Aadhaar : le système d’identification biométrique indien est-il une solution technologique à la crise socio-économique ?

Un femme procède à l'enregistrement de ses données biométriques dans un centre Aadhaar à Kolkata, en Inde.

Un camp de collecte de données biométriques du projet “Aadhaar”, à Kolkota, dans le Bengale-Occidental en Inde, 2015. Photo par Biswarup Ganguly, sous licence CC-BY-3.0.

Cet article a été publié sur Yoti dans le cadre de la Digital Identity Fellowship de l'auteur, Subashish Panigrahi. Global Voices en publie ici une version remaniée. 

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages web en anglais.

Aadhaar, le plus grand système d’identification biométrique au monde, attribue à tous les Indiens un numéro d’identification unique à douze chiffres qui permet aux citoyens de bénéficier de nombreux services. Le programme devait être une solution technologique aux défis socio-économiques existants et émergents. Il a été conçu pour favoriser l’inclusion en Inde, mais, dans la pratique, il a aggravé l’exclusion des communautés marginalisées et vulnérables.

Dix ans après le lancement d’Aadhaar, les Indiens espéraient que des sujets sensibles soient abordés, comme la longue histoire de l’oppression raciale, qui existait bien avant la colonisation britannique et existe encore alors que le pays est devenu une république démocratique en 1947. À la place, de nombreuses communautés marginalisées font face à une multitude de problèmes et ne peuvent pas accéder aux services et aux infrastructures de base.

Les discussions entreprises avec les membres de plusieurs de ces communautés dans le cadre de recherches menées pour le projet Marginalized Aadhaar (cf. les journaux de bord n°1, n°2 et n°3), indiquent que les plus marginalisés d’entre eux ont été encore plus exclus à cause de la confiance absolue dans le « solutionnisme » affichée par plusieurs entités étatiques.

Cependant, la discrimination technologique issue de l’oppression raciale systémique dans la société indienne, en particulier en ce qui concerne le système Aadhaar, n’a pas encore été abordée.

« Des armes technologiques d’exclusion massive »

Après avoir analysé les différentes données démographiques, telles que les données sociales, politiques, économiques, régionales, linguistiques, religieuses, et surtout, l’accès aux privilèges pour les personnes qui se trouvent en bas de l’échelle, on ne peut entrevoir qu’une infime partie de ce que représente pour les citoyens ce système national d’identification fondé sur la biométrie.

De par leur nature, les systèmes d’identification doivent garantir l’inclusion sociale et les droits des individus à aborder des sujets politiques, qui vont des inégalités généralisées aux nuances liées aux Adivasis [fr] et en particulier aux groupes tribaux vulnérables appelés Particularly Vulnerable Tribal Groups. Si ce n’est pas le cas, des personnes privilégiées qui n'ont aucune compétence en matière de diversité et d’inclusion finissent par construire des « armes technologiques d’exclusion massive ».

Par exemple, le système Aadhaar a été utilisé pour l’authentification biométrique lors des distributions de rations alimentaires du Système de distribution public (Public Distribution System, PDS [pdf]), une initiative du gouvernement fédéral visant à fournir de la nourriture et des biens de première nécessité aux personnes dans le besoin. L’objectif est bien entendu d’éradiquer la pauvreté, mais les données recueillies au cours du recensement en Inde ont montré qu’entre 2001 et 2011, le nombre d’Indiens dans le besoin est passé de 21 à 26,8 millions, soit une augmentation de 22,4 %.

La technologie en contexte

La technologie, plus particulièrement en Inde, ne peut être abordée sans évoquer la discrimination raciale systémique. La dynamique du pouvoir politique du pays est plus clivante que jamais sur le plan racial, à tel point qu’elle fait désormais partie des mécanismes d’exclusion.

Le système des castes divise les hindous en quatre grandes catégories. Certaines sont considérées comme des parias ou des « Intouchables ». Ces communautés sont collectivement appelées Dalits dans les discours progressistes, alors que dans la constitution indienne, elles sont connues sous le nom de Scheduled Castes (SC) ou « classes répertoriées ».

Le BJP, le parti nationaliste de droite au pouvoir, est dominé par les hindous de « caste supérieure ». Il a exclu les Dalits, les musulmans, les Adivasis ainsi que plusieurs autres communautés marginalisées au travers de politiques de division. Du point de vue des droits humains, la mise en œuvre technologique de ces politiques se traduit le plus souvent par des défauts de conception graves et inhérents.

Une femme musulmane déclarée "électrice suspecte" s'epxrime au micro d'un journaliste. Elle baisse les yeux et tient un bébé dans les bras.

Une femme musulmane de l'État d'Assam est considérée comme « électrice suspecte » dans le Registre national des citoyens (Capture d'écran d'un reportage vidéo de NewsClickin, sous licence CC-BY 3.0).

L'accès à l'information dans les langues maternelles

Curieusement, le fonctionnement du système Aadhaar s'appuie sur internet, dans un pays où pas moins de 402 coupures d'internet ont été répertoriées depuis que le BJP a pris ses fonctions en 2014. Les Indiens qui veulent se procurer des rations alimentaires doivent s'identifier sur un lecteur d'empreintes digitales et les autorités des centres de rationnement utilisent un portail en ligne pour vérifier les données.

Il est tout aussi inquiétant de constater que 104 millions d'Adivasis, déjà largement exclus à cause de leur appartenance à des groupes à faible revenu, sont encore plus marginalisés parce qu'aucune information sur l'Aadhaar n'est disponible dans leur langue maternelle.

Dans la vidéo ci-dessous, Manjula Bhuyan, de l'État de l'Odisha en Inde, parle le sora [fr] et souligne l'importance de l'accès à l'information sur l'identité numérique dans sa langue maternelle.

[Des vidéos téléchargeables avec sous-titres et transcription sont disponibles ici.]

Des citoyens déclarés clandestins

Les conséquences de cette discrimination systémique touchent aussi bien les écoliers dalits et musulmans issus de familles à faible revenu auxquels on refuse des bourses à cause des erreurs du système Aadhaar, que des citoyens musulmans à qui on demande avec insistance de fournir une preuve de leur citoyenneté.

Les musulmans de l'État d'Assam font partie des Indiens les plus touchés. Sur les 33,3 millions d'habitants de l'État, 1,9 millions ont été déclarés clandestins par le Registre national des citoyens (NRC), un programme destiné à écarter les migrants clandestins.

La vidéo ci-dessous montre que l'état de l'identité numérique a pris un tournant critique lorsque ces 1,9 millions de personnes ont été déclarées clandestines.

[Version téléchargeable avec sous-titres et transcription.]

L'exercice du NRC a été momentanément stoppé à cause de la pandémie de COVID-19, mais une nouvelle vague de terreur a déferlé sur les citoyens déclarés clandestins.

Ashraful Hussain est un activiste qui travaille en étroite collaboration avec de nombreux musulmans assamais discriminés. Il a récemment remarqué que « la plupart des musulmans, et même de nombreux hindous originaires du Bengale-Occidental, ont été délibérément exclus de la catégorie des « premiers habitants » par les agents chargés de l'exercice du NRC ».

Les 1,9 millions de personnes dont le nom n'apparaît pas sur la liste des « citoyens légaux » ont une dernière option : comparaître devant ce que l'on appelle un tribunal pour étrangers afin de prouver leur citoyenneté dans le cadre d'une procédure judiciaire.

Ashraful Hussain craint toutefois que, même si elles se sont appauvries à cause des restrictions dues au confinement, ces personnes déjà marginalisées doivent payer les frais juridiques liés à l'obligation de prouver leur citoyenneté une fois les restrictions levées. Mais l'exclusion va encore plus loin. Selon l'activiste, « comme de nombreuses femmes musulmanes sont analphabètes et ne peuvent pas se procurer de documents qui établissent leur lien de parenté avec leurs enfants, ils n'apparaissent pas dans la liste [du NRC] ».

Le NRC est profondément lié au système Aadhaar. Comme l'a expliqué l'avocat Tripti Poddar, la collecte des données biométriques des individus a eu lieu pendant le processus d'établissement du NRC. Les Indiens inscrits au NRC sont également enregistrés dans le système Aadhaar. Les non-inscrits ont été refusés. De plus, Tripti Poddar affirme que même un étranger résidant en Inde peut être enregistré dans le système Aadhaar, mais que les citoyens indiens signalés par le NRC peuvent être dépouillés de leurs droits constitutionnels.

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