- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Vers une réforme du système carcéral en Jamaïque ?

Catégories: Caraïbe, Jamaïque, Droit, Droits humains, Médias citoyens, Politique
Derrière un fourgon de transport de prisonniers, les hauts murs en brique rouge de la prison de Tower Street. [1]

Un fourgon de police venu transférer les détenus d'un établissement pénitentiaire à un autre, devant Tower Street, une prison de haute sécurité. Photo [1] par Christina Xu via Flickr, sous licence CC BY-SA 2.0 [2].

Cet article est le second volet d’une série en deux parties [3] concernant la gestion des détenus souffrant de troubles psychiatriques dans le système pénitentiaire jamaïquain.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

Lorsque la Commission d'enquête indépendante (INDECOM) [4], chargée d'enquêter sur les atteintes aux droits humains par les forces de sécurité jamaïquaines, a partagé son rapport du premier trimestre 2020 [5] [pdf] sur les prisons du pays durant une conférence de presse le 3 juin, la population a été horrifiée [6] [fr] d'apprendre les conditions ayant mené à la mort de Noel Chambers, un détenu âgé de 81 ans.

L'octogénaire, atteint de problèmes de santé mentale, est mort à la prison de Tower Street, à Kingston, le 24 janvier. L'homme était incarcéré depuis quarante ans sans jamais avoir été condamné par la justice, ayant été déclaré en incapacité de subir un procès en réponse à une accusation de meurtre.

L'indignation populaire a rapidement transformé sa mort, et ce qu'elle montre du système pénal jamaïquain, en une bataille politique.

Politiser le débat

La question avait été mise de côté après un débat partisan [7] pour déterminer qui avait rejeté, en 2015, l'offre controversée [8] de David Cameron, alors Premier ministre du Royaume Uni, de construire une nouvelle prison sur l'île. Sur les réseaux sociaux, les internautes se sont montrés las des doigts accusateurs :

Je me moque de ce qui s'est passé avec cette offre de prison, de qui a dit quoi, qui a rejeté qui, etc, et, pour être franc, en débattre est une perte de temps.

Je me préoccupe plus de réparer le système pénitentiaire actuel pour que ce qui est arrivé à Noel Chambers n'arrive plus jamais à personne.

Devant l'indignation, le gouvernement s'est empressé de répondre, le Premier ministre Andrew Holness déclarant [11]:

The death of Mr. Noel Chambers while in custody within the Tower Street Adult Correctional Centre is both tragic and heartbreaking […] This tragedy is undoubtedly ranked among the most dreadful inheritances of a penal and judicial system that are in urgent need of reform.

Le décès de M. Noel Chambers en détention au centre correctionnel de Tower Street est à la fois tragique et déchirant […] Il ne fait aucun doute que cette tragédie figure parmi les pires conséquences d'un système pénal et judiciaire dans l'attente urgente d'une réforme.

Des mesures insuffisantes ?

Le ministère de la Sécurité nationale a annoncé le 4 juin le lancement d'un audit [12] concernant la mort de Noel Chambers.

De même, le 8 juin, le juge Brian Sykes a déclaré qu'un groupe de travail serait lancé [13] afin d'analyser les lois actuelles touchant aux détenu·e·s atteint·e·s de maladies mentales. Les résultats de cet examen sont attendus d'ici 120 jours.

Si la procureure générale Paula Llewellyn a reconnu [14] que l'administration avait témoigné d'une considération et d'une attention insuffisantes à propos de la nécessité d'un service de psychiatrie légale en milieu pénitentiaire, elle conclut toutefois :

Perhaps it is not helpful to get into a blame game […] It is not only mental health issues, but mental health issues which bring them in conflict with the criminal law, that is where you have the dilemma. […]

Between the Mental Health Act and the Criminal Justice Administration Act, efforts have been made systemically; it's just that it was not being carried out in the way that it ought to have been.

Il n'est sans doute pas utile de chercher quelqu'un à blâmer […] Il ne s'agit pas seulement de troubles psychiatriques, mais de troubles psychiatriques qui les font contrevenir à la loi pénale. C'est là qu'est le dilemme. […]

Des efforts ont été faits au niveau du système, avec la loi sur la santé mentale et celle sur l'administration de la justice pénale, cela n'a simplement pas été mené comme cela aurait dû l'être.

Jovan Anthony, journaliste, a publié plusieurs déclarations de différents organismes publics impliqués dans l'affaire. Parmi elles, des excuses exceptionnelles [15] du président de la Cour suprême :

À LIRE : Le directeur des prisons Gary Rowe et la magistrature se sont exprimés à propos de Noel Chambers.
2 juin : l'INDECOM publie son rapport sur l'affaire Noel Chambers.
4 juin : déclaration de la Sécurité nationale.
9 juin : déclaration du président de la Cour suprême.
13 juin : déclaration de la direction des prisons.

Alors que le ministre de la Sécurité nationale Horace Chang s'est exprimé sur le sujet au parlement [21], des questions demeurent [22] d'après la militante Susan Goffe, défenseuse des droits humains :

One reason why greater transparency is absolutely necessary is that this audit process may be being carried out by entities and/or individuals responsible for the circumstances that led to Mr Chambers’ incarceration and death.

More information is necessary, Minister Chang.

We need to remember that it wasn’t the Ministry of National Security that brought Mr Chambers’ death to public attention. Without INDECOM’s report, we would not have known.

Une plus grande transparence est nécessaire, notamment car cet audit est peut-être conduit par les organismes et/ou les personnes responsables des circonstrances qui ont mené à l'incarcération et à la mort de M. Chambers.

Nous avons besoin de plus d'information, M. le Ministre Chang.

Il nous faut nous souvenir que ce n'est pas le ministère de la Sécurité nationale qui a averti le public du décès de M. Chambers. Sans le rapport de l'INDECOM, nous ne l'aurions jamais su.

Des retombées positives

Depuis le décès de Noel Chambers, deux personnes incarcérées depuis plusieurs dizaines d'années ont été libérées. Isat Buchanan, l'avocat-conseil de l'association de défense des droits humains Stand Up For Jamaica [23] (SUFJ, en français : Engagez-vous pour défendre la Jamaïque) est parvenu [24] à faire libérer George Williams, 71 ans et souffrant de troubles psychiatriques, de la prison de Tower Street le 24 juin.

Le quotidien jamaïquain The Gleaner rapporte [25]:

Shouts of ‘freedom’ were heard outside the St Catherine Parish Court […] as 71-year-old George Williams was released from prison after spending close to 50 years behind bars without a trial. With a black eye from a beating on the weekend, Williams was met by family members and supporters. [His] brother Aldrin Jones said, ‘The journey will be hard, but he is prepared for it.’

“Liberté !” : des cris résonnent à l'extérieur du tribunal Sainte Catherine […] lorsque George Williams, 71 ans, sort de prison après avoir passé près de cinquante ans derrière les barreaux sans procès. Affichant un œil au beurre noir après une altercation au cours du weekend, George Williams est accueilli par sa famille et ses soutiens. Son frère, Aldrin Jones déclare : “Le chemin sera difficile, mais il y est préparé.”

Abraham Lawrence, 49 ans, un autre détenu atteint de troubles psychiatriques, a été libéré [26] le 10 juillet, après avoir été déclaré inapte à subir un procès et avoir passé plus de vingt-cinq ans en prison. Il avait été mis en examen pour destruction dans l'intention de nuire pour avoir jeté des pierres à un groupe d'hommes et à un véhicule de police en 1994.

Lors de la sortie de prison de M. Lawrence, son frère a rappelé [27] combien il est important de prendre soin des personnes atteintes de maladies mentales et de les soutenir.

Contactée sur Zoom, Carla Gullota, la fondatrice de Stand Up for Jamaica, partage son opinion [28], notant que « pour bien trop de personnes, le système judiciaire jamaïquain est inadapté ». Elle explique que la santé mentale d'un détenu se détériore rapidement après son entrée dans le système carcéral, à cause « d'un environnement inacceptable au regard des principes fondamentaux des droits de la personne ».

Devoir prouver qu'ils ne récidivront pas

Environ 350 détenus atteints de problèmes psychiatriques sont incarcérés dans les unités spécifiques de deux des prisons jamaïquaines. Carla Gullota estime que leur place se trouve ailleurs, le système pénitentiaire n'ayant qu'un seul psychiatre pour 4 600 détenus. Le seul soin donné à ces détenus souffrant de problèmes psychiatriques est une injection mensuelle, pour s'assurer de leur calme.

Un membre de l'Association de psychiatrie de Jamaïque [29] a pris part à l'entretien sur Zoom et rapporte que :

The mentally ill are being asked to prove their innocence for future crimes, which is wrong […] Locking someone up has no therapeutic value, merely an issue of security. You are violating the rights of these persons either in prisons or mental hospitals to please the society at large, [which is] working on the incorrect presumption that they are all violent.

Il est demandé aux personnes atteintes de maladies mentales de prouver qu'elles ne commettront pas de futurs crimes, ce n'est pas acceptable […] L'enfermement n'a aucune valeur thérapeutique, c'est purement une question sécuritaire. On bafoue les droits de ces individus, dans les prisons ou dans les hôpitaux psychiatriques, pour satisfaire le reste de la société, laquelle présume, à tort, qu'ils sont tous violents.

Le psychiatre a ajouté que les personnes atteintes de troubles mentaux sont en fait plus susceptibles d'être elles-mêmes victimes d'exploitation et de violences : « Ce que nous voyons là est la preuve que des systèmes mis en place pour les protéger perpétuent cette exploitation et cette violence structurelle. »

Un autre décès derrière les barreaux

L'INDECOM enquête actuellement sur un incident [30] ayant entraîné la mort d'une autre personne détenue à Tower Street.

Début juillet, au cours d'une altercation avec un surveillant, le prisonnier aurait été frappé à la matraque, avant de décéder. Cet incident avait provoqué une grève de la faim [31] de plusieurs détenus. L'un d'eux, s'exprimant anonymement à la radio, a affirmé qu'une partie des surveillants pénitentiaires avait des comportements abusifs [32], avant de suggérer l'extension des programmes de réhabilitation existants.

La population espère maintenant que la mort tragique de Noel Chambers n'aura pas été en vain, que plus de détenus « perdus dans le système » seront libérés et surtout que des réformes profondes du système carcéral soient engagées.