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Le COVID-19 a accéléré le passage au numérique, mais la Tunisie y aura-t-elle accès ?

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Tunisie, Développement, Gouvernance, Histoire, Jeunesse, Média et journalisme, Médias citoyens, Technologie, COVID-19
L'hôtel de ville de Tunis, un bâtiment d'un étage agrémenté de colonnes décoratives et de motifs ajourés.

Hôtel de ville de Tunis. Photo de Wikipédia [1] appartenant au domaine public.

L’article d'origine [2] a été publié en anglais le 30 juillet 2020.

Vu de loin, la Tunisie a toutes les conditions favorables à la numérisation, y compris l’accès efficace et abordable à l’internet et une population en grande partie jeune et très connectée. Et pourtant, le pays est encore en retard dans la numérisation de tous ses services, tant publics que privés, en raison de décennies de corruption et d'inaction du gouvernement.

Quand le Covid-19 est arrivé en Tunisie en mars 2020 [3], le gouvernement a imposé un confinement strict, révélant une économie fragile, principalement traditionnelle. Mais une vague d'innovations [4] a fait des émules, allant de la télémédecine et du télétravail au divertissement, en passant par l'éducation en ligne. Les employés ont commencé à travailler à distance, et le gouvernement a commencé à utiliser la technologie robotique et numérique.

Ainsi, le COVID-19 a accéléré la numérisation en Tunisie comme aucun gouvernement précédent n’a pu le faire, gagnant plus d’élan en un seul mois qu’au cours des dernières décennies.

Pour Karim Koundi [5], président du Comité mixte public-privé-société civile pour la transformation digitale, cette crise a entraîné l’équivalent de la « chute du mur de Berlin » entre l’administration et l’industrie du numérique tunisienne.

La pandémie de COVID-19 continuera-t-elle à agir comme un catalyseur accélérant l'économie et les services en ligne ?

Des projets ambitieux… retardés

La transformation digitale, le processus de collecte, de stockage et de partage de l’information en ligne, permet une plus grande transparence et des politiques pragmatiques, essentielles à une bonne gouvernance.

Comme l'a déclaré l'ancien Premier ministre Youssef Chahed [6] en 2019 : « La digitalisation est la meilleure arme pour lutter contre la corruption », faisant écho au consensus international.

En 2018, le gouvernement a lancé le Conseil national stratégique de l’économie numérique (CNCEM [7]) avec un projet ambitieux nommé « Tunisie digitale 2018 [8] », qui vise à créer un écosystème numérique favorable.  Avec un budget global de 867 millions de dollars américains, le plan de numérisation prévoyait la création de plus de 100 000 emplois [9]. Mais la mise en œuvre des projets a été lente, et certains ont été retardés dans leur ensemble. « Tunisie digitale 2018 » est devenu « Tunisie digitale 2020 [10] » avant d’être à nouveau reporté à 2025.

Mohamed Fadhel Kraiem [11], ministre tunisien des Technologies de la Communication et de la Transformation digitale, a admis en mai, lors du confinement, que « près de la moitié des projets de ″Tunisie digitale 2020″ n’ont pas encore vu le jour », et basculeront sur le nouveau programme « Tunisie Digitale 2025 [12] ».

Une série de revers

La Tunisie a été parmi les premiers pays à promouvoir la technologie dans la région et l’objectif de digitalisation du pays n’était pas nouveau. Ce type de programme est envisagé depuis 1999 [13], date à laquelle une commission nationale du commerce électronique a été créée pour superviser le développement du secteur.

En 2005, la Tunisie a accueilli le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI [14]) qui visait à combler le fossé numérique mondial séparant les pays riches et pauvres. Elle a abouti à l'adoption de projets de loi innovants avec l’Engagement de Tunis [15] [pdf], l’Agenda de Tunis pour la société de l'information [16] [pdf] et la création du Forum sur la gouvernance de l'Internet [17].

Mais ces grandes annonces n'ont pas été suivies par des actions concrètes et les plans ont mis des années à se concrétiser. En 2012, un groupe de travail public-privé a été formé pour revitaliser le secteur et élaborer un plan stratégique pour la digitalisation, mais ces plans continuent de stagner, malgré l'infrastructure moderne de fibre optique en Tunisie.

Ce retard dans le passage au numérique est représentatif de l’impasse politique dans laquelle se trouve la Tunisie, où les autorités sont pionnières dans l’adoption des mesures législatives visionnaires mais peinent à les mettre en œuvre. Les décisions politiques prises au sommet restent souvent invisibles sur le terrain, favorisant la frustration et le mécontentement.

En 2011 [18], les jeunes sont descendus dans la rue pour réclamer des réformes immédiates et structurelles, mais ces revendications n’ont pas été entendues et, près d'une décennie plus tard, la situation reste inchangée pour beaucoup et pire encore pour certains.

« Depuis la révolution, on a la liberté mais pas la dignité », a déclaré Sofiene Jbeli, un jeune tunisien ingénieur en informatique au chômage dans un article paru dans le magazine Le Point. [19]

Le chômage des jeunes [20] [en] est passé à 36 % et la corruption est également en hausse. L'économie dépend toujours des secteurs à forte densité de main-d'œuvre tels que l'agriculture et l’industrie, à côté d'une bureaucratie gouvernementale démesurée qui, en 2018, employait près de 800 000 fonctionnaires, représentant 46% du budget du pays [21].

« La Tunisie a été saluée pour sa transition pacifique et pour avoir évité une guerre civile, contrairement à ses voisins de la région », a déclaré Mohamed Khalifa, un ingénieur tunisien à la retraite qui s'est adressé à Global Voices :

The dark side of the acclaimed consensus politics, between secular and Islamist, is that it has merely postponed rather than resolved deep-rooted issues. Donors’ money has flooded the push for institutional reforms that failed to materialize in the life of the population. It has rewarded the status-quo. Since then we are stagnating.

Le côté sombre de la politique de consensus plébiscitée, à la charnière entre laïcité et islamisme, c’est qu'elle a simplement reporté les problèmes profondément enracinés au lieu de les résoudre. L'argent des donateurs a noyé l’élan des réformes institutionnelles, qui n’ont pas pu se concrétiser dans le quotidien de la population. Il a récompensé le statu quo. Depuis, nous stagnons.

La Tunisie paie un lourd tribut pour sa stagnation. Des études ont estimé que la bureaucratie complexe et une législation pesante ont coûté aux entreprises environ 13 % de leurs revenus et incité à la corruption [22][en].

« Malheureusement, aujourd’hui, il existe une forte résistance au changement digital et aux réformes en général, émanant de plusieurs cercles dans l’administration, le monde des affaires, les institutions étatiques, etc », a déclaré Amine ben Gamra [23], un expert-comptable tunisien qui s'est exprimé sur Tunisie Numérique. « L’objectif étant de garder leurs postes, jouir et tirer bénéfice de la corruption sans se soucier des répercussions négatives sur le pays. »

L'exode des jeunes conduit à la fuite des cerveaux

Aux portes de l’Europe, la Tunisie compte une population jeune et instruite. Chaque année, plus de 12 000 ingénieurs en informatique [24] émergent d’une population totale [25] de 11 millions d’habitants.

Mais en l’absence de perspectives réelles, les jeunes diplômés quittent le pays. Chaque année, plus de 3 000 ingénieurs en informatique partent. Bien que les salaires puissent parfois être 2,5 fois plus élevés à l’étranger, l’argent n’est pas la seule raison de la fuite des cerveaux, comme l’explique Nadhir, un programmeur tunisien vivant en France dans un article de Jeune Afrique [26] :

Si le départ des professionnels de l’IT est massif, c’est aussi une envie de partir généralisée dans la jeunesse. Ce qui motive les départs c’est surtout la déception et le pessimisme.

Pendant ce temps, plus de 12 000 postes d’ingénieur en informatique restent vacants en Tunisie. Cet exode massif a contribué au ralentissement du développement économique et de la digitalisation du pays.

Mais en pleine crise du COVID-19, les politiciens n’ont pas tardé à tirer profit des progrès rapides et à faire de nouvelles promesses.

Mohamed Fadhel Kraiem [27], le ministre des Technologies de la Communication et de la Transformation digitale a promis sur Twitter :

Mais étant donné la confiance minime accordée aux politiciens [31] et la longue histoire de promesses non tenues, les Tunisiens ne sont pas encore convaincus.

Il est clair qu'en l'absence d'un traitement ou d'un vaccin, l'ère de la distanciation sociale et des restrictions à la liberté de mouvement est susceptible de perdurer. Ainsi, une pression croissante s'exerce sur les gouvernements partout dans le monde, y compris en Tunisie, les poussant à s’adapter au nouveau paradigme et à créer l'environnement propice au développement technologique attendu de longue date.