa chaîne YouTube. À l’heure où j’écris ces lignes, la première vidéo [che] comptabilise déjà 2,5 millions de vues. Il s’agit d’un chiffre impressionnant, compte tenu du fait que la République tchétchène ne compte que 1,2 million d’habitants. La chaîne d’Abdurakhmanov, répertoriée sous le pseudonyme Abou Saddam Shishani [che], compte, elle, près de 50 000 abonnés.
Peu de temps après, d’autres cadres supérieurs de la « cour royale » tchétchène dont les membres sont rigoureusement contrôlés par Ramzan Kadyrov (qu’ils nomment « pachchakh », la version tchétchène du mot persan « padeshah » qui signifie roi) ont également joint Tumso Abdurakhmanov, tout en sachant qu’ils risquaient de s’exposer à des questions difficiles et même à des insultes devant un public de plusieurs millions d’internautes.
Ces conversations, vues plus de 3 millions de fois sur YouTube, sont principalement menées en tchétchène et sous-titrées en russe. Au fil de ces vidéos, Abdurakhmanov et Daudov s’engagent dans une série de débats d’une étonnante franchise sur la Tchétchénie et l’histoire récente de la Russie. Ils évoquent les guerres successives qui ont anéanti la petite république et sa population et vont jusqu’à mentionner les éventuelles réparations qui pourraient être engagées sous le règne de la famille Kadyrov.
La séquence la plus émotionnelle est celle où Abdurakhmanov évoque le fait que Daudov soit décoré du même titre honorifique de héros de la Fédération de Russie [fr] qu’un général de l’armée russe largement décrié en Tchétchénie, à cause de ses exactions anti-insurrectionnelles brutales :
There is a general called Shamanov — he’s a Hero of Russia. And you are a Hero of Russia. When you’re wearing this medal, can you feel your own stink?
Le général Shamanov est décoré du titre honorifique de héros de Russie. À vous qui portez également le titre de héros de Russie, n’avez-vous pas l’impression de vous salir lorsque vous portez cette médaille ?
Alexander Chernykh, un journaliste du journal Kommersant, remarque dans un papier commentant le débat [ru] que Daudov hésite un court instant avant de répondre, un peu comme s’il ne s’était jamais réellement interrogé sur les circonstances qui l’ont mis dans cette situation.
Daudov réplique par l’intermédiaire d’une nouvelle vidéo [che] dans laquelle, visiblement à bout de nerfs, il accuse Abdurakhmanov d’entacher la mémoire d’Akhmat Kadyrov [fr], le père de Ramzan et premier président de la République tchétchène d’après-guerre, assassiné en 2004 à Grozny.
En parallèle, le terme de « vendetta » employé par Daudov est au cœur d’un débat linguistique. Selon des médias du Caucase du Nord [ru] le terme ne s’appliquerait que dans certaines circonstances bien précises. Une vendetta décrirait la situation dans laquelle une famille fait payer à une autre le prix du sang en représailles pour le meurtre de l’un des siens, ce qui n’est pas le cas de Daudov et Abdurakhmanov. Différent·e·s expert·e·s estiment qu’il n’y aurait que peu de risques pour qu’Abdurakhmanov soit ciblé par une vendetta, même si, compte tenu de la fin sanglante qu’ont connue de nombreux ennemis du régime, il s’expose à un véritable danger.
Dans un éditorial [ru] consacré à ce sujet, Alexander Chernykh remarque que ces échanges houleux donnent un aperçu des problématiques pesantes et conflictuelles qui minent la Tchétchénie d’aujourd’hui, dix ans après le dénouement officiel de la seconde guerre de Tchétchénie [fr]. Les plaies de la guerre ne sont pas tout à fait refermées dans le Caucase du Nord et ce sujet reste encore majoritairement occulté au sein du débat public.
La plupart des Tchétchènes sont encore trop traumatisé·e·s par la guerre pour l’évoquer, et en particulier pour aborder publiquement les interrogations liées à ce passé : comment considérer ceux et celles qui ont combattu pour l’indépendance de la République tchétchène d’Itchkérie, pour ensuite changer de camp et rejoindre l’armée nationale ? Devrait-on considérer les chefs de guerres tels que Shamil Basayev [fr] comme des héros ou des terroristes ?
Les sociétés tchétchène et russe s’évertuent, par l’entremise des principaux médias locaux, à étouffer les souvenirs fragiles d’un passé si proche. La douleur réémerge malgré tout sous forme de vifs débats en ligne, suivis par des millions de personnes.