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Les médias philippins font face à une « menace éternelle de punition » après des condamnations pour cyber-diffamation

Catégories: Asie de l'Est, Philippines, Droits humains, Liberté d'expression, Médias citoyens, Politique, Advox
La conférence de presse sur l'affaire Rappler se déroule en présence de nombreux médias qui filment, prennent des photos et des notes. [1]

La PDG de Rappler, Maria Ressa (au centre), l'ancien journaliste de Rappler Reynaldo Santos Jr. (à gauche) et l'avocat Theodore Te (à droite) ont tenu une conférence de presse après leur audition devant le tribunal régional de Manille. Photo de Kodao Productions, un partenaire de contenu de Global Voices.

L’article d'origine [2] a été publié en anglais le 19 juin 2020.

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

Un tribunal de Manille a condamné des journalistes très en vue aux Philippines pour des accusations de cyber-diffamation  [3]dans une affaire largement considérée comme la dernière attaque en date contre les voix dissidentes et la liberté de la presse dans le pays.

Le 15 juin, la juge Rainelda Estacio-Montes du Tribunal régional de Manille (46e circuit) a condamné la rédactrice en chef de Rappler, Maria Ressa, et l'ancien journaliste Reynaldo Santos Jr. à au moins 6 mois et 1 jour et jusqu'à 6 ans de prison et à 400 000 pesos (environ 8000 dollars US) d'amendes chacun, pour dommages moraux et exemplaires.

Maria Ressa et Reynaldo Santos Jr. sont les premiers journalistes aux Philippines à être reconnus coupables de cyber-diffamation depuis que la loi a été adoptée en 2012. Ils ont été libérés sous caution en attendant l'appel, au titre de la caution payée en 2019, qui leur a coûté 100 000 pesos (2000 dollars US) chacun.

Rappler, un site Web indépendant de renommée internationale, a été ciblé par l'administration du président Rodrigo Duterte. Le tribunal a cependant conclu que le média lui-même n'avait aucune responsabilité dans l'affaire de cyber diffamation.

Cibler Rappler

Les défenseurs de la liberté de la presse aux Philippines et dans le monde entier ont rapidement dénoncé la condamnation de Maria Ressa dans le cadre d'une campagne menée par l'administration Duterte pour terroriser et intimider les journalistes.

L'affaire contre la journaliste et contre Rappler a été déposée en 2017 par l'homme d'affaires Wilfredo Keng [4] à propos d'un article de Rappler datant de 2012, qui couvrait ses liens présumés avec le juge en chef de la Cour suprême Renato Corona [5], qui était alors mis en accusation pour corruption.

Cette affaire a été initialement rejetée en 2017 car elle dépassait le délai de prescription. De plus, l'article lui-même a été publié quatre mois avant la promulgation de la loi sur la cybercriminalité.

Mais l'affaire a par la suite été réadmise par le département de la justice philippin, qui a prolongé la période de responsabilité pour les plaintes en cyber-diffamation d'un an à 12 ans et a fait valoir que l'article était couvert par la loi car il avait été  « republié » en février 2014, lors d'une mise à jour par Rappler.

Alors que Duterte [6] et ses porte-paroles [7] nient tout lien avec l'affaire de cyber-diffamation, Rappler a été régulièrement victime de la colère du président et de ses alliés pour avoir activement enquêté et dénoncé la guerre sanglante de l'administration contre la drogue, la manipulation des médias sociaux et la corruption.

Les journalistes de Rappler ont reçu l'interdiction de couvrir les points de presse présidentiels [8] en 2018, en raison de ce que Duterte a qualifié de « reportage manipulateur » lors d'un discours présidentiel.

Les trolls pro-Duterte se moquent de Rappler [9], accusant le média d'être un colporteur de « fausses informations », et lancent des invectives sur ses journalistes.

L'affaire de cyber-diffamation n'est que la première d'un total de 8 affaires judiciaires actives [10] contre Maria Ressa et Rappler, qui comprennent une autre affaire de diffamation et des allégations de violation fiscale. Toutes ont été déposées après l'arrivée au pouvoir de Duterte en 2016.

Le gouvernement Duterte a décidé de fermer Rappler [11] en janvier 2018, affirmant que le site violait les lois sur la propriété non étrangère des médias — une affirmation qui est manifestement fausse.

Gros plan sur des manifestants aux Philippines, qui protestent contre la loi anti-terroriste en brandissant des pancartes. [12]

Une manifestante appelle à des « tests de masse, pas à un silence de masse » lors d'un rassemblement organisé le 4 juin 2020, le jour où le Congrès philippin a adopté le projet de loi antiterroriste. Photo de Kodao Productions, partenaire de contenu de Global Voices.

Entraver la dissidence

La Faculté de Communication de l'Université des Philippines (UP), la première université d'État du pays, a condamné [13] cette décision comme un dangereux précédent qui donne aux autorités le pouvoir de poursuivre quiconque a publié un contenu en ligne au cours des dix dernières années :

The State can prosecute even after ten, twelve or more years after publication or posting. It is a concept of eternal threat of punishment without any limit in time and cyberspace.

L'État peut engager des poursuites même après dix, douze ans ou plus après la publication. C'est un concept de menace éternelle de punition sans aucune limite dans le temps et dans le cyberespace.

Le Syndicat national des journalistes des Philippines (NUJP) a déclaré [14] que les accusations auxquelles Rappler était confronté n'étaient que les dernières d'une « chaîne de répression médiatique qui a vu la fermeture forcée du réseau de diffusion ABS-CBN et une flambée des menaces et du harcèlement des journalistes, tout cela parce que l'homme le plus puissant du pays a horreur de la critique et de la dissidence ».

Le gouvernement a forcé le plus grand réseau de télévision du pays, ABS-CBN, à cesser d'émettre [15] en mai dernier après le refus du Congrès pro-Duterte de renouveler la licence de diffusion de la station.

La persécution croissante des médias s'inscrit dans le contexte d’un projet de loi [16] antiterroriste adopté par la législature qui permet au président de créer un conseil antiterroriste investi du pouvoir de désigner des individus et des groupes comme « terroristes ».

Cette désignation permet à son tour des arrestations sans mandat et 24 jours de détention sans inculpation judiciaire, entre autres dispositions draconiennes.

Les autorités ont nié effrontément [17] que le projet de loi menace la liberté dans le pays.

Sur l'avenue de luniversité, entourée d'espaces verts, une foule de manifestants est espacée à cause des mesures de distanciation sociale liées au COVID. [18]

Plan aérien : 5000 défenseurs des droits humains et militants observent les mesures de distanciation sociale lors de la commémoration du jour de l'indépendance des Philippines et organisent une « Grande Mañanita » contre le projet de loi antiterroriste du gouvernement Duterte. Le 12 juin, avenue de l'université, Université des Philippines – Diliman, Quezon Ville. Photo de Kodao Productions, partenaire de contenu de Global Voices.

Maintenir sa position

Lors d'une conférence de presse après son audition devant le tribunal, Maria Ressa a promis [19] de tenir ferme :

Freedom of the press is the foundation of every single right you have as a Filipino citizen. If we can’t hold power to account, we can’t do anything.

La liberté de la presse est le fondement de chaque droit que vous avez en tant que citoyen philippin. Si nous ne pouvons pas tenir le pouvoir responsable, nous ne pouvons rien faire.

Quelques jours avant la condamnation de Maria Ressa, des milliers de personnes ont défié [20] les mesures de confinement pour se joindre aux manifestations contre le projet de loi antiterroriste à Manille, malgré les menaces de violence de la police.

Les manifestants ont ironiquement qualifié leur manifestation de « mañanita » – le mot que le général de police Debold Sinas, un allié de Duterte, a utilisé pour justifier [21] sa fête d'anniversaire, qui a eu lieu alors que de sévères restrictions sur les rassemblements étaient imposées dans le pays.

Les doubles standards pour les alliés de Duterte et la militarisation des lois contre les critiques étaient un thème constant dans les tweets qui utilisaient le hashtag #DefendPressFreedom (Défendez la liberté de la presse) en réponse à l'affaire Ressa.

Je défends Maria Ressa, Ray [Reynaldo Santos Jr.] et Rappler non pas parce que je pense qu'ils sont au-dessus de la loi, mais parce que leur affaire montre comment le gouvernement Duterte déforme la loi afin qu'elle devienne une arme contre les libertés civiles. #DéfendezLaLibertédeLaPresse #MaintenezVosPositions

S'ils peuvent le faire à ABS-CBN et Maria Ressa (Rappler), ils peuvent le faire à d'autres organisations médiatiques et à n'importe qui. #DéfendezLaLibertédeLaPresse

[image] Gros plan sur une bouche bâillonnée par du gros scotch, sur lequel on peut lire : “Défendez la LIBERTE de la presse !”

REGARDEZ : Chronologie de l'affaire de cyber-diffamantion de Maria Ressa. Aujourd'hui, le 15 juin, le tribunal de première instance de Manille condamne Maria Ressa, PDG et rédactrice en chef de Rappler, et l'ancien chercheur-journaliste Rey Santos Jr pour cyber-diffamation. #DéfendezLaLibertédeLaPresse #SoutenezRappler