« Vendetta » contre un blogueur tchétchène, après des mois d’échanges à cœur ouvert au sujet des spectres du passé

La photographie montre Tumso Abdurakhmanov débattant avec le président du Parlement tchétchène, Magomed Daudov, en visioconférence sur son téléphone portable.

Tumso Abdurakhmanov, blogueur [tchétchène] en exil, engagé dans un débat avec le président du Parlement tchétchène, Magomed Daudov. Capture d’écran effectuée sur la plateforme YouTube par Runet Echo.

L’article d’origine a été publié en anglais le 19 mars 2019.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

Le 12 mars dernier, différents médias russes, suivis par plusieurs journaux américains dont le Washington Post et le New York Times, ont révélé qu'un blogueur dissident tchétchène, actuellement exilé en Pologne, faisait l'objet d'une « vendetta » orchestrée par un haut responsable de son pays d'origine. Tumso Abdurakhmanov, le blogueur en question, a exprimé à l'agence Associated Press la gravité avec laquelle il prenait cette menace. 

Penser le contraire serait irresponsable, compte tenu du fait que le haut fonctionnaire tchétchène en question, Magomed Daudov, également connu sous son nom de guerre du « Seigneur », est un ancien chef de guerre qui, après avoir changé de camp, s'est rallié au gouvernement russe. Critiqué pour son bilan peu reluisant en matière de droits de l'homme, incluant sa supposée participation à une « purge d'homosexuels » au sein de cette république islamique intransigeante, Daudov fait l'objet de vives controverses.

Tumso Abdurakhmanov, âgé de 32 ans, n'est pas non plus un fervent défenseur de la démocratie. Affichant ouvertement son affiliation au salafisme [fr], une doctrine exigeant l'application stricte des principes de l'islam, il s'est engagé dans la cause perdue de la République tchétchène d'Itchkérie [fr], un État tchétchène provisoire et non reconnu de l'entre-deux-guerres.

Attirant l'attention du grand public en 2015, le blogueur, au volant de son véhicule, aurait délibérément refusé de céder le passage au cortège d'Islam Kadyrov dans les rues de Grozny, la capitale tchétchène. Islam Kadyrov, cousin influent du puissant Ramzan Kadyrov et titulaire de nombreux titres officiels prestigieux, aurait ensuite confisqué le téléphone portable d'Abdurakhmanov, avant de lui faire subir un interrogatoire portant sur des caricatures, des vidéos et d'autres contenus de son blog, jugés hostiles envers Ramzan Kadyrov et Poutine.

D'après ses déclarations relayées dans les médias [ru], Abdurakhmanov aurait été interrogé par Islam Kadyrov et plusieurs responsables islamiques, lesquels l'auraient accusé d'être un « wahhabite [fr] endurci ».  À la suite de cet incident, le blogueur a été contraint de fuir le pays. Ayant trouvé refuge en Pologne, il s'efforce désormais de s'opposer à son extradition [ru] vers la Russie, où les autorités le recherchent activement. Elles l'accusent d'appartenir à un « groupe armé clandestin » ayant combattu en Syrie, des allégations qu'Abdurakhmanov réfute fermement.

Durant sa période d'exil, Tumso Abdurakhmanov a exprimé des critiques virulentes à l'égard de Ramzan Kadyrov et de ses partenaires sur la plateforme YouTube, les qualifiant de « traîtres à la nation ». Il leur reproche d'avoir renoncé à la lutte pour l'indépendance de la République d'Itchkérie et de la Tchétchénie, préférant se rallier à Vladimir Poutine et à la Russie. Cela fait de plusieurs années que Tumso cible Magomed Daudov dans ses vidéos contestataires, jusqu'à inciter ce dernier à le joindre directement sur [l’application téléphonique] Whatsapp. Le haut responsable tchétchène, sachant pertinemment que l'échange serait rendu public, engagea une conversation de trois heures avec le blogueur.

À la suite d’un échange animé en tchétchène, agrémenté de termes russes, Abdurakhmanov découpa rapidement la conversation en plusieurs segments qu'il publia sur sa chaîne YouTube. À l’heure où j’écris ces lignes, la première vidéo [che] a déjà été visionnée 2,5 millions de fois, un chiffre remarquable compte tenu du fait que la population de la République tchétchène ne compte pas plus de 1,2 million d'habitant·e·s. Enregistrée sous le pseudonyme Abou Saddam Shishani [che], la chaîne d'Abdurakhmanov compte, pour sa part, près de 50 000 abonné·e·s.

Peu après cet échange, d'autres figures influentes de la « cour royale » tchétchène, soumises à une surveillance étroite de la part de Ramzan Kadyrov (qu'ils appellent « pachchakh », la version tchétchène du mot persan « padeshah » signifiant « roi »), prirent à leur tour contact avec Tumso Abdurakhmanov. Ceux-ci avaient pleinement conscience des risques, et savaient qu'ils pouvaient être confrontés à des questions délicates, voire à des insultes, devant un public de plusieurs millions d'internautes.

Tumso Abdurakhmanov et Magomed Daudov prirent part à une série de débat d'une sincérité remarquable, visionnées plus de 3 millions de fois sur YouTube. Ces échanges, principalement menés en tchétchène et sous-titrés en russe, explorent l'histoire récente de la Russie et de la Tchétchénie, abordant notamment les guerres successives ayant dévasté la république, leurs impacts sur la population, et même d’éventuelles réparations pouvant être accordées sous le règne de la famille Kadyrov.

Au cours d'une séquence particulièrement forte, Abdurakhmanov a rappellé à Daudov que la médaille de Héros de la Fédération de Russie [fr] qu'il a reçu, a également été attribuée à un officier supérieur de l'armée russe vivement critiqué en Tchétchénie en raison de ses méthodes anti-insurrectionnelles brutales :

There is a general called Shamanov — he’s a Hero of Russia. And you are a Hero of Russia. When you’re wearing this medal, can you feel your own stink?

La médaille de Héros de Russie a été décernée au général Shamanov… Vous qui avez également été honoré par cette décoration, ne pensez-vous pas que cela pourrait ternir votre réputation à présent ?

Dans un article analysant le débat [ru], Alexander Chernykh, journaliste au journal Kommersant, note que Daudov semble marquer une brève pause avant de répondre, comme s'il n'avait jamais vraiment pris le temps de réfléchir aux circonstances qui l'avaient amené à recevoir cette distinction.

Daudov a répondu par le biais d'une autre vidéo [che] dans laquelle, visiblement à bout de nerfs, il accuse Abdurakhmanov d’entacher la mémoire d’Akhmat Kadyrov [fr], le père de Ramzan et premier président de la République tchétchène d’après-guerre, assassiné en 2004 à Grozny.

En parallèle, l'utilisation du terme « vendetta » suscite un débat linguistique. Selon les médias du Caucase du Nord [ru], ce terme ne serait applicable que dans des situations spécifiques, notamment lorsqu'une famille venge la mort d'un·e de ses membres en exigeant réparation par le sang, ce qui ne correspond pas à la situation entre Daudov et Abdurakhmanov. Divers·e·s expert·e·s estiment qu'il y a peu de risques qu'Abdurakhmanov fasse l'objet d'une vendetta. Néanmoins, il demeure exposé à un réel danger, étant donné la fin souvent sanglante réservée à de nombreu·se·s opposant·e·s du régime.

Dans un éditorial [ru] consacré à ce sujet, Alexander Chernykh souligne que ces échanges houleux offrent un aperçu des problématiques pesantes et conflictuelles qui persistent en Tchétchénie aujourd'hui, une décennie après le dénouement officiel de la seconde guerre de Tchétchénie [fr]. Les blessures du passé ne sont pas entièrement cicatrisées dans le Caucase du Nord, et ce sujet n'a pas encore trouvé sa place au sein du débat public.

Les traumatismes de la guerre sont encore trop présents pour être abordés ouvertement, notamment lorsqu'il s'agit d'évoquer publiquement des questions aussi délicates que celles concernant le regard à porter sur ceux et celles ayant changé d'allégeance pour rejoindre l'armée nationale après avoir combattu pour l'indépendance de la République tchétchène d’Itchkérie. Faut-il considérer des individus tels que Shamil Basayev [fr] comme des héros ou des terroristes ? C'est un débat qui demeure complexe et délicat.

Les sociétés tchétchène et russe s'emploient à étouffer les souvenirs sensibles d’un passé encore si proche grâce à certains médias, mais la douleur est susceptible de refaire surface à tout instant. Elle peut se manifester, par exemple, à travers de fervents débats sur la Toile pouvant  rassembler des millions de participant·e·s.

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