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Poursuivi par les scandales, l'ancien roi d'Espagne quitte le pays

Catégories: Espagne, Dernière Heure, Médias citoyens, Politique
Une pièce de un euro à l'effigie de l'ancien roi d'Espagne Juan Carlos, posée sur une table.

Buste de l'ancien roi Juan Carlos d'Espagne sur une pièce de un euro. Photo de l'autrice.

[Sauf mention contraire, tous les liens de ce billet renvoient vers des pages web en espagnol, ndlt.]

Celui qui fut roi d'Espagne, Juan Carlos de Bourbon [1] [fr] (Juan Carlos Ier), a quitté le pays au début du mois d'août 2020 vers une destination inconnue. Il tente ainsi de protéger la couronne et de s’éloigner d’une série de scandales qui ont détruit la réputation d’un roi très respecté [2] à une époque, et laisse l'institution monarchique plongée dans sa pire crise depuis sa réinstauration en Espagne en 1975.

La famille royale a refusé de donner plus d'informations sur le voyage, qu'elle considère une affaire privée, mais a rendu publique une lettre de Juan Carlos à son fils [3], le roi Felipe VI, dans laquelle il annonçait son intention de quitter le pays. Pour l'heure, bien que des enquêtes soient en cours, il n’est accusé d'aucun crime.

La popularité de Juan Carlos Ier a commencé à se détériorer vers 2011, éclaboussée par l’affaire Nóos [4] [fr], un scandale de corruption dans lequel son gendre a été impliqué, et par l’accident qu’il subit lui-même en 2012 [5] [fr] lorsqu’il participe à un luxueux safari de chasse aux éléphants au Botswana, accompagné de sa supposée maîtresse, Corinna Larsen [6]. La société espagnole a été scandalisée de découvrir les habitudes onéreuses de son chef d’État à vie [7] pendant l'une des crises économiques les plus graves que le pays ait jamais connu. Le scandale a atteint de telles proportions que le monarque a dû s'excuser publiquement [8].

L'accumulation de scandales et de suspicions concernant le chef d’État ont précipité son abdication en 2014 en faveur de son fils et héritier, l'actuel roi d'Espagne Felipe VI [9][fr], ce qui avait pour but de mettre de la distance entre la couronne et les scandales du roi Juan Carlos. Mais c’était sans compter sur les dommages que pouvait causer à l'institution un sinistre personnage, l'ex-commissaire Villarejo [10].

Villarejo, un « résolveur de problèmes » selon ses propres mots [11], est un ancien commissaire de police franquiste, aujourd'hui emprisonné pour avoir dirigé une mafia policière avec laquelle il a « tissé un réseau de clients impliquant de gros milliardaires ». Pendant des décennies, l'ex-commissaire enregistrait les personnes qui avaient recours à ses « services » [12] ainsi que n'importe quel personnage avec lequel il engageait une conversation, avec l'intention de se couvrir voire même de les faire chanter. Une de ces personnes était Corinna Larsen, l’« amie » de Juan Carlos Ier.

En 2017, le parquet anticorruption a entamé une enquête sur Villarejo avec la collaboration des Affaires internes, enquête qui a mené à l'incarcération préventive de l'ex-commissaire. À partir de ce moment, Villarejo a tenté de négocier sa libération [13] avec le ministère public, en échange de son silence au sujet de documents « sensibles pour les fondements de l’État de Droit. Parmi ces documents […] se trouveraient des enregistrements et messages qui concernent directement des membres de la Couronne. »

Peu après, à l'été 2017 les bandes ont fuité dans plusieurs médias, entre autres dans le journal El Español [14]. Sur les enregistrements, Corinna Larsen explique comment le monarque mettait les propriétés à son nom à elle —sans la prévenir— afin qu'elle les lui transfère ensuite. Elle qualifiait elle-même ces opérations de « blanchiment d'argent » et accusait Juan Carlos de l’utiliser comme prête-nom [15], profitant du fait qu'elle était résidente à Monaco. Sur d'autres enregistrements, elle révélait les noms d’autres personnes [16] qui servaient aussi de prête-noms et introduisaient illégalement en Espagne l'argent gagné de façon douteuse par le roi de l'époque. Corinna Larsen y évoquait également des comptes courants en Suisse et expliquait la manière dont le monarque avait reçu une importante commission [17] afin de faciliter la construction du train à grande vitesse AVE [18] [fr] [acronyme de Alta Velocidad Española, « grande vitesse espagnole »] reliant Médina à La Mecque en Arabie Saoudite.

En mars 2020, le procureur suisse Yves Bertossa entamait une enquête [19] sur une « donation » de Juan Carlos à Mme Larsen, qui aurait été réalisée pour blanchir la commission correspondant à cette transaction en Arabie Saoudite. Bien que la justice espagnole ait classé sans suite toute affaire contre le roi émérite, en invoquant son inviolabilité, le tribunal de l’Audience nationale [20] [fr] (Audiencia Nacional) a rouvert une affaire [21] basée sur les conversations entre Mme Larsen et l'ancien commissaire Villarejo. Le bureau du procureur de la Cour suprême enquête actuellement sur les transferts d'argent qui ont gravité autour de l'attribution de l'AVE saoudien.

Tout cela a engendré à la mi-mars la suppression, par l'actuel roi Felipe VI, de la pension [22] que percevait son père en tant que roi émérite (argent qui revient au budget de la famille royale) et l'annonce de son renoncement à tout héritage pouvant lui revenir.

Les grands partis politiques espagnols, à l’exception [23] de Unidas Podemos [24], ainsi que le pouvoir judiciaire et les grands médias de communication [25] ont joué un rôle essentiel dans la protection de la maison royale depuis 1975, en ignorant ou en cachant leurs fautes, ce qui a débouché sur une monarchie totalement opaque pour l'Espagne [26], un chef d'État jouissant d'un haut niveau d'impunité [27]. Comme l'explique le journaliste José Antequera sur Diario16 [28] :

La situación empieza a ser esperpéntica y roza el ridículo internacional (…). En medio de la negociación con Bruselas [por las] ayudas y préstamos para la lucha contra el coronavirus (…), la peor noticia que podía llegar es que un inmenso fango de corrupción alcanza hasta la cúpula misma del Estado.

La situation commence à être grotesque et frôle le ridicule international […]. Au milieu de la négociation avec Bruxelles [pour les] aides et prêts dédiés à la lutte contre le coronavirus […], la pire nouvelle qui puisse arriver c'est qu'un énorme bourbier de corruption atteint les hautes sphères de l’État.

Cependant, les analystes pensent majoritairement que, malgré la terrible crise qui secoue la monarchie espagnole, l'institution survivra [29] grâce à l'appui du Parti socialiste (PSOE).

La monarquía española no podría sobrevivir con el apoyo sólo de los partidos de derecha, monárquicos por naturaleza. El apoyo del PSOE es fundamental. Y Sánchez ha salido a decir que eso no cambia.

La monarchie espagnole ne pourra pas survivre grâce à l'unique appui des partis de droite, monarchiques par nature. L'appui du PSOE est fondamental. Et [le président du gouvernement espagnol Pedro] Sánchez est apparu pour déclarer que cela ne changerait pas.

Autre situation très différente, celle vécue sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, le jour même de l'annonce du départ de l’ancien roi, le hashtag #RepúblicaYa (République Maintenant) faisait partie des tendances.

Juan Carlos I, une autre image dans une grande galerie [de portraits] de loyaux serviteurs d'Espagne… qui fuient l'Espagne. #roienfuite #RépubliqueMaintenant #Roiémérite

[image] Quatre portraits d'anciens monarques espagnols.

Les monarchistes ont tenté de le contrecarrer avec le hashtag #GraciasMajestad (Merci Majesté).

#MerciMajesté pour la démocratie que vous nous avez apporté, pour votre règne de paix et de prospérité, pour votre perpétuelle promotion de l'Espagne à l'étranger, pour toutes ces années que vous avez dédiées à améliorer l'Espagne. Merci pour tout.

Ce hashtag a fini par être submergé de tweets critiques envers celles et ceux qui continuent de soutenir ouvertement le roi émérite.

-Fils…
-Oui?
-Tu as vu le hashtag #MerciMajesté ?
-Haha oui.
-Ils sont cons, hein ?
-Tu vois…

Au moment de la rédaction de cet article, le 14 août, la destination de Juan Carlos I de Bourbon est inconnue, et les spéculations [39] sur la possibilité qu'il se trouve à Abu Dhabi, au Portugal, en République Dominicaine voire même en Nouvelle Zélande, vont bon train.