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Trente ans après sa mort tragique, l'icône de la musique soviétique Viktor Tsoï inspire toujours les mouvements contestataires

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Kazakhstan, Russie, Arts et Culture, Histoire, Jeunesse, Liberté d'expression, Médias citoyens, Musique

Photo du mur Viktor Tsoï dans le centre de Minsk. Traduction de l'inscription en grand caractères  “Ты знал, что будет плохо, но не знал, что так скоро” [Tu savais que ça irait mal, mais pas que ça viendrait si vite], inspirée d'une de ses chansons. Photo : Filip Noubel, utilisée avec autorisation.

Ce 15 août est le 30ème anniversaire de la mort tragique de Viktor Tsoï [1], la rock-star russo-coréenne tuée dans un accident de la route en 1990.

Tsoï et son groupe Kino ont connu la gloire pendant les dernières années de l'Union soviétique, et restent aimés jusqu'à aujourd'hui. Trois décennies après sa disparition, Viktor Tsoï continue à gagner de nouveaux fans, en particulier dans les États post-soviétiques du Kazakhstan au Belarus, qu'inspire en profondeur son message anti-autoritaire.

Même les générations de russophones qui n'ont pas connu la période soviétique sont fascinés par l'histoire de Viktor le rebelle, aux côtés du peuple contre le système. Nombre de ses chansons ont un sous-texte politique transparent appelant à la désobéissance, exhortant les jeunes à ignorer les autorités et à prendre en mains leur avenir.

Une des chansons les plus célèbres de Tsoï, “Перемен!” [Changement !], interprétée en public pour la première fois en mai 1986, connaît un regain de popularité.

En voici les paroles :

Перемен требуют наши сердца
Перемен требуют наши глаза
В нашем смехе
И в наших слезах
И в пульсации вен
Перемен!
Мы ждём перемен…

Le changement, nos cœurs l'exigent / Le changement, nos yeux l'exigent / Dans notre rire / Et dans nos yeux / Et dans les pulsations de nos veines / Changement ! / Nous attendons le changement…

“Перемен!” est devenu une sorte d’hymne protestataire [2] au Belarus, joué et chanté par les opposants au président Alexandre Loukachenko accusé d’avoir truqué l'élection présidentielle du 9 août [3] en sa faveur.

A Almaty, capitale du Kazakhstan, où une statue [4] de Tsoï a été érigée le 21 juin 2018 en l'honneur de ses liens étroits avec le pays où était né et avait vécu son père, le monument a été mis en scène dans des actions de contestation du gouvernement, comme celle décrite dans ce tweet :

“Et il n'y a plus rien d'autre
Tout se trouve en nous” [Paroles de la chanson de Tsoï “Changement” (Перемен [7])]

Viktor Tsoï à Almaty avec la pancarte “Changement”

Yevgenia Plakhina, une trentenaire contributrice de Global Voices et fine observatrice de la culture pop au Kazakhstan a partagé cette opinion :

>Мне кажется, для людей моего поколения нет более знаковой песни, чем Перемен, когда речь идет о политическом протесте.

Je pense que pour les gens de ma génération, il n'y a pas de chanson plus emblématique que Перемен pour parler de manifestations politiques.

Un sentiment auquel fait écho Hamdam Zakirov, un DJ installé à Helsinki mais originaire d'Ouzbékistan, qui tient une chaîne Youtube consacrée à la musique soviétique et ouzbèke :

Песня “Перемен”, конечно, не имеет аналогов по своей энергетике и довольно простым ясным словам. Да и за годы, эта песня только набирает звездочки, как марочный коньяк. После событий в Беларуси её статус “гимна свободы” только укрепится.

La chanson Перемен est évidemment sans équivalent avec son énergie et ses paroles suffisamment simples et claires. Et avec les années, cette chanson ne fait que gagner des étoiles à la manière d'un cognac de marque. Après les événements au Belarus son statut d’ “hymne de la liberté” n'a fait que se renforcer.

Le musicien qui a fait du rock soviétique et russophone un phénomène mondial

Plakhina rappelle comment Kino est entré dans sa vie :

Мне кажется, что Кино всегда было в моей жизни по умолчанию. Если честно, даже трудно отследить, когда именно я начала слушать Кино. Осознанно, наверное, лет в 12. Я всегда чувствовала в Кино бунтарство и неприкаянность – мы, алматинские подростки, были такими. И, где бы мы не были сейчас, при первых аккордах встаем в стойку и поем все слова наизусть.

Il me semble que Kino a toujours été dans ma vie par défaut. Honnêtement, ça m'est difficile de retracer exactement quand j'ai commencé à écouter Kino. Sciemment, probablement vers 12 ans. J'ai toujours senti chez Kino la rébellion et la désobéissance – nous, adolescents d'Almaty, étions comme ça. Et où que nous soyons aujourd'hui, aux premiers accords nous nous mettons debout et chantons par cœur les paroles en entier.

Bektour Iskender, un manager et formateur dans les médias au Kirghizstan, se souvient :

Я открыл для себя Цоя относительно поздно — только в 2002 году, в возрасте семнадцати лет. К тому времени я уже довольно детально изучил англоязычный рок 1960-х и 1970-х, а рок на русском языке мне почему-то был не очень интересен. Пожалуй, Цой и “Кино” стали первыми русскоязычными музыкантами, которые мне действительно очень понравились.

J'ai découvert Tsoï plutôt récemment, en 2002, à dix-sept ans. A ce moment-là j'avais déjà étudié dans les détails le rock anglophone des années 1960 et 1970, et le rock en russe curieusement ne m'attirait pas. Tsoï et Kino sont peut-être devenus les premiers musiciens de langue russe que j'ai vraiment aimés.

Mais la légende de Tsoï ne s'arrête pas aux frontières du monde russophone. En 1989, à l'apogée de la perestroïka [8], Kino fut autorisé à se rendre en tournée à l'Ouest. Joël Bastenaire, un producteur musical qui se dit spécialiste de la Russie et de l'Asie, organisa la tournée en France de Tsoï et écrivit en 2012 un long essai intitulé “L'image du corps de Tsoï” sur une époque où rares étaient en Occident ceux qui associaient l'Union soviétique aux musiciens rebelles underground :

On voit là ressurgir ici la même fascination qui est déjà à l’œuvre dans le public du groupe Kino à partir de l’année 1987. Le mystère tient à la fascination qu’exerce la plastique de Tsoï. Le corps d’un fauve, d’un félin : aucune lourdeur dans la pose, extraordinaires vivacité et souplesse, innocence du chat jouant avec une ficelle. Il suffit de revoir la scène de l’idylle sur la mer d’Aral, quand Victor poursuit puis dépasse Smirnova dans les traces desséchées d’un camion puis monte sur le bateau par la chaîne d’ancrage et finit par grimper sur le mât.

Conversant avec Global Voices, Bastenaire évoque la rencontre de Tsoï avec l'Occident :

La tournée a eu lieu en avril 89, pour la promotion de l’album “Последний герой” [9] (Le Dernier des Héros) que j’ai d’abord fait paraître en France deux semaines avant le Printemps de Bourges [10], festival auquel nous avions associé KINO et deux autres groupes. Les « gens » de St Pétersbourg le savent tous, ils se sont arrachés les images et les bribes de films.
En province et en Asie centrale, ces faits ont été occultés par l’aura du film “Игла [11]” (l'Aiguille) de Nougmanov qui, en voulant faire de Victor une icône, a travesti sa vraie nature et son histoire de rocker urbain. Le film est « bon » en ce qu’il a de vrai malgré le scénario convenu.
Tsoï a toujours dit que “Последний герой” [9] était le meilleur mix et a demandé que l’album de l’automne 1990 soit mixé en France avec moi. C’est pour cela que j’ai fait l’album noir (“Черный альбом [12]“) avec les 3 musiciens immédiatement après son décès. J’ai influé sur le travail de trois morceaux, dont le hit Kukushka (“Кукушка [13]“).
Tsoï n’a pas aimé ses tournées en Occident, il attendait plus de ce qui était programmé au Japon et en Corée du Sud vers octobre 1990 ou mars 1991. Il n’a pas aimé la morgue des journalistes français.

La musique de Tsoï est toujours jouée aujourd'hui et continue à inspirer les musiciens contemporains, comme en témoigne l'émission spéciale du DJ Hem en l'honneur de son anniversaire le 21 juin 2020 :

Comme le dit Iskender :

Я слушаю периодически. Мне нравится, что слова многих песен актуальны и сегодня — особенно, в период, когда в постсоветское пространство вернулось столько проблем, которые, казалось, останутся в советском прошлом. Но моя самая любимая песня — это малоизвестная “Я иду по улице [14]“. С виду она кажется простой — парень идёт по улице один, одетый в зелёный пиджак и в новом галстуке. Но потом ты понимаешь, что в этом всём и есть бунт — он одет не так, как было принято.

J'écoute régulièrement Tsoï. Il me plaît que les paroles de beaucoup de ses chansons soient toujours d'actualité, surtout au moment où dans l'espace post-soviétique il y a tant de problèmes qui semblaient appartenir au passé soviétique. Mais ma chanson préférée est la peu connue “Я иду по улице [14]” [Je marche dans la rue]. A première vue elle paraît simple — un type marche seul dans la rue, il porte une veste verte et une cravate neuve. Mais ensuite tu comprends que c'est justement ça sa rébellion. Il n'est pas habillé comme il faudrait.

[NdT : Les débuts de Viktor Tsoi et du groupe Kino sont retracés dans le film Leto [15] (en russe : Лето, littéralement L'Été) du réalisateur russe Kirill Serebrennikov [16], sorti en 2018 et récompensé pour sa bande-son à Cannes la même année.]