Entretien avec Nneka Jones, l'artiste trinidadienne derrière l'image captivante du drapeau américain à la une du Time Magazine (2/2)

Nneka Jones, vue de profil, brode l'une des bandes verticales du drapeau des Etats-Unis sur une toile.

L'artiste Nneka Jones travaillant à l'image de couverture commandée par le Time Magazine pour son édition intitulée “The New American Revolution”. Image de @artyouhungry, reproduite avec autorisation.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.

Intitulée The New American Revolution [La Nouvelle Révolution Américaine], l'édition du Time Magazine du 31 août au 7 septembre arbore en couverture l'image brodée du drapeau des États-Unis, une aiguille plantée dans les mailles à l'extrémité d'une bande inachevée — une histoire elle aussi inachevée, en particulier pour les personnes racisées vivant sur la « terre de la liberté ».

L'image de couverture a été réalisée par Nneka Jones, une Trinidadienne de 23 ans. Le directeur artistique du Time Magazine, Victor Williams, a été impressionné par le réalisme de son portrait de George Floyd, qu'il avait repéré sur Instagram, et il lui a proposé de concevoir la couverture de cette édition particulière.

Ce projet s'inscrit à la perfection dans l'identité créative de Nneka Jones en tant qu'artiste-activiste. Dans cette seconde partie de l'entretien, nous avons abordé cette identité, ainsi que d'autres questions sensibles auxquelles elle s'est attaquée avec la volonté de faire de son art une passerelle vers une meilleure compréhension.

Portrait photo de l'artiste Nneka Jones, maquillée et souriante, devant un fond gris neutre.

L'artiste trinidadienne Nneka Jones. Image de @artyouhungry, reproduite avec autorisation.

Janine Mendes-Franco (JMF) : Je trouve cela si pertinent, le fait qu'une image créée par une « étrangère » soit le symbole choisi par le Time Magazine pour représenter leur exploration de la réalité actuelle aux États-Unis : un nationalisme féroce dans un pays bâti par des immigrant·e·s, des tensions raciales non résolues, une recrudescence de la violence armée, de grandes inégalités. Qu'avez-vous cherché à accomplir avec cette reconstitution du drapeau des États-Unis ?

Nneka Jones (NJ): This hand-embroidered flag was created with the intention of signifying optimism and hopes that we can all work together to build a brighter future. This nation has a great impact on many other countries around the world, and so it is important that we understand the importance of equality. Currently, Black people and people of color are calling for the opportunity to excel in higher level positions and with the push to elevate the Black entrepreneurs, visionaries and creatives like myself, it allows for inclusivity and can hopefully bring about a better America and better world.

Nneka Jones (NJ) : L'intention derrière ce drapeau brodé à la main était d'exprimer mes espoirs et mon optimisme quant à la possibilité que nous œuvrions ensemble pour bâtir un avenir meilleur. Cette nation a un impact important sur beaucoup d'autres pays à travers le monde ; il est donc crucial que nous comprenions l'importance de l'égalité.
Aujourd'hui, les personnes noires ou de couleur réclament la possibilité d'exceller dans des postes plus hauts placés, et avec la valorisation des entrepreneurs, visionnaires et créatifs noirs, dont je fais partie. Cela permet une plus grande inclusion et finalement, je l'espère, une meilleure Amérique et un monde meilleur.

JMF : À quel point l’effet ombré [fr] était-il difficile à obtenir et pour quelle raison avoir décliné les couleurs de cette manière ?

NJ: Given that I was limited to 24-hours to complete this piece, it was definitely a challenge to ensure that the ombré effect was up to my standard of work. It was also important as this effect was particularly symbolic of a more hopeful future and the shift and transition to allowing black people and people of color a voice, a space, and a chance at achieving greatness.

NJ : Étant donné que j'avais un temps imparti de 24h pour achever cette toile, c'était en effet un défi que de s'assurer que l'effet de dégradé soit à la hauteur de mon travail habituel. La portée de cet effet était aussi de symboliser davantage d'espoir en l'avenir, ainsi que le changement et la transition accordant aux personnes noires et de couleur une voix, une place, et l'opportunité de réaliser de grandes choses.

JMF : Cela fait maintenant un certain temps que vous avez quitté Trinité, et pourtant votre travail reste fortement marqué, de façon quasi provocante, par l'identité visuelle de Trinité-et-Tobago. Parlez-moi de l'influence qu'ont ces origines et cette identité sur votre art. C'est comme si vous aviez détourné la broderie de son côté traditionnel et familier associé aux grand-mères pour lui donner une nouvelle mission, en première ligne dans les combats.

NJ: While living in Trinidad, I was always influenced by the flamboyant colors and vibrant culture that we have, and had always incorporated this in my work as it was a reflection of the Trinbagonian spirit. However, as I have grown into my artistic skin, I am able to use these same colors to draw attention, as well as communicate symbolic meaning in my pieces. The colors that I use now are very intentional especially as seen in my most recent series, ‘Targets Variegated,’ where I use the colors of a traffic light to tell a story of Black women and children reclaiming their rights.

NJ : Quand je vivais à Trinité, j'ai toujours été influencée par la culture dynamique et les couleurs flamboyantes qui sont les nôtres, et c'est quelque chose que j'ai toujours incorporé dans mon travail, comme un reflet de l'esprit trinidadien. Cependant, maintenant que mon identité artistique s'est affirmée, je peux me servir de ces mêmes couleurs pour attirer l'attention et donner à mes œuvres une dimension symbolique. Mon usage des couleurs est maintenant tout à fait réfléchi ; c'est particulièrement le cas dans ma série la plus récente, “Targets Variegated” [Cibles Bigarrées], dans laquelle j'utilise les couleurs des feux de circulation pour figurer l'histoire de femmes et d'enfants noirs qui revendiquent leurs droits.

Visage d'une petite fille noire, sur fond violet, auquel sont superposés des cercles concentriques formés par des préservatifs.

Une des œuvres de la série “Targets Variegated” [Cibles Bigarrées] par Nneka Jones. Image de @artyouhungry, reproduite avec autorisation.

JMF : Cette série de « cibles » est l'une de vos plus saisissantes. Sa mission est de sensibiliser le public aux violences sexuelles et au trafic d'êtres humains. La présence de préservatifs autour des images de ces femmes et petites filles a quelque chose de dérangeant et provocant. Racontez-moi comment vous vous servez de votre travail pour ouvrir la discussion et encourager le changement.

NJ: [The] series is a call to everyone to look closer and pay attention to what is currently happening in society. It highlights the statistics where [most] sex trafficking victims are young, beautiful, innocent girls of color. Hence, the series features hundreds of condoms on each canvas, layered in a ‘target’ pattern, drawing the viewer’s eyes to the eyes of the victim. It is a very striking image, one that forces you to realize the harsh reality and help speak out against it so that this ends, and other young girls and women are not targeted.

NJ : Le but de cette série, c'est d'interpeller et pousser tout le monde à ouvrir grand les yeux et être attentif à ce qui se passe actuellement dans la société. La série souligne le fait que, statistiquement, la plupart des victimes de trafic sexuel sont des petites filles de couleur, jeunes, belles et innocentes. C'est pourquoi chaque tableau est composé de centaines de préservatifs disposés en forme de cible, de façon à ce que les yeux du spectateurs soient attirés vers ceux de la victime. C'est une image très frappante, une vision qui vous force à réaliser la violence de cette réalité et vous encourage à élever votre voix contre elle pour y mettre fin et éviter que d'autres femmes et jeunes filles ne deviennent des “cibles”.

JMF : Avez-vous une œuvre qui vous est particulièrement chère ?

NJ: Right now, I do not have a favorite piece; however, the piece that has been a huge milestone so far in my art career would be the TIME magazine cover. Not only did I get to produce hand embroidered artwork, but I was also able to create as an activist artist in under 24 hours and it is a piece that has changed my life.

NJ : Présentement, je n'ai pas d'œuvre préférée. Par contre, celle qui est devenue une étape vraiment importante dans ma carrière artistique serait la couverture pour le Time Magazine. Non seulement cela m'a permis de produire une œuvre brodée à la main, mais j'ai pu le faire en tant qu'artiste-activiste en moins de 24h ; c'est une œuvre qui a changé ma vie.

JMF : Qui a été un source d'inspiration pour vous, en tant qu'artiste ?

NJ: My high school art teachers and professors continue to be huge inspirations and influencers in my life. A lot of people make fun of art teachers or joke that most art majors don’t ever really become an ‘artist.’ However, my art teachers have brought me to where I am today; without their guidance and support, it would take me a much longer time to realize my potential and act on it, and I am truly grateful to have had them for my foundation.

NJ : Mes professeur·e·s d'art de lycée et d'université continuent d'être de grandes sources d'inspiration et d'influence dans ma vie. Il y a beaucoup de gens qui se moquent des profs d'arts plastiques ou qui disent que la plupart des diplômé·e·s en art ne deviennent jamais de “vrais artistes”. Pourtant, c'est grâce à mes professeur·e·s que j'en suis là aujourd'hui ; sans leurs conseils et leur soutien, il me faudrait bien plus de temps pour prendre conscience de mon potentiel et le traduire en actions. Je suis vraiment reconnaissante de les avoir eus à mes côtés au cours de ma formation.

Une femme noire à la coupe afro est au coeur d'une cible multicolore, en cercles concentriques de plus en plus fins.

Une autre œuvre de Nneka Jones appartenant à la série des “Cibles”. Image de @artyouhungry, reproduite avec autorisation.

JMF : En quoi internet et les réseaux sociaux vous ont-ils aidée ?

NJ: In 2017, I decided to start my art blog on Instagram and named it @artyouhungry. People often found it difficult to pronounce my name and so I wanted something that was easy to pronounce, remember and fun! I did not know where this blog journey would lead, but I am so happy that I stuck to it as I am able to share the process of my work with hundreds of people, and also get feedback when needed. This has allowed me to make connections with other artists and even galleries, and I look forward to developing my brand on social media as I elevate in my art career.

NJ : En 2017, j'ai décidé de commencer à documenter mon travail artistique sur Instagram, et j'ai appelé mon compte @artyouhungry. Les gens ont souvent du mal à prononcer mon nom ; c'est pourquoi je voulais quelque chose qui soit amusant, facile à prononcer et à retenir. Je ne savais pas où cela me mènerait, mais je suis si heureuse de m'y être tenue, car cela me permet de partager les étapes de mon travail avec des centaines de personnes, et aussi de recevoir des retours lorsque j'en ai besoin. J'ai ainsi pu entrer en contact avec d'autres artistes et même avec des galeries, et j'ai hâte de développer mon image sur les réseaux sociaux à mesure que j'avance dans ma carrière artistique.

JMF : Vous êtes encore très jeune, avec toute votre carrière devant vous, le dynamisme et les changements qui lui sont propres — mais là, tout de suite, en ce moment d'importance, si votre travail artistique pouvait accomplir une chose, que voudriez-vous que ce soit ?

NJ: I would hope that my art could cause someone to reflect within themselves — almost like a mirror to society — and truly ask how they are contributing to what is currently taking place, and what they can do better to improve the world we live in.

NJ : J'ai l'espoir que mon art puisse pousser des gens à une réflexion intérieure, presque comme un miroir de la société, et à vraiment se demander de quelle manière ils contribuent aux événements actuels, et à ce qu'ils peuvent améliorer pour faire de notre monde un endroit meilleur.

Pour lire la première partie de cet entretien, cliquer ici [fr].

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