Au Brésil, les informations personnelles de centaines d'anti-fascistes supposé·e·s ont été divulguées

Au premier plan, un manifestant portant un masque noir brandit une pancarte avec une croix gammée barrée.

Manifestation anti-fasciste le 14 juin à Porto Alegre, dans le sud du Brésil. Photo de Maia Rubim via Benedictas Fotocolectivo, reproduite avec sa permission.

L’article d'origine a été publié en anglais le 14 juillet 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens de ce billet renvoient vers des pages web en portugais]

En juin dernier, au Brésil, des centaines de personnes ont vu leur nom apparaître sans leur accord sur des listes visant à identifier des « anti-fascistes ». L’une d’elles, circulant sur WhatsApp, divulguait des informations personnelles : noms, adresses, photos, etc. L’autre a été établie par un parlementaire de droite assisté de ses abonnés sur les réseaux sociaux. Elle n’a pas été révélée au public et on ne sait pas exactement quelles informations personnelles elle contient.

Informations divulguées

Début juin circulait sur WhatsApp une liste de 900 pages en format pdf. En l’ouvrant, des centaines de Brésilien·ne·s y ont trouvé leurs noms, photos, adresses, profils sur les réseaux sociaux, voire leurs numéros de téléphone. En plus de divulguer des informations personnelles, ce document désignait les personnes listées comme « anti-fascistes ». À ce jour, son auteur n’a pas été identifié et ses intentions réelles restent inconnues.

Le doxxing est une pratique [fr] consistant à publier les informations personnelles d’un individu sans son accord afin de le menacer ou l’intimider. Bien que certaines de ces données, comme des photos postées par l’utilisateur·trice sur les pages ou profils publics des réseaux sociaux, soient facilement accessibles ou puissent être rapidement trouvées, le but du doxxing est de menacer la personne visée et de la harceler.

Selon des rumeurs circulant sur les réseaux sociaux, les personnes repérées appartiendraient à des mouvements de gauche, bien qu’aucune preuve formelle ne soit venue confirmer ou infirmer ce fait. Lola Aronovich, professeure au département des langues étrangères à l’Université Fédérale de Ceará (UFC) a révélé dans un tweet que la plupart des noms avaient été récupérés sur Facebook. « La personne – à ce jour inconnue – qui est à l'origine de cette liste a ciblé des indices visuels (tatouages, piercings, etc.) », a-t-elle précisé.

Un législateur établit une seconde liste

Une seconde liste semblable à la première est apparue quelques jours plus tard. Le député Douglas Garcia, élu au parlement local dans l’État de São Paulo et membre du parti ultraconservateur PSL (Parti social-libéral) présidé par Jair Bolsonaro, s’en est déclaré l’auteur.

Il a partagé sur son compte Twitter une vidéo le montrant en train de parcourir du pouce un épais paquet de feuilles ; il affirme avoir reçu de ses abonnés entre 700 et 1000 noms.

Garcia a fait référence à la récente déclaration de Donald Trump qui souhaitait cataloguer [fr] comme terroriste le « mouvement antifa », un terme vague [en] désignant généralement des groupes et mouvements de gauche anti-fascistes (Antifa [fr] est l’abréviation d’anti-fasciste). Les militants antifas ont participé [en] aux manifestations contre le racisme aux États-Unis. Le parlementaire a promis d’envoyer sa liste à l’ambassade états-unienne et à la police afin qu’une enquête soit ouverte sur les personnes citées et leur lien avec des « activités terroristes ».

Ces deux documents (l'un partagé publiquement sur WhatsApp et l'autre établi par Garcia) sont désormais connus comme « les fichiers anti-fascistes ».

Sur les réseaux sociaux, les internautes ont commencé à croire que ces deux listes n’en faisaient qu’une. Les législateurs de gauche ont accusé Garcia de diffamation et de violation de la vie privée tout en conseillant aux personnes listées de s’organiser afin de s’assurer une protection juridique.

Lors d’un appel WhatsApp avec Global Voices, Garcia a affirmé que son document était différent. « Aucun nom de femme ne figure dans le mien et il ne concerne que les habitants de l’État de São Paulo », a-t-il déclaré. Le dossier a été envoyé aux polices fédérale et civile, mais Garcia a précisé que les noms recueillis ne seraient pas rendus public. « Il est de mon ressort en tant que député d'offrir un lieu où recueillir librement les plaintes. Je me devais d’agir en voyant des personnes détruire des biens publics et privés lors des manifestations anti-fascistes : c’est un crime », a-t-il ajouté.

Garcia a rassemblé ces données après que des organisations anti-fascistes issues de clubs de football ont manifesté dans au moins quinze villes à travers le pays. Le premier juin, des milliers de personnes ont défilé sur la plus grande avenue de São Paulo en réaction aux manifestations en faveur du président Bolsonaro et contre le confinement qui se déroulaient chaque semaine en mai sur l’Avenue Paulista, malgré la pandémie.

Une enquête a été officiellement lancée le 8 juin contre le député du PSL qui, à cause de sa liste, est accusé de malhonnêteté administrative. Il pourrait perdre son siège s’il était déclaré coupable. Les législateurs de l’opposition ont réclamé cette enquête, car ils considèrent qu’il a tenté d’intimider les militants. Bien qu’il ait constitué ce dossier, Garcia prétend être lui-même anti-fasciste.

Un outil visant à empêcher une plus vaste diffusion des informations divulguées

Peu de personnes citées sur la liste publique s’en sont plaintes en ligne, de peur de lui donner plus de visibilité. Lucas Lago, développeur pour la plate-forme de données Project7c0, a noté l’inquiétude de nombre de ses ami·e·s lorsque l’existence des deux listes a été révélée : « Ils l’ont partagée en ligne afin que d’autres puissent y chercher leur nom » a-t-il déclaré par Skype à Global Voices.

Il a ensuite contacté son collègue codeur Eduardo Cuducos pour l’aider à créer un outil permettant à quiconque de chercher son nom sur la liste tout en empêchant les informations personnelles de circuler sur le net. Il lui importait d’avoir un moyen fiable de savoir qui se trouve sur la liste. Alors que le pdf est toujours disponible ailleurs en ligne, Lago et Cuducus cherchaient par leur outil à prévenir une plus vaste diffusion des informations personnelles contenues sur la liste.

Qualquer maneira de compartilhar dados pessoais [online] que classifique as pessoas não é apenas complicada, mas ilegal. A situação no Brasil é tensa e polarizada, isso abre as portas para colocar toda a pessoa em risco. Me senti compelido a fazer algo para que as pessoas soubessem dos riscos se estivessem na lista. (…) [Compartilhar a lista on-line] pode acabar causando mais danos se for feito sem muita consideração. As pessoas têm que abordar tudo taticamente.

Toute méthode de partage [sur internet] de données personnelles classant les personnes est non seulement compliquée, mais aussi illégale. La situation au Brésil est tendue et la population divisée, n’importe qui peut donc se retrouver en danger. Je me suis senti obligé d’agir pour que chacun·e soit au courant des risques encourus s’il ou elle se retrouve sur la liste. […] [Partager cette liste sur le net] sans avoir mûrement réfléchi peut finalement aggraver la situation. Tout doit être abordé de façon stratégique.

Le développeur a aussi précisé qu'il avait été contacté par de nombreuses personnes en quête de conseils juridiques après avoir vu leur nom sur la liste. « Pour un meilleur accompagnement, leurs demandes ont été transmises à des ONG et des avocats spécialistes de la fuite de données », a-t-il indiqué. Il est impossible de savoir combien de personnes y ont eu recours, car leurs données ne sont pas conservées, afin de protéger leur identité.

Selon Lago, cet outil a marqué un tournant depuis que la première liste a été rendue publique : « Il a permis aux personnes concernées de mieux connaître leur situation », conclut-il.

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