Avec des reportages issus des régions isolées de Russie, un nouveau magazine fait frissonner le public

Une route de montagne en République de Khakassie, en Russie. Photo par James Zwadlo pour Holod Media, utilisée avec la permission de l’auteur.

Tous les liens de cet article renvoient vers des pages en russe (ndlt).

Parmi les médias indépendants russes, Holod est sûrement le plus en vogue à l’heure actuelle.

Ce magazine indépendant en ligne, dont le nom signifie « froideur », captive le public russe avec ses reportages longs et fouillés, issus de régions lointaines et souvent peu couvertes par les médias fédéraux. Comme il se doit, ces récits sont là pour faire frissonner, mais aussi pour sensibiliser le lectorat du magazine aux nombreuses inégalités sociales et économiques qui frappent le plus vaste pays du monde.

Holod est devenu célèbre en août 2019 sous forme d'un mini-site, avec un seul article au sujet d’un meurtre commis en Khakassie, une région du sud de la Sibérie. Un homme originaire d’Abakan, la capitale régionale, avait tué quatre femmes et violé nombre d’autres victimes, au nez et à la barbe des forces de l’ordre. Bien que connu des services de police, il n’avait jamais payé pour ses crimes.

Taïsia Bekboulatova a travaillé sur ce papier pendant trois mois après son départ de Meduza, une revue indépendante pour laquelle elle avait travaillé comme journaliste pendant deux ans. Auparavant, elle avait été correspondante politique pour Kommersant, un quotidien d’affaires national.

Depuis, Bekboulatova a rassemblé une petite équipe de journalistes et de relecteurs professionnels. Au cours de l’année qui s'est écoulée depuis sa création, Holod a déjà remporté trois prix Redkollegia, une des récompenses journalistiques les plus prestigieuses de Russie.

J’ai évoqué avec la fondatrice du magazine les objectifs de Holod, son point de vue sur la Russie et ses espoirs pour l’avenir de son projet.

Maxim Edwards (ME) : Selon votre description, votre projet est inspiré par « la Russie, notre patrie, un désert glacé parcouru par quelqu’un d’éblouissant. Voici de grandes histoires, qui parlent de la Russie et des gens éblouissants qui l’habitent. » Pourriez-vous développer à ce sujet et expliquer le nom de la revue ?

Таисия Бекбулатова: Это название так долго жило в моей голове, что я даже не помню, как оно возникло. Холод — это ощущение от России, со всеми ее бескрайними просторами и безысходностью. У Георгия Иванова есть стихотворение про Россию со строчкой «И не растают никогда снега». Оно похоже по духу на те истории, которые мы пишем.

Taïsia Bekboulatova (TB) : J’ai ce nom à l’esprit depuis si longtemps que je ne me souviens même plus de son origine. Holod renvoie à une impression de la Russie, avec ses espaces aussi infinis que son désespoir. Gueorgui Ivanov a écrit un poème sur notre pays, qui dit : « Et la neige ne fondra jamais ». C’est dans le même esprit que les histoires que nous écrivons.

ME : Le premier reportage paru sur Holod parlait d’un tueur en série originaire d’Abakan, en Khakassie, une région que beaucoup de lecteurs russes ne connaissent probablement pas très bien. Il me semble que Holod tente de réinventer un journalisme régional pour la Russie, à l’instar d’autres sites comme Meduza, TakieDela et Batenka. Quel est l’état du journalisme dans les régions russes, et quels points pourraient être améliorés ?

ТБ: Россия — огромная страна с сотнями историй, которые любой хороший журналист должен бы быть рад осветить. Но у нас почти уничтожена качественная региональная журналистика (за исключением нескольких отличных изданий), и они остаются без должного освещения. «Холод» пытается бороться с этой ситуацией. Я изначально решила, что писать только на темы, которые интересуют москвичей, в такой стране просто глупо. Но получился интересный эффект — москвичей, как оказалось, тоже очень интересуют истории про остальную Россию. К сожалению, несмотря на усилия нескольких качественных федеральных медиа, которые интересуются жизнью регионов, их проблемы все равно во многом остаются без внимания. На мой взгляд, решить эту проблему нельзя без развития сильных региональных СМИ.

TB : La Russie est un vaste pays, qui recèle des centaines d’histoires que tout bon journaliste serait heureux de couvrir. Mais à l’exception d’une poignée d’excellentes revues, le journalisme régional de grande qualité a été largement détruit. Holod tente de combattre cette tendance. Dès le tout début, j’ai décidé qu’il était tout simplement stupide de n’écrire des histoires que pour intéresser les Moscovites. Cependant, cela a fini par avoir un effet surprenant : il se trouve que les Moscovites sont en réalité très intéressés par les histoires qui parlent du reste de la Russie. Malheureusement, malgré les efforts fournis par plusieurs agences médiatiques fédérales de haut niveau et réellement soucieuses de la vie des habitantes et des habitants de ces régions, leurs problèmes demeurent largement ignorés. De mon point de vue, ce problème ne peut être résolu sans le développement d'un solide tissu médiatique régional.

ME : Vous n’hésitez pas à raconter des histoires déprimantes et souvent dérangeantes, qui abordent la vie telle qu’elle est pour beaucoup de gens dans la Russie d’aujourd’hui. Il semble que vous ne cherchiez pas seulement à écrire des « histoires de gens éblouissants » : vous avez publié des textes sur les sectes, les droits des personnes transgenre, la violence domestique, l’alcoolisme et le mouvement incel. Vous semblez manifester une sensibilité pour les questions sociales, les inégalités, les injustices, le désespoir… et peut-être l’espoir sur ces sujets. Quel est le moteur de votre travail ? Vous concentrez-vous sur des domaines particuliers ?

ТБ: Мы делаем медиа про реальную Россию, и это невозможно делать, не освещая те тяжелые истории, которые в ней происходят. Россия — страна бедная, с высоким уровнем насилия и крайне ограниченными свободами. Невозможно это игнорировать. Мы стараемся писать про тех, кому не хватает силы голоса, чтобы громко говорить о себе самостоятельно. Это ситуации несправедливости, равнодушия, опасного неравенства человека и государства. Вместе с тем наше внимание привлекают и другие темы — в первую очередь, это интересные общественные феномены и истории отдельных отчаянных людей: от инцелов — до человека, который 30 лет изучал белых медведей, и от сект — до полицейского, который выбросил свои награды, возмутившись насилием со стороны ОМОНа по отношению к протестующим.

TB : Nous sommes une agence médiatique qui s’intéresse à la Russie réelle ; ce travail est impossible à accomplir si nous ne couvrons pas les histoires difficiles qui se déroulent sur notre territoire. La Russie est un pays pauvre, avec un haut niveau de violence et très peu de libertés. Il est impossible de l’ignorer. Nous tentons d’écrire sur celles et ceux qui n’ont pas le pouvoir de parler eux-mêmes ouvertement de leurs problèmes. Ce sont des situations marquées par l’injustice, l’indifférence et le dangereux déséquilibre des pouvoirs entre l’individu et l’État. Dans le même temps, d’autres sujets attirent bien sûr notre attention, des phénomènes sociaux intéressants et les histoires de gens désespérés. Nous avons écrit sur tout le monde, sur les incels, sur un homme qui a étudié les ours polaires pendant trente ans, sur les sectes, sur un policier qui a jeté toutes ses médailles. Nous avons écrit à propos de la violence effroyable de la police anti-émeutes dans les manifestations.

ME : Holod est également connu pour le succès de ses podcasts ; Route 161 a atteint une incroyable popularité. Quel est le rôle des podcasts dans le paysage médiatique russe actuel ?

ТБ: Российская аудитория пока не открыла для себя в должной мере подкасты, даже очень популярные подкасты слушают, как правило, несколько десятков тысяч человек. С миллионными прослушиваниями на западе это не сравнить. Пока производство подкастов остается во многом имиджевой историей. Мы сделали «Трассу 161» в первую очередь потому, что нам самим хотелось попробовать создать качественный тру крайм подкаст — в России этого жанра почти нет. Мы не ожидали такого успеха. Зато сейчас вышел уже второй сезон — «Объездная дорога» — на этот раз про ангарского маньяка, который убил больше 80 женщин.

TB : Le public russe n’a pas encore découvert le genre du podcast dans toute sa diversité. D’ordinaire, même les productions les plus populaires ne sont écoutées que par des dizaines de milliers de personnes. Ces chiffres sont sans comparaison avec ceux de l’Occident, où les podcasts comptent des millions d’auditrices et d’auditeurs. Jusqu’à présent, la réalisation de podcasts est largement considérée en Russie comme une manière d’améliorer une image de marque. Au premier chef, nous avons lancé Route 161 dans le but de réaliser un podcast digne de ce nom et de qualité, qui nous serait propre. Nous ne nous attendions pas à un tel succès. Aujourd’hui, nous avons déjà sorti notre deuxième saison, « Объездная дорога » (Route de contournement), au sujet du malade mental qui a assassiné plus de 80 femmes à Angarsk.

ME : Quels ont été les succès de Holod en matière de financement participatif et d’autres méthodes d’auto-suffisance ? Les autres médias indépendants russes peuvent-ils en tirer des leçons ?

ТБ: Поддержка читателей нам уже очень сильно помогает. Пока содержать редакцию на эти средства невозможно, но мы уже можем организовывать за счет них командировки, платить гонорары авторам и иллюстраторам и т.п. Мы планируем перейти на полностью краудфандинговую модель в скором будущем. Мы видим благодарную реакцию аудитории, и рассчитываем на ее поддержку.

TB : Le soutien que nous recevons déjà de notre lectorat nous est une aide précieuse. Cependant, nous ne sommes pas en capacité pour le moment de financer entièrement notre rédaction avec cet argent. Il nous permet tout de même d’organiser des déplacements professionnels, de payer les auteurs et les illustrateurs, et ainsi de suite. Dans un avenir proche, nous prévoyons de passer à un modèle entièrement fondé sur le financement participatif. Nous constatons à quel point nos lectrices et nos lecteurs sont reconnaissants, et nous comptons sur leur soutien.

ME : Quels sont vos projets futurs pour Holod ?

ТБ: Не так легко строить планы, если речь идет о медиа в России. Но у «Холода» сейчас одна цель — стать главным качественным журналом в стране.

TB : En Russie, il n’est pas facile pour un média de faire des projets. Mais Holod a un objectif : devenir le magazine [en ligne] de référence au niveau national, parmi les publications de qualité.

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