- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

«Loukachenko a fait son temps» : un écrivain bélarusse appelle à la solidarité à distance

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Biélorussie, Ethnicité et racisme, Histoire, Langues, Littérature, Médias citoyens
L'écrivain Max Ščur est en tête de cortège, un haut-parleur à la main. Derrière lui défilent des manifestants en blanc et rouge.

Max Ščur menant la manifestation anti-Loukachenko du 15 août, qui est partie du Clémentinum à Prague. Photo de Filip Noubel, reproduite avec son autorisation.

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

Bien qu'étant l'une des plus petites minorités en République Tchèque, ils ont joué un rôle majeur, prônant des changements internes dans leur pays d'origine. Quand des manifestations ont éclaté à Minsk contre la fraude électorale, suite à la tentative du président Alexandre Loukachenko de se maintenir au pouvoir pour un sixième mandat consécutif, ils ont organisé des manifestations par solidarité, fait pression sur les politiques tchèques et mené des actions de sensibilisation auprès des médias.

Le Bélarus avoisine les 10 millions d'habitants [1] [fr], cependant, deux à trois millions de personnes se réclamant d'une origine bélarusse vivent dans un autre pays. Tout au long du maelström de l'histoire, les Bélarusses ont quitté leur pays essentiellement pour des raisons religieuses et économiques. Les Tchèques et les Bélarusses se connaissent bien : au 16e siècle, l'intellectuel et premier imprimeur de livres Francysk Skaryna [2] [fr] a vécu et a travaillé à Prague, où il a établi les bases de la langue littéraire bélarusse. Plus tard, à la suite de la révolution russe de 1917, les écrivains et artistes bélarusses sont partis en Tchécoslovaquie. De nos jours, de nouvelles générations de Bélarusses migrent en République Tchèque pour des raisons économiques et pour leurs études. En juillet 2013, le gouvernement tchèque a ajouté les Bélarusses à la liste officielle des 14 minorités ethniques [3] [cs], un statut qui leur garantit une représentation politique et des droits spécifiques en matière d'éducation, de culture et de médias.

Max Ščur (prononcer Chtchour) est l'un de ces Bélarusses. Le poète, romancier, traducteur, militant littéraire et écologiste a passé plus de 20 ans en République Tchèque. Désormais, il écrit à la fois en bélarusse et en tchèque, et en 2016, il a gagné le Prix Giedroyc [5], un prestigieux prix littéraire bélarusse, pour le meilleur roman bélarusse de l'année. Il est également le rédacteur en chef et fondateur de Litraj [6] [cs], un magazine littéraire bélarusse en ligne.

Max Ščur a été particulièrement impliqué dans l'organisation de la communauté bélarusse à Prague à la suite des élections présidentielles du 9 août. Il a organisé plusieurs manifestations dans la capitale tchèque, comme celle du 15 août qui est partie du centre historique de la ville, près de la plaque commémorative de Skaryna sur les murs du Clémentinum, un ancien collège jésuite qui abrite une bibliothèque slave. J'ai discuté avec l'écrivain pour en savoir plus sur ses souhaits de changement ainsi que sur l'activisme de la diaspora bélarusse. L'entretien qui suit a été abrégé et remanié pour des questions de style.

Une femme portant un masque de protection faciale tient une pancarte où la bouche de Loukachenko dégouline de sang.

Des participants de la manifestation anti-Loukachenko du 15 août à Prague. Photo de Filip Noubel, reproduite avec son autorisation.

Filip Noubel (FN) : Comment décririez-vous la situation actuelle au Bélarus ? Ce n'est pas la première fois qu'il y a des manifestations anti-Loukachenko, mais qu'y a-t-il de différent cette fois-ci ?

Max Ščur (MŠ): This time, it is a people’s uprising. The protest is peaceful, but it is so unanimous that you could use the revolutionary term “levée en masse”, in other words, a total mobilisation.

Max Ščur (MŠ) : Cette fois-ci, c'est un soulèvement populaire. La manifestation est pacifique, mais elle est tellement unanime qu'on pourrait utiliser le terme révolutionnaire « levée en masse » [en français dans le texte], en d'autres mots, une mobilisation totale.

FN : La crainte et l'espoir sont deux mots qui souvent employés pour décrire la société bélarusse. Comment expliquez-vous cette résistance soudaine après tant d'années d'apathie politique ? Diriez-vous que la société est divisée sur Loukachenko ou y a-t-il un camp qui l'emporte ?

MŠ: I think that Belarusian people, without even knowing it, act according to what the Chinese call the “wu wei [7]” (無為) principle of non-action. According to Taoist philosophy, an action should be in harmony with the spirit of the time. When the spirit of the time changes, everybody knows it. In the same way, anyone knows when summer eventually becomes autumn: people just feel it, they know time for harvest has come. Trying to do something before the right time comes would be unfortunate. This was my case some 20 years ago, when I was young and wanted things to be different for everybody, while in fact caring but mostly about myself. In the end, I had to leave Belarus. Now everybody wants things to be different for everyone, and that makes a big difference. Belarusian society is not divided, because the issue is not about politics, but rights and the humane way of doing things.

MŠ : Je pense que la population bélarusse, sans même le savoir, agit en fonction de ce que les Chinois appellent le « wuwei [8] » [fr] (無為), le principe de non-action. Selon la philosophie taoïste, une action doit être en harmonie avec l'esprit du temps. Quand l'esprit du temps change, tout le monde le sait. Au même titre, tout le monde sait quand l'été devient l'automne : les gens le sentent, ils savent que l'heure de la récolte a sonné. Il serait fâcheux d'essayer de faire quelque chose avant le bon moment. C'était mon cas il y a 20 ans, quand j'étais jeune et que je voulais que les choses soient différentes pour tout le monde, alors que je me souciais surtout de moi. Au bout du compte, j'ai dû quitter le Bélarus. Aujourd'hui, tout le monde veut que les choses soient différentes pour tout le monde, et cela fait toute la différence. La société bélarusse n'est pas divisée, car le problème n'est pas la politique, mais les droits et une façon humaine de procéder.

FN : Vous êtes écrivain d'expression bélarusse et tchèque, éditeur, traducteur, et militant littéraire bélarusse. Aujourd'hui, quel est le rôle social des écrivains bélarusses ?

MŠ: There are so many different characters… Writers in general do their best to be “intellectuals”, this is why they trust their intellect too much. Sometimes it misleads them and makes them choose wrong answers to simple questions. Which in turn often leads to disagreements. We all have different tastes and preferences, we all want to be “interesting”. But right now, all the Belarusian intellectuals are united and one with the Belarusian people. This may sound like an empty phrase from the Communist times, but it’s true. Only ideological fundamentalists, by which I mean nationalists, keep their distance from what’s going on, because they can’t recognise that they were wrong about their own people for all these years under Lukashenka's regime. All the others, where liberals, anarchists, avant-gardists or traditionalists, stay united.

The role of writers in the times to come will be that of peacemakers and interpreters; those who can understand and reconcile different parts of society: workers and businessmen, Belarusian and Russian speakers, and so on. I’m afraid that not many of them will be able to fulfil this role. I expect that their egoistic ambitions will prevail over the common needs of the people, because such is the nature of an “author” in the West. So, there will still be lots of disagreement and discussions in the future.

MŠ: Il y a tellement de personnages différents… Les écrivains en général font tout leur possible pour être des « intellectuels », c'est la raison pour laquelle ils font autant confiance à leur intellect. Parfois, cela les induit en erreur et leur fait choisir les mauvaises réponses à des questions simples. Ce qui mène souvent à des désaccords. Nous avons tous des goûts différents et des préférences différentes, on veut tous être « intéressants ». Mais à l'heure actuelle, tous les intellectuels bélarusses sont unis et font bloc avec le peuple bélarusse. Cela peut paraître comme une figure de rhétorique du temps des communistes, mais c'est la réalité. Seuls les fondamentalistes idéologiques, par cela j'entends les nationalistes, gardent leurs distances vis-à-vis des événements actuels, car ils ne peuvent pas reconnaître que, durant toutes ces années sous le régime de Loukachenko, ils ont eu tort à propos de leur propre peuple. Tous les autres, que ce soient les libéraux, les anarchistes, les avant-gardistes ou les traditionalistes, restent unis.

Le rôle des écrivains dans les temps à venir va être de jouer les pacificateurs et les interprètes ; ceux qui peuvent comprendre et réconcilier différentes parties de la société : les travailleurs et les hommes d'affaires, les locuteurs bélarusses et russes, ainsi de suite. Je crains qu'ils ne soient très peu à réussir à remplir ce rôle. Je m'attends à ce que leurs ambitions égoïstes l'emportent sur les besoins communs de la population, car telle est la nature d'un « auteur » en Occident. Donc, à l'avenir, il y aura encore beaucoup de désaccords et de discussions.

FN : Beaucoup de Bélarusses, tels que vous, vivent à l'étranger pour des raisons politiques et économiques. La diaspora peut-elle jouer un rôle ? Et quel est votre ressenti sur l'opinion publique tchèque ? Voyez-vous du soutien dans l'opinion publique tchèque, malgré le fait que le président tchèque ne se soit pas exprimé concernant l'utilisation de la violence contre les manifestants au Bélarus ? Surtout quand on sait que la police anti-émeutes à Minsk a utilisé des armes fabriquées en République Tchèque ?

MŠ: The diaspora does its best to help the people of Belarus. Some of us, myself included, feel quite ashamed that we can't be there in person. That makes us all the more committed to trying to help from abroad by appealing to the international community. Lukashenka has said that Belarusians living abroad are controlled by “puppet-masters”. But it is actually the other way round: in the last weeks and months, all of us, emigrants, have entirely changed our lives in response to what is going on in Belarus. It is the Belarusians in Belarus who are the masters of the situation, and we, the diaspora, are just their puppets. And I’m happy to be such a puppet. I was waiting for 20 years for this to happen, and I did everything I could, including through my literary work, to make it possible. So, I am a very happy puppet right now.

Yes, it is a pity, that some people abroad don’t understand the situation and even support Mr. Lukashenka. For me, this Mr. stands for “murderer,” not “mister”. But what can we do about it? There are few important players in the world today, and I’m glad that the European Union is one of them. It may not be the strongest player, but it is strong enough to make its voice heard. There’s no time to pay attention to the voices of “useful idiots” such as xenophobes, supporters of Russian President Vladimir Putin, conspiracy theorists and so on. Their time was Lukashenka’s time, and it will be over sooner than they think.

MŠ : La diaspora fait tout son possible pour aider la population bélarusse. Certains d'entre nous, dont je fais partie, se sentent plutôt déçus de ne pas pouvoir être là en personne. Cela nous rend encore plus impliqués dans les tentatives d'aide à distance en faisant appel à la communauté internationale. Loukachenko a dit que les Bélarusses qui vivent à l'étranger sont commandés par des « marionnettistes ». Mais, en réalité, c'est tout le contraire : ces dernières semaines et mois, nous tous, les émigrés, avons complètement changé nos vies en réponse à la situation actuelle au Bélarus. Ce sont les Bélarusses au Bélarus qui sont maîtres de la situation, et nous, la diaspora, sommes simplement leurs marionnettes. Et je suis fier d'être une de ces marionnettes. Cela fait 20 ans que j'attends ça, et j'ai fait tout ce que je pouvais, y compris à travers mes œuvres littéraires, pour rendre cela possible. Par conséquent, aujourd'hui, je suis très fier d'être une marionnette.

Oui, c'est dommage que certaines personnes à l'étranger ne comprennent pas la situation actuelle et en viennent même à soutenir M. Loukachenko. Pour moi, ce M. signifie « meurtrier » et non « monsieur ». Mais qu'est-ce que ça change ? Il y a très peu d'acteurs importants dans le monde aujourd'hui, et je suis ravi que l'Union européenne en soit un. Ce n'est peut-être pas l'acteur le plus fort, mais il est assez fort pour faire entendre sa voix. Pas le temps de prêter attention aux voix des « idiots utiles » comme les xénophobes, les partisans du président russe Vladimir Poutine, les conspirationnistes, et ainsi de suite. Leur temps était celui de Loukachenko, et ce sera fini plus tôt qu'ils ne le pensent.

Pour en savoir plus sur les événements en cours au Bélarus, consultez notre dossier spécial (en français). [9]