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Mieux sécuriser le cyberespace au Myanmar

Catégories: Droits humains, Guerre/Conflit, Liberté d'expression, Médias citoyens, Réfugiés, Technologie, The Bridge, Advox
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Un moine utilisant son téléphone à la Pagode de Shwedagon à Yangon, Myanmar. Photo et légende par Remko Tanis, Flickr (CC BY-NC-ND 2.0) [2]

Cet article a été écrit par Aye Min Thant, Directrice du Tech for Peace à Phandeeyar, un laboratoire d'innovation au Myanmar. 

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient des pages en anglais, ndt]

Au Myanmar, tout individu âgé de plus de 10 ans a vécu une partie, voire la majeure partie, de sa vie sous un régime militaire marqué par l'obsession d'autonomie [3], vis-à-vis des influences internationales. Avant les réformes économiques et politiques [4] de la dernière décennie, Myanmar était l'un des pays les plus isolés du monde. La révolution numérique qui a remodelé la quasi- totalité des aspects de l'existence humaine durant la moitié du siècle dernier était une expérience étrangère au citoyen ordinaire de Myanmar. 

Les réformes récentes ont généré une vague d'espoirs et d'accès technologiques, et Myanmar fit un bond numérique [5] propulsant le pourcentage d'accès à internet de près de zéro à plus de 40 entre 2015 et 2020 [6]. Je me souviens qu'à 27 ans, à Yangon où je vivais, un réfrigérateur était considéré comme de la haute technologie, et maintenant, des enfants de 10 ans font des vidéos sur Tik Tok. 

La possibilité de transformation créée par la révolution numérique pouvant amener le pays de la condition de paria à celle de nouvelle frontière économique et sociale suscitait un enthousiasme général. L'affluence de touristes, d'aide au développement, et d'investissements s'accentua. Le coût d'une carte SIM chuta [5] de près de
1 000 dollars américains en 2013 à aussi peu qu'1 dollar aujourd'hui. Une surabondance de smartphones et d'opérateurs téléphoniques relativement abordables fournissant des paquets de données rendant presque gratuite l'utilisation de plateformes de médias sociaux comme Facebook accompagna cette baisse spectaculaire des tarifs [7]. La conséquence est la situation actuelle où environ 21 millions [6] d'internautes sur 22 se retrouvent sur Facebook. Facebook est devenu le principal canal [8] d'accès à internet pour les gens, pour presque toute activité en ligne allant du commerce de bétail, au divertissement adulte, en passant par les informations et les discussions politiques.

Puis, à la suite de l'exode de plus de 700 000 Rohingyas de l'État de Rakhine au Myanmar, déchiré par la guerre, Facebook a été accusé d'avoir permis un génocide [9].

Les guerres civiles en cours dans le pays et la violence d'État contre les Rohingyas, caractérisée par l'ONU de nettoyage ethnique aux intentions génocidaires [10], mettent en lumière les risques que la connectivité numérique peut occasionner. Compte tenu de son leadership du marché, Facebook fait l'objet d'une grande attention au Myanmar pour le rôle de facilitateur de la violence contre les minorités, de normalisation, et de promotion endossé par les médias sociaux.

Facebook a été, et est toujours utilisé [11] comme principal outil de diffusion des discours haineux, de désinformation contre le peuple Rohingya, les musulmans, et les autres communautés marginalisées en général. Malgré les avertissements répétés [12] des organisations de la société civile du pays, Facebook n'a pas réussi à relever l'urgence du niveau de ressources adéquates durant la crise des Rohingyas, et n'est même pas parvenu à faire respecter [13] ses propres règles communautaires dans de nombreux cas. 

Certes, des améliorations [14] ont eu lieu ces dernières années, avec la mise en place par le géant numérique d'une équipe dédiée au Myanmar, l'augmentation du nombre d'examinateurs des contenus linguistiques du Myanmar, et des contenus des langues minoritaires, en instituant un contact plus régulier avec la société civile, et en allouant plus de ressources et d'outils visant à circonscrire la désinformation durant les prochaines élections au Myanmar. L'entreprise a aussi supprimé [15] des comptes et des douzaines de pages Facebook et Instagram de militaires et leurs chefs au Myanmar impliqués dans “des activités inappropriées et coordonnées [16].” La société qualifie de “comportement inapproprié” le “[fait d'entreprendre] toute action susceptible d'enfreindre les règles communautaires,” par des tactiques telles que l'utilisation de comptes fictifs et de robots. 

Conscientes de la gravité du mal à endiguer, l'Union Européenne, les entreprises de télécommunications et les organisations de la société civile ont toutes consacré des ressources aux programmes d'alphabétisations numériques, aux campagnes contre les discours haineux, au suivi et à l'évaluation des médias sociaux, et à la défense des droits. Dans l'ensemble, l'essentiel de cette programmation met l'accent sur ce qui fait défaut au Myanmar et à ses habitants, une législation protectrice de la liberté d'expression, la culture numérique, l'identification d'un discours haineux, et les ressources financières pour réaliser les projets requis.

Dans la frénésie de la lutte désespérée des organisations sur le terrain, moins d'attention est accordée aux problèmes systémiques prioritaires qui jettent de l'huile sur le feu. 

Il est nécessaire de mieux se focaliser sur les groupes organisés œuvrant à diffuser des idées de conspiration, des fausses informations, et de la haine afin de les connaitre et comprendre leur mode d”opération, leurs sources de financements, pour les neutraliser et si nécessaire les pénaliser. 

La conception des plateformes de médias sociaux aboutissant à un encouragement et une gratification des comportements négatifs doit être réévaluée.. 

Nous devons aussi nous interroger sur le niveau de responsabilité à attribuer aux entreprises de réseaux sociaux, sur la capacité de service à l'intérêt général de cette charge, donc de ce pouvoir que nous pourrions leur confier, de déterminer ce qui est acceptable ou non.

Enfin, nous devons réfléchir à mettre en place des alternatives plausibles, au moment où de nombreux gouvernements semblent s'être résolus à sanctionner les discours haineux , à mieux surveiller et contraindre les internautes dans le but de protéger leur santé et leur sécurité.

Il est dangereux de s'attendre à ce que des entreprises privées multinationales — dont le but premier est la recherche du profit — puissent convenablement tracer la ligne de démarcation entre le discours haineux et la liberté d'expression. Il est tout aussi périlleux d'assigner cette même charge à des gouvernements, surtout avec le risque accru du sentiment ethnique et nationaliste dans le monde, combiné à leur volonté croissante de rassembler ouvertement ou discrètement le plus de données possibles sur leurs citoyens. 

Nous pouvons aussi constater, au vu des procédures judiciaires en cours contre le Myanmar devant les juridictions internationales, et l'incapacité de Facebook à répondre aux enquêteurs de l'ONU [17]sur le Myanmar devant les preuves de crimes graves commis contre les Rohingyas et d'autres minorités ethniques, que ni les politiques de l'entreprise, ni les lois nationales ne sont suffisantes pour garantir la sécurité, la justice, et la dignité des populations vulnérables.

La solution à tout cela, aussi peu séduisante qu'elle puisse paraître, est un effort à long terme multidimensionnel, de plusieurs acteurs, pour mettre en place des institutions juridiques et culturelles solides partageant le pouvoir et la responsabilité de créer et maintenir des espaces en ligne sûrs et inclusifs entre les gouvernements, les individus, le secteur privé, et la société civile.


Aye Min Thant est la Directrice de Tech for Peace à Phandeeyar, un laboratoire d'innovation plaidant pour des espaces numériques plus sûrs et inclusifs au Myanmar. Ancienne journaliste lauréate du Prix Pulitzer, elle a couvert l'économie, la politique, et les conflits ethniques et religieux au Myanmar pour Reuters. Vous pouvez la suivre sur Twitter @ma_ayeminthant [18]

Cet article s'inscrit dans une suite de productions de l'initiative Wikimedia/Yale Law School sur les Intermédiaires et l'Information pour analyser les perspectives de l'impact mondial des décisions de modération de contenus des plateformes en ligne. Tous ces articles de la série sont accessibles sur leur blogue [19], ou sur leur compte Twitter @YaleISP_WIII [20].