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La crise du Bélarus vue de Lituanie

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Biélorussie, Lituanie, Dernière Heure, Élections, Gouvernance, Manifestations, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Politique
Quelques passants devant la cathédrale de Vilnius et la Tour de la cloche.

La place de la cathédrale à Vilnius, un des sites emblématiques de la capitale lituanienne. Photo de Filip Noubel, utilisée avec son aimable autorisation.

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

Depuis la chute de l’Union Soviétique, le Belarus et la Lituanie ont pris des trajectoires différentes : ainsi, la Lituanie est membre de l’Union Européenne et de l’OTAN, tandis que le Belarus fait partie de l’Organisation du traité de sécurité collective, dirigée par la Russie. Pourtant, ces deux pays du nord de l’Europe centrale sont riches d'un passé historique commun et partagent plus de 600 km de frontière [1] [fr]. La minorité biélorusse [2] présente en Lituanie représente moins de 2 % de la population totale de ce pays. Elle occupe néanmoins une place importante dans l’histoire nationale du Belarus. En effet, du 14e au 17e siècle, les deux pays appartenaient au Grand-Duché de Lituanie [3] [fr]. De nombreux intellectuels biélorusses de renom ont habité, travaillé et étudié dans sa capitale, Vilnius.

Aujourd’hui, les résultats de l’élection présidentielle du 9 août dernier sont ressentis des deux côtés de la frontière. Les citoyen·ne·s biélorusses sont descendu·e·s en masse pour protester contre la pression du président Alexandre Loukachenko, qui cherche à se maintenir au pouvoir pour un sixième mandat présidentiel consécutif. Depuis son arrivée à la tête du pays en 1994, un certain nombre de ses opposant·e·s se sont réfugié·e·s en Lituanie et différentes organisations appartenant de la société civile biélorusse ont établi leur siège à Vilnius. On y trouve également l’Université européenne des humanités, qui a été chassée du Belarus en 2004 par les autorités.

Si la situation politique se dégrade davantage, la Lituanie va probablement être l’une des destinations privilégiées des opposant·e·s biélorusses qui rejoindraient ainsi Sviatlana Tsikhanouskaya, la candidate de l’opposition, arrivée le 11 août dernier [4], après avoir reçu des menaces des autorités de son pays. Depuis son exil, elle se dit prête à diriger un gouvernement de transition et appelle à l’organisation d’élections libres et démocratiques.

De leur côté, les autorités lituaniennes ont exprimé leur soutien sans réserve aux membres de l’opposition. La Lituanie a, par exemple, ouvert ses frontières aux citoyen·ne·s biélorusses le 12 août dernier. Elles étaient jusque-là fermées à cause de la pandémie de Covid-19. Ensuite, le 18 août, les parlementaires lituanien·ne·s ont massivement voté [5] en faveur de sanctions contre le Belarus, en demandant à ce que les résultats de cette élection ne soient pas reconnus au niveau international.

Quels sont les objectifs poursuivis par les autorités lituaniennes à travers ces décisions ? Et que pensent les Lituanien·ne·s de la crise qui se déroule à leur porte ? Pour en savoir plus, Global Voices s’est entretenu avec des représentant·e·s de la société civile, des activistes et des politicien·ne·s lituanien·ne·s.

Étonnement et solidarité

Malgré cette proximité, les Lituanien·ne·s ont été surpris·e·s par la réaction des Biélorusses après l’annonce des résultats électoraux. Elles et ils ne pensaient pas que leurs voisin·e·s étaient prêt·e·s à se mettre en grève et à descendre dans les rues pour affronter la répression féroce de l’État.

Lors d’un échange avec Global Voices, Andrius Kubilius [6], ancien Premier ministre et actuellement député européen pour la Lituanie, explique que, selon lui, ces manifestations s’inscrivent dans une dynamique générationnelle.

What triggered this unexpected reaction is a systemic change, the end of what I call the totalitarian regime syndrome of former Soviet states. After 26 years in power, Lukashenka could not provide permanent growth of social conditions. During the last ten years, it actually went into the opposite direction in Belarus. It is also a generational change, Lukashenka always tried to convince people how bad it was before he took power in 1994, but young people did not witness that “before”. They travel and see different living conditions for themselves. Belarusian society has changed dramatically, but Lukashenka hasn't, and that became unacceptable.  

From Belarusian experts, we hear that the final straw was the pandemic, during which Lukashenka seriously explained to his people that “one can simply cure and prevent COVID-19 with a visit to the sauna and vodka”. But people took it on themselves to help patients and doctors; they understood they can do quite a lot on their own, and this movement [of social activism] laid the groundwork for the election campaigns and protests. 

Le changement systémique qui s’est opéré ces dernières années est le moteur de cette levée de bouclier inattendue. Le phénomène que je surnomme « le syndrome totalitaire dans les anciens États soviétiques » arrive à bout de souffle. Après 26 ans au pouvoir, Alexandre Loukachenko ne peut plus continuer à répondre aux nouveaux besoins de son peuple. Au cours des dix dernières années, la situation s’est dégradée au Belarus et le pays a d'ailleurs connu un renouvellement des générations. Les discours du président ont toujours cherché à montrer à quel point la situation était grave avant qu’il n'accède au pouvoir en 1994, mais les jeunes d’aujourd’hui n’ont jamais connu la situation d’« avant ». Ils voyagent et souhaitent jouir de conditions de vie différentes. La société a énormément évolué, contrairement à Alexandre Loukachenko, et cela est devenu insupportable.

Selon des expert·e·s du Belarus, la pandémie de Covid-19 a porté un coup de grâce au régime. Le président a notamment expliqué à ses compatriotes que « la vodka et les visites au sauna étaient suffisantes pour se protéger du coronavirus et en guérir ». Les Biélorusses ont dû faire preuve de solidarité pour aider les malades et les médecins et se sont aperçu·e·s que la population pouvait prendre les choses en main. Ce mouvement (de militantisme social) a jeté les bases de la campagne électorale et de ce soulèvement.

Une grande partie de la population lituanienne se sent concernée par la crise qui secoue le Belarus; en raison de la proximité géographique et des liens culturels entre les deux pays. Les Lituanien·ne·s ont notamment été sensibles au mouvement pacifique des femmes qui ont défilé en journée vêtues d'une robe blanche avec des fleurs à la main. Andrius Tapinas est fondateur de la webtélé, Laisvės TV [7] [lt] (Liberté TV en français). En signe de solidarité avec le Belarus, il va diffuser sur sa chaîne un reportage où des Lituanien·ne·s témoigneront de leur propre combat pour l’indépendance.

On August 23, I am organising a human chain of people from Lithuania to Belarus. We call it The Freedom Way to Belarus; it is a copy of the Baltic Way of 1989 [8] which has an amazingly deep symbolic value for us. We are going to build a living chain of people from Cathedral Square in central Vilnius, the starting point of original Baltic Way, all the way to the Belarusian border. We reckon it will take 25,000 people to achieve, but we have already registered interest from many more than that, so I expect a double chain of 45-50,000 people. We hope that the Belarusian people will extend the chain from the border into their country, all the way to Minsk. However after Lukashenka promised that he will break the chain [9] by any means necessary, as of today it is unclear whether Belarusians will join.  

Le 23 août prochain, je vais organiser une chaîne humaine, surnommée la Voie de la liberté, qui ira du centre de la capitale lituanienne au Belarus. Ce sera une réplique de la Voie balte [10] [fr] organisée en 1989 et dont la valeur symbolique est importante chez nous. Elle débutera sur la place de la cathédrale à Vilnius, point de départ du mouvement de 1989, et se poursuivra jusqu’à la frontière. Nous avons calculé qu’il faudrait rassembler 25 000 personnes pour réussir. À l’heure actuelle, nous avons déjà eu énormément de retours et, à mon avis, nous devrons organiser deux chaînes qui regrouperont entre 45 000 et 50 000 personnes. Nous espérons que les Biélorusses poursuivront le mouvement jusqu’à Minsk. Alexandre Loukachenko a néanmoins averti qu’il briserait le rassemblement par tous les moyens nécessaires. Il est donc difficile de savoir aujourd'hui si les Biélorusses participeront ou non.

Vilija Navickaite milite en faveur de la démocratie et travaille à la promotion de la pédagogie créative. Elle est impatiente de participer à la chaîne humaine organisée par Tapinas et détaille ce qui l'incite à soutenir les manifestant·e·s du Belarus.

In my bubble almost everyone has changed their photos in FB with white-red-white Belarusian flags in support for our neighbours and I know people that are closely following the events in Belarus. All this might be a bit similar to 2014 when Lithuanians felt so close to Ukrainians… We were part of the same country with Belarusians for a long time and have similar words in our languages, very similar customs, and the same heroes from the period of the Grand Duchy of Lithuania. It seems that for a while, Belarusians were a bit like our forgotten brothers and sisters. I am happy that's changing. 

La quasi-totalité des personnes autour de moi ont ajouté le drapeau blanc-rouge-blanc biélorusse sur leur photo de profil Facebook en guise de solidarité. Je connais des personnes qui suivent de près les événements. Cette crise rappelle les événements de 2014. À cette époque, les Lituanien·ne·s s’étaient senti·e·s très proches des Ukrainien·ne·s…. Pendant longtemps, le Belarus et la Lituanie ont fait partie du même pays. C’est pourquoi certains mots sont communs aux deux langues. Nos coutumes sont très similaires et les héros datant de l’époque du Grand-Duché de Lituanie sont identiques. C'est comme si pendant quelques temps, les Biélorusses avaient été des frères ou des sœurs oublié·e·s. Je suis heureuse que cela change.

De grandes inquiétudes

Certain·e·s Lituanien·ne·s se montrent nettement plus réservé·e·s sur la question biélorusse. Alexandre Loukachenko a récemment soutenu le lancement de la dernière phase de construction de la centrale nucléaire d'Astraviets [11] [fr] qui va être implantée en périphérie des faubourgs de Vilnius. C'est un sujet sensible entre les deux pays. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl d’avril 1986 est toujours bien ancrée dans les mémoires. L’ancien Premier ministre, Andrius Kubilius, partage les mêmes inquiétudes :

Lithuania has passed into law a ban on buying energy from Astravets, which was built initially to sell energy to the Baltics and Eastern Europe. People voted in a referendum in Lithuania against a Japanese-based technology plan after Fukushima to replace our own former Soviet nuclear plant in Ignalina [12]. It is hard to predict the view of the new Belarusian government, but there is also a lot of opposition within Belarus to Astravets, so we might have better opportunities in the future for Lithuania. 

Les autorités lituaniennes ont voté une loi interdisant l’achat d’énergie provenant de la centrale d’Astraviets. À l’origine, cette centrale avait été construite pour approvisionner en énergie les États baltes et l’Europe de l'Est. Par ailleurs, lors d’un référendum qui s’était tenu après la catastrophe de Fukushima, les Lituanien·ne·s s'étaient prononcé·e·s contre le projet de construction d’une centrale nucléaire de facture japonaise. Elle aurait remplacé l’ancienne centrale nucléaire d’Ignalina [13] [fr] datant de l’époque soviétique. Il est aujourd’hui difficile d’anticiper la position des futur·e·s leaders biélorusses. Une forte opposition contre le projet d’Astraviets est palpable dans le pays. L'avenir énergétique régional s’annonce peut-être meilleur que prévu pour la Lituanie.

Par ailleurs, bon nombre de Lituanien·ne·s observent avec méfiance l’action de la Russie qui risque de jouer un rôle essentiel dans la crise actuelle. Le ministre des Affaires étrangères, Linas Linkevičius, a même déclaré [14] que Vilnius n’écarte pas, et redoute même, une possible intervention militaire de Moscou en territoire biélorusse. De son côté, Andrius Kubilius est convaincu que :

For Putin, Belarus is a real trap: he cannot support the revolution as it could serve as an example to Khabarovsk [a city in Eastern Russia hosting anti-government demonstrations] from Moscow, but if he associates too much with Lukashenka, he will repeat the same errors as in Ukraine, with [former President Viktor] Yanukovich, ousted in 2014. In the end Putin united all Ukraine against Russia. So he would be more happy to remove Lukashenka to avoid strong emotions that could inflame people in Russia, instead opting to install a new leader who is less against the Kremlin. If there are new elections in Belarus, he could get his way. The only hope today lies with the European Union's response: in the European Parliament we have now great support through Euronext [15]to launch an investigation into what happened in Belarus. The biggest challenge to a new democratic government will be the economic situation: just as the EU provided help to Ukraine after the Euromaidan protests [16], about 14 billion Euros, so should we now provide 3.5 to 4 billion Euros for Belarus, whose population is about four times smaller than that of Ukraine. 

Le Belarus est un vrai piège pour Vladamir Poutine. Il ne peut pas soutenir cette révolution qui risque de servir d’exemple au mouvement de contestation de Khabarovsk [cette ville située à l’est de la Russie est actuellement le théâtre de manifestations anti-gouvernementales]. Par contre, s’il se rapproche trop d'Alexandre Loukachenko, il pourrait répéter les mêmes erreurs que lors de la crise ukrainienne où [l’ancien président Viktor] Ianoukovitch avait été chassé du pouvoir en 2014. À cause de Poutine, le pays entier s'était finalement uni contre son voisin russe. Par conséquent, Vladimir Poutine préférerait que le président biélorusse se retire. Ceci éviterait de créer un vif émoi qui pourrait enflammer la Russie. Il aurait également les mains libres pour mettre en place un nouveau chef d'État moins opposé au Kremlin. Si de nouvelles élections étaient organisées, il pourrait s’en sortir.
Aujourd’hui, le seul espoir réside dans la réponse de l’Union Européenne. Au Parlement européen, nous avons de nombreux soutiens grâce à Euronest [17] [fr] et une enquête pourra être lancée pour savoir ce qui s’est passé au Belarus. L’Union Européenne a versé environ 14 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine après les manifestations pro-européennes du mouvement Euromaïdan [18] [fr]. Il serait à présent judicieux de débloquer 3,5 à 4 milliards d'euros de soutien pour le Belarus, où la population est quatre fois moins importante.

C'est un point de vue partagé par d’autres États membres de l’Union Européenne frontaliers de la Biélorussie. Le 14 août dernier, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a annoncé un programme en cinq points pour aider les Biélorusses. Ce projet prévoit d’accompagner les émigré·e·s politiques, de soutenir les médias indépendants et d’aider les initiatives issues de la société civile. Environ 11,4 millions d’euros ont été attribués pour répondre à ces objectifs.

La diplomatie polonaise hérite d’une longue tradition de soutien politique à ses voisins immédiats. Elle s’inscrit dans une stratégie qui était autrefois appelée la doctrine Giedroyc [19] [fr]. Néanmoins, les opposant·e·s du parti populiste polonais d’extrême droite, Droit et justice, estiment que l'attitude du gouvernement en place ruine la crédibilité du discours de la Pologne à l'étranger lorsqu'elle prône la transparence et la bonne gestion au sein des institutions. En effet, ils reprochent aux autorités de mettre à mal le pluralisme politique et l'État de droit en Pologne. Un éditorial de presse paru le 13 août dernier dans le grand quotidien de centre-gauche, Gazeta Wyborcza, souligne [20] [pl] que, sur la question biélorusse, la Lituanie a pris la place traditionnellement occupée par la Pologne.

Jörg Forbrig, directeur des zones Europe centrale et Europe de l'Est pour l'institution américaine German Marshall Fund of the United States, dirige un programme de soutien à la société civile au Belarus depuis 15 ans. Pour lui, il n'est pas pertinent de comparer le degré apparent d'engagement de chaque État de l'UE envers le Belarus puisque les réformes seront réalisées au nom de l'Europe. Il salue toutefois l'action menée par la Lituanie pour aider la société civile biélorusse et précise que Vilnius a ainsi pu accroître sa crédibilité auprès des autres membres de l'UE sur cette question :

Lithuania is not [merely] fully in line with EU policy, it even spearheaded quite a lot of the direct support for Belarusian democrats. It hosts a free Belarusian university, numerous NGOs working on democratic change in Belarus, and has now proposed, together with others, a dialogue to resolve the current situation in Belarus. In short, Lithuania has been just as committed, and often even more so, to a democratic and free Belarus [as any other EU member state].

La Lituanie ne suit pas totalement (et seulement) la politique de l'UE. Vilnius s’implique en première ligne pour apporter un soutien direct aux démocrates du Belarus. Elle accueille une université libre biélorusse ainsi que de nombreuses ONG qui œuvrent pour un changement démocratique. Avec d’autres nations, les autorités lituaniennes ont appelé au dialogue pour résoudre la crise actuelle. La Lituanie s'engage donc autant, voire souvent plus, que n'importe quel état de l'UE en faveur d'une Biélorussie libre et démocratique.

Quelle que soit l'issue du mouvement, Vilnius va probablement devenir la première ville vers laquelle un grand nombre de jeunes de l'opposition vont se tourner. Elles et ils seront soit des représentant·e·s de la nouvelle donne, soit des exilé·e·s politiques qui auront de nouveau tenté sans succès de renverser le pouvoir en place.

Consultez le dossier spécial de Global Voices sur la crise au Belarus ici  [21][fr]