Une journaliste brave le nouveau Premier ministre japonais

suga vs mochizuki

Le nouveau Premier ministre japonais, Suga Yoshihide (à gauche) et la journaliste Mochizuki Isoko du Tokyo Shimbun (à droite). Les photos sont issues des chaînes YouTube officielles de l’ANN et de Sakata Mokoto. L’image a été assemblée par Nevin Thompson.

[Sauf mention contraire, tous les liens de ce billet renvoient vers des pages web en japonais. Les noms sont écrits à la japonaise : le nom de famille précède le prénom.]

Fin août, Abe Shinzo a annoncé sa démission après huit années de mandat, un jour après être devenu le Premier ministre le plus longtemps en poste [fr] depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le 16 septembre, Suga Yoshihide était choisi pour diriger le Parti libéral-démocrate (PLD) et lui succéder [fr] au poste de Premier ministre.

Suga, longtemps considéré comme le bras droit d’Abe au gouvernement, a promis de poursuivre la politique de ce dernier, dont la relance de l’économie. Certains craignent toutefois qu’il ne conserve l’habitude de museler, voire de rabrouer [en] les journalistes posant des questions qu’il juge trop sensibles.

Au cours des quelques jours précédant la nomination de Suga au poste de Premier ministre et à la tête du PLD, un média depuis longtemps dans l’opposition se demandait ce que cette nomination pouvait signifier pour le journalisme au Japon. Plusieurs jours avant les résultats, la journaliste chevronnée Mochizuki Isoko s’interrogeait dans les colonnes de l’hebdomadaire économique Toyo Keizai :

Une dernière pour le #TokyoKeizai : Comment les médias vont-ils s’en sortir face à un gouvernement dirigé par Suga ?

Jusqu’à présent, celui-ci n’a apporté absolument aucune réponse aux diverses questions posées par les médias. Prétextant de la pandémie de COVID-19, les conférences de presse ont été réduites à 10 minutes montre en main, « une durée suffisante » selon lui, mais qui a laissé nombre de journalistes sur leur faim.

Les échanges entre le nouveau Premier ministre et Mochizuki Isoko [en] ne datent pas d’hier. La journaliste, qui suit la politique nationale pour le compte du Tokyo Shimbun, s’est taillé depuis 2017 une réputation de pugnacité notoire, pressant régulièrement Suga, alors directeur du bureau du Cabinetde répondre à ses questions.

En 2017, alors que le Premier ministre de l’époque, Abe Shinzo, s’efforçait d’endiguer un double scandale de clientélisme politique [fr], Mochizuki s’était acharnée à poser une série de 23 questions lors des points-presse quotidiens, à laquelle aucune réponse n’a été apportée par Suga ou d’autres porte-paroles du gouvernement.

Lors d’une conférence de presse en 2019, Mochizuki a demandé que soient révélés les détails et la répartition précise du budget d’un événement exclusif et controversé organisé par Abe Shinzo. Suga a toutefois interrompu la journaliste, lui demandant de « simplifier et raccourcir » ses questions, avant de lui couper tout bonnement la parole.

Leur plus fameuse passe d’armes a eu lieu en décembre 2018, au sujet d’un projet de construction d'une nouvelle base militaire états-unienne dans la préfecture d’Okinawa, mené sous haute surveillance. À plusieurs reprises, Mochizuki a soumis les responsables administratifs à une salve de questions concernant l’impact écologique de la nouvelle base, révélant ainsi une ingérence politique peut-être illégale.

En représailles, Suga, en tant que porte-parole du gouvernement, a refusé de répondre à ses questions, qualifiant d’erronées ses assertions sur le projet.

Son cabinet a ensuite envoyé aux grands organes de presse une note [en] qualifiant indirectement Mochizuki de menteuse et assurant qu’elle avait posé des « questions inappropriées » qui pourraient « propager de fausses informations » à la fois auprès des membres de la presse couvrant le sujet et plus généralement du public.

Depuis lors, les responsables administratifs ignorent la journaliste et refusent de répondre à ses questions, la tenant dans les faits à l’écart des conférences de presse gouvernementales.

Un combat visant à responsabiliser le gouvernement

La détermination professionnelle de Mochizuki et les efforts du gouvernement pour la faire taire ne sont pas passés inaperçus. En effet, un docu-fiction intitulé Être journaliste au Japon : témoignage ( i ―新聞記者ドキュメント), basé sur son expérience de femme reporter, a lancé une discussion dans le pays à propos de la liberté de la presse au Japon.

En mai, un autre film à son sujet, La Journaliste, a raflé six récompenses lors de la 43e cérémonie [en] de l’Académie nationale [équivalent nippon des Oscars ou des Césars, ndt], dont celui de Meilleur film.

Les combats menés par Mochizuki contre Suga et la précédente administration Abe ont non seulement inspiré des films à succès, mais ont aussi déclenché une discussion nationale sur la liberté de la presse au Japon. Cette dernière est en effet considérée comme menacée [fr] selon David Kaye [en], ancien rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection de la liberté d’opinion et d’expression :

[…] A significant number of journalists I met feel intense pressure from the government, abetted by management, to conform their reporting to official policy preferences.

[…] J’ai rencontré un certain nombre de journalistes qui m’ont fait part de la forte pression gouvernementale, relayée par leur rédaction, visant à maintenir leurs articles dans un cadre défini par la politique officielle.

Bien qu’elle soit parfois critiquée par certains commentateurs pour ses questions qui « font dérailler » les conférences de presse, la journaliste du Tokyo Shimbun a aussi reçu un vaste soutien. Le politicien de l’opposition Okuno Soichiro l'a ainsi défendue en déclarant que :

国民の知る権利を封じることに繋がらないでしょうか

[Le gouvernement japonais] bafoue la liberté de la presse, d’opinion, et le droit à l'information.

Les journalistes avaient depuis longtemps remarqué l’hostilité apparente envers la presse de l'homme politique qui est désormais le nouveau Premier ministre. En février 2019, le journaliste de l’Asahi Shimbun, Minami Akira, anciennement à la tête de la fédération japonaise regroupant les syndicats de la presse [fr], déclarait :

En ce qui concerne la façon dont [Suga, en tant que Secrétaire général du cabinet] mène les conférences de presse, c’est problématique de dire (aux journalistes) d’abréger leurs questions, interrompant en permanence le flux d'interrogations. Même si les médias lui ont régulièrement demandé d’arrêter, rien n’a changé. C’est un obstacle important à la « liberté journalistique » garante du « droit de savoir » pour le peuple japonais.
#VersunPaysQuiPeutPoserdesQuestions

Début septembre, pendant que Suga s’efforçait de décrocher le poste de Premier ministre en remplacement d’Abe Shinzo, Mochizuki l’a interrogé directement sur son attitude face à la presse. Il l’a interrompue plutôt sèchement :

限られた時間の中でルールに基づいて記者会見は行なっておりますですから早く結論を質問していただければお答えできると思います

Les conférences de presse ont une durée limitée et suivent certaines règles. En conséquence j’apprécierais que vous abrégiez vos questions.

Suga n’aura en définitive apporté aucune réponse aux questions de Mochizuki qui lui demandait comment il comptait, en tant que Premier ministre, travailler avec la presse.

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