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« L'art africain a nourri toutes les civilisations » : Entretien avec l'artiste algérien Rachid Koraichi

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Algérie, Arts et Culture, Idées, Médias citoyens
Rachid Koraichi soho exhibition, 2016. Credit: Aicon Gallery

Rachid Koraichi, une exposition personnelle, 2016. photo: Aicon Galery.

L’article initial [1] a été publié en anglais le 8 juillet 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient des pages en anglais, ndlt]

Artiste algérien basé à Paris, Rachid Koraichi, âgé de 73 ans, est connu à travers le monde pour son utilisation des chiffres, des lettres, des signes et des symboles mystiques dans ses œuvres d'art. Il est aussi un critique virulent des questions quotidiennes portant sur le racisme, l'immigration et la pauvreté que vivent les populations du Moyen Orient et d'Afrique du Nord.

“Nous ne pouvons pas rester assis là et travailler dans une bulle sans prêter attention à  notre environnement et à ce qui nous entoure”, a répondu Monsieur Koraichi lors d'un entretien accordé à Global Voices. “Il existe encore de grandes souffrances dans beaucoup de pays.”

En 2019, en réaction à la vague massive d'immigrés ayant perdu la vie en recherchant de meilleures conditions de vie, il a créé un cimetière en Tunisie, baptisé “Jardin d’Afrique [2]“, pour qu'il serve “de lieu d'inhumation et de monument commémoratif pour les migrants morts en mer Méditerranée”.  Des dizaines de victimes noyées y sont déjà enterrées. 

La vision du monde de Monsieur Koraichi est largement influencée par le soufisme, la poésie, la philosophie et les versets coraniques. Ses travaux ont été exposés dans le monde pendant des décennies, allant des expositions personnelles à New York, aux foires des arts telles que la foire Frieze de Londres et la foire d'art contemporain africain 1-54. [3]

Rachid Koraichi, from the series A Nation In Exile.

Rachid Koraichi, de la collection “Une Nation en Exil”.

Peintre, sculpteur et calligraphe, les œuvres de Monsieur Koraichi intègrent les poèmes et les pensées des mystiques soufis tels que Rumi, Al-Arabi et du poète palestinien Mahmoud Darwish. Il réussit ainsi à créer un univers changeant et mystique qui offre au public la chance d'apprécier sa beauté, indépendamment de l'énigme que peuvent poser les mots pour beaucoup.

J'exprime toute ma reconnaissance envers Dheeya Somaiya de Aicon Galery [4] pour avoir rendu possible cette interview. En voici des extraits :

Omid Memarian (OM) : Quelle est votre plus grande inspiration, ce qui vous a poussé pendant des décennies à créer des œuvres, qu'il s'agisse de sculptures, de peintures ou de céramiques ? 

Rachid Koraichi: I have realized the dream of my own mother. My mother drew a lot, even as a young girl. She received France's grand prize for drawing (at that time Algeria was a French colony). I have evolved in this direction, often under her gaze. When I was working, she would stand behind me and see where I was at, how things were going, how the canvas was developing and so on. For me, it was this sense of my mother looking over my shoulder that was very important.

It was really a continuation of what she would have liked to do in her youth and perhaps in her adult life, something she could not achieve for many reasons. She had to stop her studies after she got married. She had a lot of children, which actually meant she was not able to do what she wanted to do.

When I picture my mother, I always see her cooking for the whole family, then she moves and stands behind me, looking at a painting I have been working on for a few days, all without saying a word. She leaves and, from time to time, she comes back again. I still feel her eyes on my back, without realizing it; the tenderness, the affection and the desire for her son to make art.

Rachid Koraichi (RK) : J'ai réalisé le rêve de ma mère. Ma mère dessinait beaucoup, même quand elle était jeune fille. Elle avait obtenu le grand prix du dessin (à l'époque où l'Algérie était encore une colonie française). J'ai évolué dans cette direction, souvent sous son regard. Quand je travaillais, elle se tenait derrière moi, me regardait en vérifiant où j'en étais et comment les choses avançaient, comment la toile évoluait et autre. Pour moi, c'était cette présence de ma mère, me regardant par dessus mon épaule qui était très importante.

C'était vraiment la continuation de ce qu'elle aurait aimé faire dans sa jeunesse et peut-être dans sa vie d'adulte. Un rêve qu'elle n'a pas pu réaliser pour de nombreuses raisons. Elle a dû arrêter ses études après son mariage. Elle a eu beaucoup d'enfants, ce qui veut dire qu'en réalité, elle n'était plus capable de faire ce qu'elle désirait.

Quand j'imagine ma mère, je la vois toujours en train de cuisiner pour toute la famille. Puis, elle s'approche et se tient derrière moi, regarde le tableau sur lequel je travaille depuis quelques jours, sans dire un mot. Elle s'en éloigne et de temps en temps, elle revient. Je continue de sentir son regard dans mon dos. Et sans le savoir, je continue de ressentir la tendresse, l'affection et le désir de faire de l'art qui brûlait en elle.

Rachid Koraichi, Madrid, 2018. Credit: Aicon Gallery.

Rachid Koraichi, Madrid, 2018. Photo: Aicon Gallery.

OM : Mahmoud Darwish, le célèbre poète palestinien, a grandement influencé vos œuvres, notamment votre exposition “Chemin de Roses/Poème de Beyrouth/Une Nation en Exil”. Qu'est-ce qui vous lie à lui et à ses poèmes ? De quelle manière fait-il continuellement partie de votre vocabulaire visuel ?

RK: The bond and connection with Mahmoud Darwish goes back several decades. Certainly, Mahmoud Darwish is a significant poet of the Palestinian cause, which has also proved to be a great cause for people across the Arab world, the Islamic world, and people in all countries who seek peace and true decolonization, because today the history of Palestine poses questions for all of us about its past, its present and certainly its future.

When Mahmoud Darwish died, a three-day period of national mourning was announced—which is rare in a state that barely exists as a defined territory, especially for a poet. This speaks to his profound importance.

Mahmoud left Beirut and settled in Tunisia [5] where he was allocated a house in Sidi Bou Said. That's where I had a workshop. This house belonged to my friend, the painter Ali Belaada. He was an artist and a great man. We were neighbors. Mahmoud liked to cook but I did not, so that was the beginning of what became a strong bond. We saw each other every day, we spent the afternoons and evenings together, and then one day I said to him: “Listen Mahmoud, as long as you're here, as long as I'm here, let’s create as much as we can together, take things forward, reflect on them.”

What interests me in Mahmoud Darwish is his writing: the moment, the story, the pulse that triggered the writing of the poetic text. It was not about illustration—I'm not an illustrator, I'm a visual artist.

I also connected with Mahmoud Darwish over Jalaluddin Rumi who was the spiritual father of Dariush. There was work around his spirituality related to dance and music, and this in particular countered the Islamists who forbade radio, television, music, dance and the arts. Rumi is a great Islamic mystic, who anchored his philosophy and thought. Dance as an element is a fundamental axis of his philosophy and mysticism.

RK : Le lien et la connexion avec Mahmoud Darwish remontent à quelques décennies. Il est certain que Mahmoud Darwish est un poète incontournable de la cause palestinienne. Il est également indispensable pour la grande cause des peuples à travers le monde arabe, le monde islamique et les peuples des pays qui cherchent la paix et une véritable décolonisation. Parce qu'aujourd'hui, l'histoire de la Palestine suscite aux yeux de tous des interrogations sur son passé, son présent et sans aucun doute son futur.

Lorsque Mahmoud Darwish est mort, trois jours de deuil national ont été décrétés— ce qui est un événement rare, spécialement au nom d'un poète, surtout pour un pays qui n'est presque pas reconnu comme un État. Cet événement montre la place importante que ce poète occupe.

Mahmoud a quitté Beyrouth et s'est installé en Tunisie [5], dans une maison à Sidi Bou Said. C'est là que se trouvait mon atelier. Cette maison appartenait à mon ami, le peintre, Ali Belaada. C'était un grand artiste et un grand homme. Nous étions voisins. Mahmoud aimait cuisiner mais moi pas. Alors, c'était le commencement de ce qui est devenu plus tard un lien fort. On se voyait tous les jours, on passait nos après-midis et nos soirées ensemble. Un jour, je lui ai dit: “Écoute Mahmoud, tant que tu seras là, et tant que je serai là, nous devons créer ensemble autant que possible, faire avancer les choses et réfléchir sur ces choses.”

Ce qui m'intéresse dans l'écriture de Mahmoud Darwish : c'est le moment, l'histoire, et l'impulsion qui déclenchent le texte poétique. Il ne s'agit pas d'illustration—Je ne suis pas un illustrateur, je suis un artiste visuel.

Je suis aussi lié à Mahmoud Darwish par Jalaluddin Rumi, qui était le père spirituel de Darwish. Il y avait un travail sur sa spiritualité relié à la danse et la musique. Et en particulier, ceci s'adressait aux islamistes qui interdisaient la radio, la télévision, la danse et les arts. Rumi est un grand mystique islamique qui a influencé la philosophie et les pensées de Mahmoud Darwish. La danse était considérée comme un élément de l'axe fondamental de sa philosophie et de sa mystique. 

Rachid Koraïchi_Three Banners Installation. Credit: Aicon Gallery

Rachid Koraïchi, Installation de trois bannières. Photo: Aicon Gallery.

OM : Quel est le rôle des artistes, en particulier ceux qui ont accès à des plateformes mondiales, dans la formation et l'évolution des récits pour faire face aux grands problèmes de notre temps, tels que l'immigration, le racisme et l'intolérance/injustice ?

RK: We cannot sit still and work in a bubble without thinking about our environment and what surrounds us. There is still enormous suffering in many countries.

Look at the experience of independence: unfortunately almost all countries that revolted against Western colonization found themselves under the dictator's boot in their own country.

It is serious. Before, we had a clear cause for which we struggled. Many were even willing to die for it. But today, we see our leaders plunder their countries and their people. We cannot sit idly by and accept this. Look at Algeria: after seven years of horrific wars, we wanted a level of existence that they did not give us. Our leaders continued to behave almost like dictators, torturers, occupiers. Maybe things will change; the world has changed and we hope things will be different.

Today we see clearly the acts of racism that are still happening in North America, we see very well acts of racism from one tribe to another in Africa, and how one tribal leader raises his population against their neighbors. Today, in many countries, we live as if we had learned nothing from the history of our continent.

We artists are questioned, we are obliged by our conscience, to take a stand, it is impossible to remain inactive and do nothing.

RK: Nous ne pouvons pas rester assis là et travailler dans une bulle sans prêter attention à notre environnement et à ce qui nous entoure. Il y a encore d'énormes souffrances dans de nombreux pays.

Prenons l'expérience de l'indépendance. Malheureusement, presque tous les pays qui se sont soulevés contre la colonisation occidentale se sont retrouvés sous l'emprise des dictateurs dans leurs propres pays.

C'est sérieux. Avant, nous luttions pour une véritable cause. De nombreuses personnes étaient même prêtes à mourir pour cela. Mais de nos jours, nous voyons nos dirigeants piller leur propre pays et leurs propres peuples. Nous n'allons pas rester assis sans rien faire et accepter cela.

Par exemple, après sept ans de guerre horrible en Algérie, nous avons voulu avoir un niveau de vie qu'ils ne nous avaient pas donné. Nos leaders continuaient de se comporter presque comme des dictateurs, des tortionnaires et des occupants. Peut-être que les choses changeront. Certes, le monde a changé et nous espérons que les choses seront différentes.

Aujourd'hui, nous voyons clairement que les actes de racisme se produisent encore en Amérique du Nord. Nous voyons très bien les actes de tribalisme d'une tribu à l'autre en Afrique et nous voyons comment les leaders dans nos clans soulèvent leurs populations contre leurs voisins. Aujourd'hui, dans de nombreux pays, nous vivons comme si nous n'avions rien tiré comme leçons de l'histoire de notre continent.

Nous, les artistes, sommes interpellés. Notre conscience nous oblige à prendre position. Il est impossible de rester inactif et de ne rien faire.

Rachid Koraichi onstallation. Credit: Aicon Gallery.

Rachid Koraichi installation. Photo: Aicon Gallery.

OM : Les mots, les chiffres, les symboles et les signes sont certains des éléments majeurs que vous dessinez et visualisez de manière harmonieuse, sophistiquée et esthétiquement belle. Quels rapports avez-vous avec les chiffres et les mots dans vos travaux ?

RK: I think that numbers chart the paths of our existence. From conception to birth, to life, to the beginning of life: this is a journey that is peculiar to us. The Arabs have invented quite a few things, including the famous Arabic numerals with which we work, the talismans and the elements found in the architecture of texts or talismans have always been the basis of pattern structure of drawings and paintings. It is this form of magic that is not black magic or simply magic, it is really an algebraic, mathematical, philosophical and also mystical reflection that comes from the mystery, the mystery of writing, the mystery of the figure.

I have always been interested in the writing of letters, the writing of words, in composition that becomes almost minimalist. It may be a form of cannibalism: of all that the eye sees, the things on which the gaze arises. After all, there is the evolution and reflection that the brain makes and that also our sensitivity and our way of digesting and seeing what all that can give and how to pass it to the other.

African art has nourished all civilizations, all cultures. Artists like Picasso, Matisse and many others drew heavily and deeply into African art. Because this land is generous, it is fertile, it is truly great. Really we owe a vote of thanks to this wonderful continent that allows us not only to exist but also to give lessons, even if some people want to push us into the corner as we are sitting at the back of the class. We are not sitting in the last row of the class. We are the first in the class, except we saw our cultures looted, and we fade from time to time. Unfortunately, in our continent we let others really loot us quietly and at all levels.

 RK : Je pense que les chiffres tracent le chemins de notre existence.De la conception à la naissance, la vie, le début de la vie est un voyage spécial pour nous. Les arabes ont inventé un certains nombre de choses, notamment les fameux chiffres arabes avec lesquels nous travaillons. Les talismans et les éléments qui se trouvent dans l'architecture des textes ont toujours été à la base de la structure des modèles des dessins et de la peinture. C'est une forme de magie qui n'est pas de la magie noire ou de la magie simple. C'est véritablement une réflexion algébrique, mathématique, philosophique et aussi mystique. Cette magie émane du mystère, le mystère de l'écriture et le mystère des chiffres.

Je me suis toujours intéressé à l'écriture des lettres, l'écriture des mots, dans sa composition qui devient presque minimaliste. cela pourrait être une forme de cannibalisme de tout ce que l’œil voit, et des choses sur lesquelles le regard se pose. Après tout, il y a une évolution et une réflexion que l'esprit mène mais aussi notre sensibilité et notre façon de digérer tout ce que nous pouvons transmettre aux autres.

L'art africain a nourri toutes les civilisations et toutes les cultures. Des peintres comme Picasso, Matisse et bien d'autres se sont grandement et profondément inspiré de l'art africain. Parce que cette terre est généreuse, fertile et vraiment grande. En vérité, nous devons dire merci à ce merveilleux continent qui nous a permis non seulement d'exister, mais qui nous a aussi donné des leçons. Pourtant, certaines personnes veulent nous mettre dans un coin alors que nous sommes assis au fond de la classe. En réalité, nous ne sommes pas assis au dernier rang de la classe. Nous sommes plutôt au premier rang, sauf que nous avons été témoins de la destruction de notre culture et nous disparaissons progressivement. Malheureusement, dans notre continent, nous laissons vraiment les autres nous piller calmement à tous les niveaux.  

Rachid Koraichi. From the series Salome. Credit: Aicon Gallery.

Rachid Koraichi. La série Salomé. Photo:Aicon Gallery.

OM:  Puisque les symboles religieux et culturels ainsi que la calligraphie dominent dans vos œuvres, comment, selon vous, est-ce que votre travail est transmis à un public qui pourrait avoir un contexte historique différent et une culture différente ?

RK: I think that all humans can decode aesthetic and beautiful things. When I see myself in the exhibitions on the Mayans and the Incas, the Egyptians, African art and others, the audiences are mixed. An object has a value and life, it’s loaded and it’s not just a matter of aesthetic beauty.

People all come with their life stories, with their formations, their cultures, their backgrounds, and try to apprehend things. Maybe we do not all apprehend them in the same way, but I believe that every human has a certain sensitivity and uses it.

I think about the history of art in passing time, that makes a work continue to exist or disappear on its own. It goes back to the time of Michelangelo or Leonardo da Vinci or others who came before them and even the people of prehistory, when they drew on the cave walls, they did not think for a moment that it would last centuries or millennia.

People did things for the sake of beauty, but it was also a time when they were in a desert or were in a cave, and they wanted a playful way of painting on the walls. Even today, you will see children pick up pens and draw on the wall or table of the house.

RK : Je pense que toute personne peut décoder des choses esthétiques et belles. Quand je prends part aux expositions Mayas et Incas, Égyptiennes, de l'art africain et bien d'autres, je vois que le public est divers. L'objet possède une valeur et une vie. Il porte également une charge, il ne s'agit pas uniquement de beauté esthétique. 

Chaque personne vient avec son histoire, sa formation, ses origines et essaye d'appréhender des choses. Peut-être que nous n'appréhendons pas les choses de la même manière. Toutefois, je pense que chaque être humain a une certaine sensibilité qu'il utilise.

Je pense à l'histoire de l'art qui, au fil du temps a contribué à faire exister les œuvres ou à les faire disparaître par elles-mêmes. Cela remonte à l'époque de Michel-Ange ou de Leonard de Vinci ou encore d'autres artistes qui ont existé avant eux. Et même, dans la préhistoire, lorsque les peuples de cette époque dessinaient sur les murs des caves, ils ne pensaient pas un instant que ces dessins dureraient des siècles ou des millénaires.

Certaines personnes ont réalisé des œuvres au nom de la beauté, cependant c'était aussi pendant une période durant laquelle ces personnes vivaient dans le désert ou dans des caves. Pour cette raison, elles voulaient trouver une façon ludique de peindre sur les murs. Aujourd'hui encore, vous verrez des enfants prendre des stylos et dessiner sur le mur ou la table de la maison.