Au Pérou, les victimes de stérilisations forcées réclament justice

Des manifestantes ont parcouru de nombreux kilomètres pour manifester sur la plage. Elles portent des jupes rouges et des t-shirts blancs et brandissent des bouquets de roses rouges.

Une manifestation organisée le 17 septembre 2020 à Lima, au Pérou, dans le cadre de la campagne Somos 2074 y Muchas Más (en français : Nous sommes 2074 et bien plus). Ces femmes réclament que justice soit faite dans l'affaire des stérilisations forcées. Photo de Rosa Villafuerte pour Demus, utilisée avec autorisation.

L’article initial a été publié en espagnol le 29 octobre 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en espagnol, ndlt.]

Au Pérou, sous le gouvernement d’Alberto Fujimori, 244 234 femmes et 20 693 hommes [pdf] ont subi des stérilisations irréversibles dans le cadre des politiques nationales [pdf] de planification familiale (1996-1999). Ces interventions chirurgicales forcées, touchant en particulier des populations autochtones des zones rurales, ont été dénoncées comme étant des pratiques contraires aux droits humains. Actuellement, 1 321 femmes sont engagées dans des procédures judiciaires afin d’obtenir justice à la suite d’une politique qui a bafoué leurs droits il y a plus de vingt ans.

Les victimes, qui ont formé des groupes d’activisme, se sont rassemblées le 17 septembre dernier pour broder leurs noms sur le drapeau péruvien. Vêtues de rouge et de blanc [les couleurs du drapeau national, ndlt], elles ont marché en direction de la mer pour manifester sur la plage – un lieu choisi afin d’empêcher la propagation du COVID-19 – dans le but de dénoncer la manière dont la justice péruvienne leur tourne le dos. Des femmes andines ont parcouru plus de mille kilomètres depuis les montagnes pour venir réclamer justice dans la capitale. Malgré la frustration, elles ne renoncent pas : elles continuent le combat afin d’obtenir justice, non seulement pour elles-mêmes, mais également pour les milliers d’autres femmes victimes des mêmes traitements.

Dans le système judiciaire national du Pérou, l’affaire a été ouverte il y a 18 ans et n’a, à ce jour, pas encore donné lieu à une quelconque condamnation. Face à cette situation, cinq des victimes ont fait appel auprès de la justice internationale. À la fin du mois de septembre 2020, leur plainte contre l’État péruvien a été acceptée par les Nations unies via son Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). Le Pérou est désormais poursuivi à l’échelle internationale pour ces pratiques ayant porté atteinte au corps des femmes autochtones dans le cadre de la mise en œuvre de politiques nationales contraires aux droits humains.

Une femme brandit un étendard rouge sang, et porte un masque facial où est inscrit le mot "Justice" en majuscules rouges.

Une femme brandit un étendard rouge sang où sont inscrits les noms de victimes de stérilisations forcées, lors d'une manifestation organisée le 17 septembre 2020 à Lima, au Pérou, dans le cadre de la campagne Somos 2074 y Muchas Más (en français : Nous sommes 2074 et bien plus). Photo de Rosa Villafuerte pour Demus, utilisée avec autorisation.

Pour les victimes, l’impossibilité d’obtenir justice dans leur pays représente une double peine et scelle l'impunité de ces violations des droits humains. Les cas de stérilisations forcées remettent indubitablement en question la transition vers la démocratie et les progrès de la justice transitionnelle. De plus, il est tout à fait inadmissible que les faits perpétrés soient suivis d’une temporisation des procédures judiciaires, en contravention des accords internationaux [fr] dont le Pérou est pourtant signataire. Ainsi, dans un pays tel que le Pérou, où le respect inconditionnel des droits humains n’est pas garanti, où la torture aux mains de l’État [pdf] et les féminicides sont des préoccupations majeures auxquelles il faut répondre, et où la protestation citoyenne est criminalisée, les victimes sont pratiquement dépourvues de moyens de réclamer justice sur place.

Dans ce contexte, tenter d’obtenir justice implique alors de se confronter à un système juridique et judiciaire défaillant où les victimes risquent de subir des abus et d'essuyer l’indifférence des autorités. D’une part, la justice pénale a été saisie par le procureur Luis Landa, qui a porté plainte contre Alberto Fujimori [président de la République au moment des faits, ndlt] et d'anciens ministres de la Santé pour leur responsabilité dans la mise en œuvre de ces politiques de stérilisation forcée. L’affaire a été présentée [pdf] devant différentes instances nationales, mais elle a été classée à de nombreuses reprises pendant plus de 10 ans et ne cesse d’être reportée de manière injustifiée. D’autre part, le gouvernement a cessé de financer son propre programme de recensement des victimes de stérilisation forcée (REVIESPO) après avoir reçu 6 526 dossiers en deux ans.

Les manifestantes brodent leur nom sur le drapeau péruvien. Une jeune femme est vue de dos, portant un foulard rouge à l'effigie du mouvement "somos 2074".

Lors d'une manifestation organisée le 17 septembre 2020 à Lima, au Pérou, dans le cadre de la campagne Somos 2074 y Muchas Más (en français : Nous sommes 2074 et bien plus), une femme porte un foulard sur lequel on peut lire : “Stérilisations forcées, justice et dédommagement, dès aujourd'hui.” Photo de Rosa Villafuerte pour Demus, utilisée avec autorisation.

Malheureusement, cette affaire reflète une tendance nationale à l'obstruction du processus judiciaire, au report délibéré des décisions de justice, et à la remise en cause des peines déjà prononcées. La tentative d’Alberto Fujimori de se soustraire à la justice en est un exemple patent. En effet, après avoir reçu une peine de 25 ans d'emprisonnement pour crimes de lèse-humanité [en ; pdf], il a bénéficié d’une grâce politique [en], qui a été annulée par la suite, entraînant son retour en prison.

Par conséquent, l’un des enjeux urgents en matière de défense et de protection des victimes de ce type de violation des droits humains est avant tout de reconnaître la nature de la double peine pour les victimes de violence sexuelle. En effet, les procédures judiciaires les contraignent de manière répétée à des évaluations physiques et psychologiques qui leur font revivre cette expérience traumatisante.

Lorsque les victimes racontent leurs douloureuses histoires, on leur demande de donner des informations auxquelles elles n’ont pas eu accès, comme le nom complet des autorités sanitaires de l’époque, et si elles parlent de leur peur face aux menaces proférées, on les interroge sur le recours à la force physique pour les amener au centre de santé. Ainsi, après avoir vu leur propre corps bafoué et leur projet de vie anéanti par une intervention chirurgicale irréversible, les victimes sont à nouveau susceptibles de faire face au mépris et à la marginalisation. Dans cette optique, il est essentiel de mener une procédure juridique qui respecte les droits des victimes, de mettre en œuvre des protocoles comprenant des mesures compatibles avec les approches de genre et interculturelles, et d’inclure une dimension psychosociale.

Ensuite, il est nécessaire de reconnaître que l’absence de justice laisse des traces psychologiques supplémentaires sur les victimes, comme cela a été constaté dans d’autres cas de procédures judiciaires pour atteinte aux droits humains [en]. Par ailleurs, ces situations fatiguent et stigmatisent les victimes, et nuisent à leur intégration dans la société. Mais d’autres trajectoires sont possibles : des expériences similaires ont notamment débouché sur la participation active des victimes, sur la formulation de propositions de réparation ou encore sur le suivi des jugements internationaux. Les cas de Sepur Zarco au Guatemala [fr] ou Rosendo Cantú et Fernández Ortega au Mexique servent d’exemple pour reconnaître le rôle actif des victimes et le déploiement de leurs propres compétences, ce qui leur permet d’intégrer une identité collective et d’éviter que la lutte pour la justice ne devienne pour elles un nouvel élément de stigmatisation et d’exclusion sociale.

Des femmes manifestent sur la plage, portant des gerbes de fleurs. Elles portent des habits rouge et blancs, symboles de leur lutte pour les victimes de stérilisations forcées.

Des femmes portent une gerbe de fleurs vers la mer lors d'une manifestation organisée le 17 septembre 2020 à Lima, au Pérou, dans le cadre de la campagne Somos 2074 y Muchas Más (en français : Nous sommes 2074 et bien plus). Photo de Rosa Villafuerte pour Demus, utilisée avec autorisation.

Au Pérou, Rute Zúñiga, une éminente activiste de Cusco qui préside l’Association des femmes péruviennes affectées par la stérilisation forcée (AMPAEF), appelle à l’inclusion des femmes concernées dans la planification des politiques de réparation. Cette demande est pour le moment restée lettre morte.

Les stérilisations forcées au Pérou ainsi que la gestion des procédures judiciaires ces 20 dernières années montrent que l’État péruvien est doublement responsable de violation des droits humains : d’une part pour avoir bafoué le corps et la vie des femmes qui ont subi des interventions chirurgicales contre leur gré et d’autre part, pour son incapacité à rendre justice à ses citoyennes. Malgré les obstacles, les victimes travaillent main dans la main, résistent et réclament justice tout en continuant de se battre pour s’assurer que ces situations ne se produisent plus jamais.

Un groupe de femmes en rouge et blanc manifeste sur une plage de Lima à l'aide de pancartes. Elles gardent leurs distances en raison de la pandémie de COVID-19.

Des manifestantes sont alignées sur la plage, brandissant des pancartes, lors d'une action organisée le 17 septembre 2020 à Lima, au Pérou, dans le cadre de la campagne Somos 2074 y Muchas Más (en français : Nous sommes 2074 et bien plus). Photo de Rosa Villafuerte pour Demus, utilisée avec autorisation.

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