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Malgré la pandémie de Covid-19, 2,5 millions d'étudiant·es passent l'examen d'entrée à l'université en Turquie

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Turquie, Arts et Culture, Censure, LGBTQI+, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique
Le musicien Mabel Matiz, en costume bariolé sur le fond jaune de la couverture de son album.

Capture d'écran de la vidéo YouTube [1] de la chanson de Mabel Matiz, comprenant les paroles au cœur de la controverse actuelle sur l'examen d'entrée à l'université (YKS) : « Gözümün gördüğü, göğsümün bildiği ile bir değil » (« Ce que mes yeux voient n'est pas ce que mon cœur ressent »)

L’article d'origine [2] a été publié en anglais le 17 juillet 2020.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des sites internet en français.

En Turquie, un pays composé de plus de 83 millions [3] de personnes, il faut réussir un test d'entrée appelé Yükseköğretim Kurumları Sınavı en turc (YKS) [en français : l'Examen des institutions d'enseignement supérieur] pour intégrer l'université. Cette année, 2,5 millions de candidat·e·s ont répondu en personne à ce questionnaire à choix multiple dans des salles d'examen, en dépit de la pandémie de Covid-19.

Le 26 mars, le Conseil de l'enseignement supérieur [4] a annoncé que l'YKS se tiendrait les 25 et 26 juillet [5]. Le 4 mai, le président turc Recep Erdoğan a avancé les dates du test aux 27 et 28 juin [5].

Les modifications et les incertitudes sur cet examen en plein milieu de la pandémie de Covid-19 ont engendré des discussions dans la société turque et sur les réseaux sociaux : comment les changements de dates affectent-ils la psychologie des étudiant·e·s, étant donné le niveau de stress associé à l'YKS, auquel les candidat·e·s se préparent depuis des mois ? Comment les mesures de prévention contre le Covid-19 seront-elles appliquées et respectées (distance physique, prise de température, port du masque), tout en rassemblant 2,5 millions de personnes ?

En 2019  [6][tr], 74,16 % des candidat·e·s ont réussi la première partie de l'YKS, et seulement 39,4 % ont réussi la deuxième partie de l'examen.

La Turquie a enregistré ses premiers cas confirmés de Covid-19 le 11 mars [7] [tr], et au 15 juillet, près de 5 500 personnes infectées par le virus sont décédées [8] [tr], alors qu'il y a plus de 200 000 cas confirmés de la maladie dans le pays.

Le 1er juillet [9] [tr], le gouvernement a appliqué des mesures spéciales de normalisation : les structures telles que les restaurants, les cafés, les cinémas et les salles de noces qui étaient fermées pendant trois mois ont rouvert, moyennant des consignes de distanciation physique. Il est demandé aux personnes usagères de porter des masques et de se soumettre à des contrôles de température.

Alors que les élèves et les partis d'opposition ont demandé un délai supplémentaire [10] [tr] pour l'examen d'entrée à l'université, le gouvernement a donné suite à sa stratégie : à la fin juin, 2,5 millions de personnes ont passé l'YKS.

Comme on peut le voir dans ce tweet, les inquiétudes quant à l'application réelle de la distanciation sociale dans ce contexte se sont avérées légitimes :

L'YKS, un examen passé [cette année] par 2,5 millions d'étudiant·es, a lieu en dépit des mises en garde : la distanciation physique a disparu.

[image] Une foule de jeunes avec des sacs à dos respecte le port du masque mais n'observe pas les mesures de distanciation physique, se tenant proches les uns des autres.

La moralité de l'YKS en question : une nouvelle controverse

Le Covid-19 n'est pas le seul débat qui entoure l'YKS en 2020. Une discussion encore plus passionnée a débuté en début juillet en rapport à un test sélectionné pour l'examen de turc. Une des questions se rapportait au titre Fırtınadayım (Je suis dans la tempête) du chanteur pop Mabel Matiz [14] [en], qui est membre de la communauté LGBTQI+ (vidéo en turc avec sous-titrage en turc) :

La question de la signification de Gözümün gördüğü, göğsümün bildiği ile bir değil (qui peut se traduire par « ce que mes yeux voient n'est pas ce que mon cœur ressent ») a laissé son empreinte sur les réseaux sociaux du fait de la popularité de Mabel parmi les jeunes (certaines de ses vidéos [15] atteignent les 50 millions de vues) et de son orientation sexuelle.

Les débats prenant de l'ampleur sur Twitter, Halis Aygün, président du Centre d'évaluation, de sélection et d'intégration [des étudiant·e·s dans les universités] (ÖSYM), l'organisme public responsable de la préparation des examens, a donné une interview [16] [tr] à Yeni Akit, le média conservateur d'extrême droite, disant que l'affaire ferait l'objet d'une enquête et que les personnes responsables de l'introduction de ce texte seraient licenciées :

L'YKS de 2020 s'est déroulé sans problème et avec succès dans 188 centres d'examen en trois sessions avec la participation d'environ deux millions et demi de candidats et candidates. Les questions sont créées avec la participation de milliers d'universitaires venant de différentes universités de notre pays. Il est évident que la gestion de notre institution est délicate en ce qui concerne nos valeurs nationales et morales ainsi que les normes sociales. Une enquête a été lancée sur le contenu de la question pertinente dans la section turque de la session 2020 de l'YKS TYT [une portion de l'examen YKS]. Les personnes responsables seront écartées du processus de préparation des questions.

Pour certains twittos, ces mesures ne sont pas suffisantes :

[Haut] Le président de l'ÖSYM s'est exprimé pour la première fois après l'examen !
« Une enquête a été lancée sur le contenu du problème. Les personnes responsables seront écartées du processus de préparation des questions ».

[Bas] Ce n'est pas suffisant [de l'évincer], le président qui a fait preuve de négligeance doit être retiré du processus de gestion de sorte qu'il n'ait plus rien à voir là-dedans.

Les segments conservateurs de la société ont également questionné l'intention derrière le choix de cette question :

Pour l'examen #YKS2020 d'aujourd'hui, ne pouvez-vous pas trouver quelqu'un d'autre pour montrer aux jeunes autre chose que le militant gay et LGBT Mabel Matiz ? (Celui qui porte une pancarte disant « on est des pédés ») Qu'est-ce que vous essayez de faire ?

[image] Lors d'une manifestation, le chanteur Mabel Matiz arbore un grand sourire et porte un panneau vert circulaire, sur lequel est écrit en turc : « on est des pédés ».

L'opinion publique reste largement divisée alors que d'autres twittos font remarquer le succès et la popularité de Mabel Matiz :

Aux membres du comité d'enquête : je vous invite à regarder les vidéos de Mabel Matiz, car nous n'avons aucun autre artiste qui a mis en avant notre culture de la sorte depuis des années. C'est pourquoi #mabelmatiz est le trésor de notre pays. C'est un « artiste » unique.

Cette internaute attire l'attention sur le fait qu'en mettant l'accent sur un chanteur gay, les politiques évitent d'aborder les vrais problèmes :

On n'entend rien à propos des violeurs, et pourtant l'affaire Mabel Matiz fait l'objet d'une enquête.

Et cette personne conclut :

Vous parlez de nos « normes sociales », mais Mabel Matiz est celui qui reflète le mieux notre culture. Par conséquent, l'enquête devrait se pencher sur celles et ceux qui insultent Mabel Matiz et qui le discriminent. #MabelMatiznestpasseul [haut du post]

La réponse de Mabel Matiz

Le 3 juillet, alors que le débat s'enflamme de plus en plus, Mabel Matiz finit par briser son silence : 

Bonjour :) J'étais très heureux que ma musique fasse partie des thèmes abordés parmi les questions de cet examen important. Maintenant, je constate avec stupeur que mes valeurs personnelles sont impliquées dans ce même examen. Voyez en quoi j'ai été testé, avec le panneau de signalisation quasiment à côté de mon nom.

Eh bien, je dis que les épreuves de la vie ne s'arrêtent jamais :) La preuve en est faite ici.

J'ai lu vos messages de soutien intenses. Je comprends ce que je veux dire dans ma musique, je sens que vous me comprenez, et je me sens même plus fort, désormais. Je vais continuer à produire ma musique, à raconter des histoires et à faire partie de ce pays.
À bientôt dans un autre examen…

Mabel Matiz reste un artiste extrêmement populaire : le lendemain de la déclaration d'Aygun, il a reçu deux prix lors d'un concours, sur la base du vote populaire. Il les a remportés dans deux catégories : « meilleur clip vidéo [34] » et « meilleur chanteur masculin » à l'occasion du 46e Papillon d'or [35] [tr]. Cela semble indiquer qu'un grand nombre de personnes le soutient face à l'homophobie exprimée par le gouvernement et les conservateurs au sein de la population.

Le 5 juillet, Mabel Matiz a à nouveau tweeté :

J'ai reçu les prix du « meilleur chanteur masculin » et du « meilleur clip vidéo » lors du Papillon d'or, je suis heureux ! Merci à l'intégralité de mes auditeurs et auditrices ! J'aimerais également remercier Erhan Arık ainsi que DOP Meryem Yavuz, les précieux réalisateurs du clip de [ma chanson] Mon tissu est rouge [15].