Cet article est initialement paru sur openDemocracy, dans la section dédiée à la Russie et à l’ère post-soviétique. Nous le republions ici avec permission, dans une version révisée pour des raisons de style et de concision.
Ces dix dernières années, les évènements ont démontré que des manifestations de grande ampleur sur une unique place publique – comme celles qui ont eu lieu sur la place Tahrir au Caire ou sur la place de l’Indépendance à Kiev – peuvent mener à de réels changements politiques. Pourtant, quand les autorités gouvernementales allouent des espaces pour manifester – comme cela a été le cas en 2011 sur les places Bolotnaïa et Sakharov à Moscou – même des manifestations massives peuvent n’avoir aucun effet.
Pendant les deux nuits qui ont suivi les résultats de l’élection présidentielle du 9 août, les autorités biélorusses ont violemment réprimé les tentatives de rassemblement par la population sur les places du centre-ville de Minsk. Cela a conduit à un phénomène de dispersion des manifestations, qui sont devenues hyperlocales, les manifestants n’étant plus concentrés dans un lieu unique mais éparpillés simultanément dans différents endroits, de rue en rue, de quartier en quartier.
Cette manifestation « éparpillée » a présenté d’importants avantages. D’abord, les citoyens eux-mêmes déterminaient le parcours et les conditions de la manifestation, au lieu que ce soient les services de l’État qui autorisent cette dernière. Deuxièmement, les manifestations « éparpillées » ont servi de transition pour des manifestations sur la place du centre-ville : une semaine plus tard, le 16 août, les manifestants ont atteint le parlement dans la capitale Minsk, sans rencontrer de résistance, et se sont rassemblés au pied d’un monument de guerre situé à proximité. Cette manifestation pacifique a réunit plus de personnes que le rassemblement politique en faveur d’Alexandre Loukachenko.
En descendant massivement dans la rue, les citoyens individuels ont été essentiels au succès de la contestation au Belarus, tout comme les syndicats et les ouvriers [en] – c’est à dire, des acteurs collectifs. Comment cette contestation a-t-elle touché autant de gens aussi rapidement ? On peut difficilement dire que les moyens de communication en ligne ont joué un rôle central dans la mobilisation ici, compte tenu des tentatives partiellement efficaces du gouvernement pour bloquer l’accès à Internet.
Malgré la popularité croissante d’un certain nombre de chaînes Telegram (par exemple, le nombre d’abonnés à la très populaire messagerie Nexta a augmenté de 1,5 millions en quelques jours), ces canaux d’informations restent inaccessibles à de nombreux Biélorusses, une grande partie de la popularité croissante de ces applications étant liée à leurs utilisateurs internationaux. Cependant, il est important de noter le haut niveau de connaissance en technologies de l’information au Belarus, activement développé par les industries du secteur ces dernières années. Ce niveau de connaissance permet à un grand nombre de personnes de contourner en partie le blocage des accès à Internet et de produire du contenu en lien avec leurs revendications.
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En revanche, la question centrale pour comprendre le rôle d’Internet dans les manifestations biélorusses est la suivante : à quel point le recours à la violence vaut-il la peine pour l’État, au vu de son efficacité durant les évènements récents ? Dans le scénario biélorusse, Internet n’est pas devenu un dispositif essentiel pour mobiliser et coordonner les manifestations, mais il a créé les conditions de l’implication massive et rapide des citoyens. Cela peut êfre imputé à deux importantes caractéristiques des protestations : une violence d’État sans précédent et des manifestations dispersées à travers la capitale et le reste du pays.
À l’ère moderne de l’information, les manifestations très localisées ne peuvent être réprimées par la violence brutale qui, au contraire, les nourrit et les amplifie.
La fragilité de l'horizontalité digitale
Depuis plus de dix ans, les chercheurs débattent sur l’importance du rôle d’Internet dans le succès des contestations politiques. Les technologies web ont eu un rôle prépondérant dans des révoltes qui ont conduit à des changements politiques majeurs (comme par exemple le Printemps Arabe ou l’Euromaïdan), mais aussi dans celles qui n’ont abouti à aucun changement du pouvoir en place : pendant les élections de 2009 en Iran, en Russie en 2011-2012 ou encore pendant le mouvement protestataire du parc Gezi en 2013 en Turquie. Les chercheurs montrent [en] les nombreuses innovations technologiques et politiques qui permettent plus de transparence quand il s’agit d’assurer la couverture médiatique des manifestations ainsi que de faciliter la mobilisation et la coordination des actions.
Dans cette optique, Lance Bennett et Alexandra Segerberg ont analysé [en] l’émergence d’un nouveau type d’action collective, qu’elles ont qualifiée « d’action connectée ». Elle permet l’organisation d’actions communes sans passer par des organisations officielles ou des partis politiques. Avec ce modèle, les institutions sont remplacées par les plateformes digitales, facilitant et accélérant l’organisation d’actions politiques (par exemple l’évènement Facebook [ru] créé par la journaliste Ilya Klishin a joué un rôle crucial dans l’organisation du premier rassemblement sur la place Bolotnaya en Russie, en 2011).
Néanmoins, ces « actions connectées » présentent des limites. Ainsi la sociologue Zeynep Tufekci attire l’attention [en] sur le prix à payer pour simplifier les mobilisations politiques. Si la technologie permet de rassembler rapidement et massivement des gens dans la rue sans l’aide d’un meneur ou d’un parti politique, ces manifestations débouchent difficilement sur de réels changements politiques. Ce type de contestation peut disparaître aussi vite qu’il est apparu, sans résultat réel. En outre, la technologie offre de nouvelles opportunités pour développer la surveillance et la désinformation ainsi que pour promouvoir des formes de participation politique plus anodines comme le soit-disant « clicktivism » [littéralement activisme par le click, ndlt] qui comporte peu de risques pour les participants et pourrait être considéré comme un simulacre d’activisme politique.
Les cycles de l'innovation politique
Les crises politiques s’accompagnent souvent de nouvelles vagues d’innovation dans le but de changer le rapport de force entre les gouvernements et les manifestants. Lors des manifestations de 2019 pour les élections de la Douma de la ville de Moscou, par exemple, on peut relever [en] plusieurs innovations dans la couverture médiatique et la coordination des manifestations ainsi que dans l’usage de technologies favorisant l’entraide et la surveillance. Le plus souvent, les autorités répondent aux innovations issues d’activistes de l’opposition par l’usage traditionnel de la force et de mesures de répression (qui vont des arrestations au blocage des accès à Internet). Mais dans certains cas, des États ont aussi eu recours à des tactiques novatrices, comme utiliser des comptes de messagerie anonymes à des fins de provocation et de désinformation [ru]. Les évènements récents au Belarus peuvent ainsi être analysés à l’aune de la dynamique des innovations politiques. On retrouve des pratiques observées il y a un an à Moscou sous des formes plus ou moins différentes au Belarus.
D’abord, les citoyens ont appris à contourner les blocages d’Internet grâce à plusieurs outils : les utilisateurs biélorusses utilisent des VPN et des proxys anonymes comme Psiphon. Les manifestants ont aussi été encouragés à utiliser des réseaux maillés (l’application Bridgefy [en]) pour communiquer directement entre eux dans le cas où le réseau Internet ne fonctionnerait plus. Les chaînes Telegram et les chats (qui, grâce aux entreprises qui les détiennent, fonctionnent même si l’accès à Internet est limité) ont été largement utilisés pour coordonner des actions et transmettre des informations concernant la position de la police anti-émeute, et ce, même si leur efficacité en termes de saturation d’information et de fiabilité reste incertaine.
En parallèle, des solutions de « crowdsourcing » plus complexes pour collecter les données n’étaient presque pas utilisées (à l’exception d’une simple carte basée sur Google Maps). Peu de temps après, cependant, une carte participative a fait son apparition : Map of Strikes.
L’autre enjeu était l’entraide mutuelle. Les chaînes Telegram donnaient des codes d’accès d’immeubles où les manifestants pouvaient se cacher (même s’ils pouvaient potentiellement être aussi connus des forces de l’ordre). Ces chaînes informaient aussi les manifestants sur des lieux où ils pouvaient avoir accès à de l’eau et à des soins. Une attention particulière a été portée à la coordination de l’aide pour les personnes libérées de garde à vue.
La chaîne Telegram Okrestina Lists était utilisée pour retrouver les personnes en garde à vue et publier des listes des personnes détenues dans le désormais célèbre centre de détention provisoire Akrestina. Enfin, des chaînes spéciales étaient consacrées au signalement de fonctionnaires d’État impliqués dans des violences. On peut aussi citer les initiatives mondiales de crowdsourcing qui permettaient à des utilisateurs en dehors du Belarus d’aider des victimes d’exactions policières (à ce titre, l’action lancée par le militant Alexey Leonchik a récolté plus de 2 millions de dollars).
Cependant, le choix des technologies par les manifestants n’est pas l’enjeu le plus important. La question déterminante est de savoir quelles sont les technologies fondamentales pour passer d’une crise politique à une opportunité de changement – dans le cas présent, pour renverser le régime de Loukachenko. Cette question est essentielle car les manifestations actuelles ont lieu alors qu’il n’y a pas d’opposants politiques officiels (la plupart sont en prison et Sviatlana Tsikhanovskaya, considérée par les manifestants comme la gagnante de l’élection, a été forcée de quitter le Belarus) ou d’institutions. Par leur nature même, ces manifestations peuvent être considérées comme des « actions connectées » fragiles et limitées – de celles qu’il est difficile de transformer en réel changement politique.
La surveillance horizontale et l’apogée de la violence d’État
Les évènements récents au Belarus montrent le rôle clé que joue Internet pour stimuler la participation aux manifestations. À l’origine, elles étaient motivées par la fraude électorale. Dans les heures qui ont suivi les premiers résultats, de nombreuses preuves révélant l’ampleur des manipulations ont commencé à apparaître en ligne, contribuant à faire perdre toute légitimité aux résultats annoncés. Des photos des protocoles finals démontrant une victoire sûre pour Sviatlana Tsikhanovskaya ont par exemple été publiées. Ces faits n’ont été que le point de départ des manifestations.
Peu après les premières manifestations, des signalement sur la violente répression qui était opposée à ces rassemblements pacifiques sont apparus. En quelques heures, des preuves de ces violences déferlaient sur les réseaux sociaux. Ces tragiques images de violences ne tardent souvent pas à devenir le symbole des protestations, comme pendant les manifestations de 2009 à Téhéran, où une vidéo du meurtre brutal d’une femme iranienne, Neda Agha-Soltan, a été vue à travers le monde entier. Dans le cas du Belarus, l’ampleur de la violence d’État était sans précédent. Les réseaux sociaux diffusaient des preuves des violences policières littéralement à chaque minute, y compris le tabassage des passants avec des matraques, des gens attaqués par derrière, des tirs sur des voitures et des immeubles résidentiels.
Les chaînes Telegram biélorusses, en particulier Nexta et Belarus of the Brain, sont devenues des cannaux d’informations pour diffuser les « rapports du champ de bataille ». Ce flux d’information a été en partie possible grâce à la tentative manquée du gouvernement biélorusse de bloquer les accès à Internet. Mais aussi parce que la violence n’était pas seulement présente aux abords des places du centre-ville mais partout, que ce soit dans les cours d’immeubles ou dans la rue. Des gens ordinaires assistaient aux violences policières et les filmaient depuis les fenêtres de leur domicile et des conducteurs filmaient ce qui se passait sur les voies opposées. À ces preuves s’ajoutaient des vidéos du mauvais traitement subi par les détenus en cellule d'isolement, filmées aussi depuis des fenêtres d’appartements voisins.
On assiste alors à un renversement du principe du panoptique [en] : dans une société envahie par les téléphones portables, les caméras embarquées et la vidéosurveillance, si l’État peut surveiller ses citoyens, ceux-ci aussi peuvent activement contrôler l’État. La réponse à la violence d’État est cette « surveillance horizontale ». L’étendue des preuves de violence devient alors le principal élément déclencheur des manifestations et de la mobilisation générale des citoyens. La fraude électorale laisse place aux crimes contre l’humanité : ils deviennent la principale motivation. Plus tard, ces preuve peuvent potentiellement servir pour engager des poursuites contre les coupables. Un grand nombres d’organisations ont déjà lancé [en] une initiative collective, dont le but est de systématiquement collecter, vérifier et analyser toutes les données sur les violations des droits humains commises pendant la répression des manifestations biélorusses.
Partout et nulle part
Le politologue américain Elmer Eric Schattschneider affirme que l’un des principaux facteurs de succès dans une manifestation est le « champ de contagion » du conflit politique.
Parfois les tentatives de l’État pour limiter l’étendue de l’engagement citoyen par le biais de mesures répressives ont l’effet inverse. De nombreuses études [en] montrent en effet que les coupures d’Internet ont souvent pour effet d’intensifier la contestation, l’absence d’accès à l’information poussant la population dans la rue. Reste la question de ce qui attend ceux qui quittent leur domicile. La répression brutale des contestations par l’État est un vrai dilemme pour les manifestants. D’un côté, la participation aux manifestations augmente les risques. De plus, l’apparente réussite de la répression policière peut conduire à la multiplication de « cavaliers seuls » – des gens qui espèrent que des avancées politiques seront possibles sans compter sur leur participation. D’un autre côté, l’impression que le nombre de participants augmente en réponse à la violence et que la contestation prend de l’ampleur devient crucial, rendant l’envie de participer capable de supplanter la « logique des risques ».
Les réseaux sociaux se sont révélés d’une importance fondamentale non pas pour coordonner les contestations, mais pour donner la sensation de leur invincible expansion. Une expansion qui concerne à la fois la propagation géographique des manifestations et la diversité des participants – leur localisation, leur sexe, leur age et leur statut social. Les chercheurs parlent [en] de la question de « visibilité » de la contestation : il ne suffit pas de sortir dans la rue, mais il devient important de le montrer, d’une manière qui suscite pour les personnes restées chez elles une impression subjective de participation de masse. Un exemple de cette « technologie de la visibilité » est la prise de vue par drones de la taille de la foule.
Les autorités, pendant ce temps, s’emploient à disperser la foule des rues mais aussi à minimiser la « visibilité » potentielle de la contestation. Le problème de visibilité devient particulièrement critique dans le cas de manifestations très localisées. À la différence des manifestations sur une place publique unique (comme celles du Caire ou de Kiev), celles-ci ne peuvent être montrées en un seul plan par drone. Mais dans le cas du Belarus, une solution à ce « problème de visibilité » se profile : les fils d’actualités relayés par les chaînes Telegram et les groupes de discussion locaux sur Telegram montrent que les manifestations ont lieu simultanément dans plusieurs lieux différents.
Le caractère hyperlocal et les manifestations décentralisées en de multiples lieux peut devenir un réel avantage pour les manifestants – il est en effet plus difficile pour l’État de réprimer des actions de ce type. Cependant, comme d’autres par le passé, ce type de manifestation peut ne pas générer une participation de masse. Comme on le voit au Belarus, les technologies d’information peuvent compenser le manque de visibilité de la « foule sur la place publique » en recréant l’effet de masse par le flux d’information constant désignant les nouveaux lieux de manifestations.
Pendant les heures critiques où la police anti-émeute, recourant à la violence, augmentait les risques de participer aux manifestations et ainsi, essayait d’y mettre fin, le contraire s'est produit – la violence documentée engendrait un regain de motivation à la mobilisation. L’effet de masse et la répartition géographique des manifestations, vues dans les flux Telegram, a dépassé le seuil subjectif de participation – c’est à dire, le seuil au-delà duquel la sensation de danger à participer à la contestation est éclipsé par la volonté de descendre dans la rue parce que tout le monde le fait. L’effet boule de neige de la mobilisation avait commencé. Dans un contexte où l’information émergeait de toutes parts, les gens ont ressenti que peu importe où ils manifesteraient, ils ne seraient pas seuls.
Dans le même temps, le rôle traditionnel des réseaux sociaux dans la coordination des manifestations est passé au second plan, particulièrement pendant les premiers jours de la contestation. Des formes de coordination en ligne étaient en place – par exemple, l’apparition de chats exclusivement pour les femmes, créés pour organiser des chaînes de solidarité [ru]. Parallèlement, d’autres groupes de discussion ne pouvaient plus faire face au chaos des messages contradictoires portant sur les mobilisations et leurs instructions, ce qui rendait le suivi des manifestations difficiles, y compris pour les autorités.
La coordination est cruciale lorsque les manifestations rassemblent un nombre de participants relativement modeste, loin d’une ampleur critique. Dans ce cas, il est possible de résister aux mesures répressives du gouvernement précisément grâce à l’efficacité accrue de l’action coordonnée. En revanche, quand la participation atteint des sommets, le nombre de manifestants devient plus important que la coordination. Descendre dans les rues et sur les places, s’auto-organiser sans l’aide des technologies d’information et les blocages d’accès à internet ne font que renforcer ce scénario.
La forte mobilisation a aussi été facilitée par la diffusion virale d’images montrant la victoire des manifestants sur les forces de l’ordre, des vidéos de personnes échappant à des tentatives d’arrestation ou encore des récits d’officiers de police retirant leur badge, leur uniforme ou leur insigne en signe de non-violence.
Passer d'objet à sujet
Bien sûr, le succès des manifestations biélorusses ne peut être attribué aux seules technologies de l’information. Il résulte avant tout de problématiques sociales et politiques qui sont nées pendant le régime totalitaire de Loukachenko, plus particulièrement durant la dernière campagne présidentielle. En outre, nous ne connaissons pas encore l’issue politique des évènements actuels. Ce qui se passe qu Belarus reste pour autant un exemple majeur pour illustrer comment les technologies de l’information peuvent permettre de transformer une crise politique en une opportunité de changement politique, malgré la nature instable des « actions connectées ».
Je voudrais évoquer ici le paradoxe décrit par les frères Strougatsky et brillamment mis à l’écran par le réalisateur Andreï Tarkovsky dans son film Stalker. Lorqu’ils pénètrent « La Zone », les personnages principaux se retrouvent très loin de « La Chambre ». Cependant le chemin le plus direct qui relie les deux endroits n’est pas le plus court. C’est la même chose en ce qui concerne les manifestations : si elle avait pénétré la place publique directement, la foule se serait peut-être retrouvée dans le piège décrit par Zeynep Tufekci. La foule aurait pu ne jamais arriver au stade d’une mobilisation de masse, perdre son énergie et disparaître avant même d’accomplir ses objectifs politiques. Le « chemin vers la place publique » qu’ont emprunté les Biélorusses les a aidés à éviter ce piège – même si le prix à payer est tragique.
Dans cette nouvelle ère de l’information, la violence utilisée pour réprimer les manifestants pendant ces contestations hyperlocales et dispersées est dès lors moins efficace. C’est même l’inverse qui se produit : la violence devient elle-même une motivation supplémentaire pour descendre dans la rue. L’effet d’intimidation est désamorcé par la mobilisation générale et contribue à la forte hausse de la participation et de l’engagement. C’est à ce moment que des réactions en chaîne s’ébranlent, qu’il est très difficile de stopper : la répression n’est plus efficace et devient même contre-productive ; la foule de manifestants n’est plus un objet de répression mais devient un sujet dans le processus politique. Avec les jours, la foule peut accéder à la place centrale, unissant des centaines de manifestations hyperlocales en un seul corps. C’est ce chemin jusqu’à la place, tracé pendant les cinq premiers jours après les élections présidentielles biélorusses, qui a transformé la foule en une force politique capable d’échapper au piège de la mobilisation horizontale et d’accomplir un vrai changement politique.
Les Biélorusses seront-ils capables non seulement d’accomplir la tâche impossible de renverser Loukachenko mais aussi de prouver l’absurdité du recours à la violence comme instrument à des fins politiques ? Peut-être, comme l’indique la théorie de la « fin de l’Histoire », est-il trop tôt pour annoncer la « fin de la violence politique ». Mais les évènements au Belarus pourraient pousser d’autres régimes autoritaires à moins compter sur les mesures de répression traditionnelles contre la population, et à investir plutôt dans des formes de contrôle innovantes, conçues pour ériger des barrières nouvelles et invisibles sur le « chemin vers la place publique ».