« Le conflit au Karabakh compromet davantage la possibilité d'une réconciliation », selon le politicien arménien Mikayel Zolyan

Le politicien et analyste arménien Mikayel Zolyan, en chemise et cravate. Ses bras sont levés au niveau des épaules, il semble en pleine explication.

Le politicien et analyste arménien Mikayel Zolyan. Photo reproduite avec l'aimable autorisation de Mikayel Zolyan.

L’article d'origine a été publié en anglais le 7 octobre 2020.

Le conflit qui fait actuellement rage au Nagorno-Karabakh ne concerne pas uniquement l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ce conflit revêt en effet une dimension internationale significative : les pays limitrophes qui détiennent des intérêts dans le Caucase du Sud peuvent jouer un rôle essentiel dans l’embrasement ou la désescalade de la violence. En tant que membre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dirigée par la Russie, l’Arménie entretient des rapports étroits avec Moscou. Pendant ce temps, la Turquie semble avoir apporté un soutien militaire et politique important lors des récents combats. Non loin de là, l’Iran et la Géorgie surveillent avec méfiance.

Beaucoup de choses ont changé en Arménie depuis que le cessez-le-feu de 1994 a renforcé le statu quo dans le Nagorno-Karabakh. Les dirigeants se sont succédé, et plusieurs d’entre eux ont été élus ou destitués en fonction de leur manière de gérer cette rude guerre. En 2018, les Arméniens ont orchestré des manifestations de masse et évincé le président de longue date Serge Sarkissian, lui-même originaire du Nagorno-Karabakh. Ces événements, qui se sont fait connaître sous l’appellation Révolution de Velours, ont amené au pouvoir une nouvelle génération de politiciens, dont l'une des figures-clé était Nikol Pashinyan : un ancien journaliste devenu député de l’opposition puis Premier ministre de l’Arménie.

Mikayel Zolyan a également joué un rôle majeur. Il est entré en politique lors des élections parlementaires de 2018 comme député au sein de l'Alliance « Mon pas », une formation politique alors majoritaire, dirigée par Nikol Pashinyan. Zolyan est aussi membre de la Commission permanente des affaires étrangères de l’assemblée nationale arménienne. Titulaire d'un doctorat en science politique, Zolyan était un éminent analyste et commentateur du Caucase du Sud pour plusieurs instituts de recherche avant de commencer sa carrière politique. Dans cette interview, il nous fait part de ses opinions sur les derniers épisodes de violence au Karabakh et ce que cela signifie pour l’Arménie et pour le reste du monde.

Les termes employés ici par Mikayel Zolyan pour décrire certains lieux et territoires reflètent son propre point de vue. Les propos exprimés ne reflètent pas la position éditoriale de Global Voices sur leur statut. Pour en savoir plus au sujet du traitement des noms controversés, consultez notre guide ici [en]. Cette interview a été abrégée et remaniée pour des questions de style.

Filip Noubel (FN) : En quoi l’escalade de violence qui a commencé le 27 septembre est-elle différente des précédents combats entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ?

Mikayel Zolyan (MZ): The short answer is that it is not an “escalation” any more. It is a full-blown war, with artillery, tanks, missiles, airplanes and killer drones. All this weaponry is being applied against the civilian population: Stepanakert [the capital of Nagorno-Karabakh] and other towns of Artsakh [an Armenian name for Nagorno-Karabakh] have been under heavy shelling for days, with casualties among the civilian population. The First Karabakh war — we can already call it that — ended in 1994, leaving behind an unstable ceasefire. It was often broken by more or less significant incidents, but still allowed most Armenians and Azerbaijanis to live in relative peace. The current war represents a completely new level of violence, unseen for 26 years. And many of the young people dying on the frontline on both sides were born long after the end of the first war.

Another major difference is that this time we know for sure what has happened: this war started around 7 a.m. on Sunday, September 27. The order to start the offensive came from Azerbaijan’s president Ilham Aliyev, with encouragement from Turkey’s president [Recep Tayyip] Erdoğan. These two people bear the full responsibility for all the deaths and destruction happening today. The fact that it was Azerbaijani forces who started the full-scale offensive is so obvious that even Aliyev’s propaganda is hardly trying to deny it. So is the fact that Turkish military are taking part in the fighting on Aliyev’s side, together with pro-Turkish mercenaries from Syria, recruited and transported by Erdoğan.

Mikayel Zolyan (MZ): La réponse courte est que ce n’est plus une « escalade ». C’est une guerre totale, avec de l’artillerie, des chars, des missiles, des avions et des drones tueurs. Tout cet arsenal est utilisé contre la population civile : Stepanakert [la capitale du Nagorno-Karabakh] et d’autres villes d’Artsakh [un nom arménien pour désigner le Nagorno-Karabakh] subissent depuis plusieurs jours de lourds bombardements, qui ont fait des victimes parmi la population civile. La première guerre du Karabakh, nous pouvons déjà la nommer de la sorte, s’est terminée en 1994, laissant derrière elle un cessez-le-feu instable. Il a souvent été violé par des incidents plus ou moins significatifs, mais permettait tout de même à la plupart des Arméniens et des Azerbaïdjanais de vivre dans une paix relative. La guerre actuelle représente un degré de violence complètement inédit, jamais vu depuis 26 ans. De nombreux jeunes des deux camps qui meurent sur le front sont nés bien après la fin de la première guerre.

L’autre différence majeure c’est que cette fois-ci nous avons la certitude de ce qui s’est passé : cette guerre a débuté le dimanche 27 septembre à environ 7 h. L’ordre de commencer l’offensive émanait du président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliyev, encouragé par le président turc [Recep Tayyip] Erdoğan. Ces deux personnes portent l’entière responsabilité de tous les dommages matériels ainsi que de la disparition de toutes les victimes qui ont perdu la vie en ce jour. Le fait que ce soient les forces armées azerbaïdjanaises qui aient déclenché l’offensive à grande échelle est tellement évident que même la propagande d’Aliyev cherche à peine à le nier. Il en va de même pour l’implication de l’armée turque dans cette guerre aux côtés d’Aliyev, conjointement avec des mercenaires pro-turcs de Syrie, recrutés et transportés par Erdoğan.

FN : Pourquoi la Turquie soutient-elle Bakou de façon si manifeste et explicite ? Qu’est-ce que cela veut dire pour les ambitions de la Turquie et pour la politique arménienne ?

MZ: The war in Artsakh is part of the regional strategy of Turkey’s Erdoğan, who seeks to re-create some version of the Ottoman Empire. Artsakh is just another piece in the chain of Erdoğan’s aggression along with Northern Syria, Northern Iraq, Libya, Greece, and Cyprus. His aim is to project power and make Turkey a key player in all these regions. He is competing with both Russia and the West.

And in this case, Erdoğan made Azerbaijan’s president Aliyev a tool for his neo-imperialist agenda. Aliyev has been willing to allow that, since his hereditary petro-dictatorship is under severe strain because of the weight of economic difficulties and lack of popular legitimacy. “A small victorious war” is the perfect way to salvage a crumbling autocracy, especially since anti-Armenian sentiment is pretty much the only thing that unites Aliyev supporters and critics in Azerbaijan.

For Armenia, Turkey’s involvement means that what is happening today is an existential matter. It takes only a little bit of empathy to understand what Turkey’s direct involvement means for a people that still vividly remembers the 1915 genocide in Ottoman Turkey, which by the way Erdoğan’s government continues to deny.

MZ : La guerre en Artsakh fait partie d’une stratégie régionale de la Turquie sous la présidence Erdoğan, qui cherche à recréer une certaine version de l’Empire ottoman. L’Artsakh est juste un maillon dans la chaine d’agression d’Erdoğan tout comme le nord de la Syrie, le nord de l’Irak, la Libye, la Grèce et Chypre. Son objectif est d’étendre son pouvoir et de faire de la Turquie un acteur incontournable dans toutes ces régions. Il est en compétition à la fois avec la Russie et l’Occident.

Dans cette situation, Erdoğan se sert du président azerbaïdjanais Aliyev comme d’un instrument pour son plan néo-impérialiste. Aliyev a bien voulu se laisser faire, puisque sa pétro-dictature héréditaire est mise à rude épreuve en raison du poids des difficultés économiques et de l’absence de légitimité populaire. « Une petite guerre victorieuse » est le moyen parfait pour sauver une autocratie à la dérive, notamment depuis que le sentiment anti-arménien est à peu près la seule chose qui unit les partisans et les détracteurs d’Aliyev en Azerbaïdjan.

Pour l’Arménie, l’engagement de la Turquie signifie que ce qui se passe aujourd’hui est une affaire d’ordre existentiel. Nul besoin d'une large dose d'empathie pour comprendre ce que l’engagement direct de la Turquie signifie pour un peuple qui a encore clairement en mémoire le génocide de 1915 dans la Turquie ottomane, qui d’ailleurs n’est toujours pas reconnu par le gouvernement d’Erdoğan.

FN : Pensez-vous que la Russie est jusqu’à présent incapable d’imposer un cessez-le-feu ou réticente à le faire, peut-être à cause de la position ambiguë de Pashinyan sur la dépendance de l’Arménie vis-à-vis de la Russie ?

MK: Russia is one of the mediators in the conflict, as co-chair of the Organization for Security and Cooperation in Europe (OSCE) Minsk Group, together with the US and France. For years, the Karabakh conflict was one of the few remaining areas where Russia and the West had a relatively efficient cooperation. The current war presents a major challenge to all the three mediators, since it undermines their role in the region, It is an especially acute challenge for Russia, since it is happening in the vicinity of its borders. Russia is also a military ally of Armenia, as member of the Collective Security Treaty Organization (CSTO), however the CSTO guarantees apply to the territory of the Republic of Armenia proper, while the Republic of Artsakh is not a member of CSTO. Finally, Russia also has a working partnership with Azerbaijan, which it is not willing to lose. Moreover, there is a strong Azerbaijani lobby in Russia, which is trying to paint Armenia’s current government as “secretly pro-Western”. In any case, Armenia after the [2018] revolution has been loyal to all its commitments. What we are doing today is keeping our partners, both Russia and other co-chair countries, informed about the situation, and it is up to them to choose which actions can be more efficient in stopping the war. We see that today both Russia, France, and the US are working to stop the conflict.

MK : En tant que co-présidente du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la Russie est l’un des médiateurs dans le conflit, conjointement avec les États-Unis et la France. Pendant des années, le conflit au Karabakh comptait parmi les quelques domaines restants sur lesquels la Russie et l’Occident avaient développé une coopération relativement efficace. La guerre actuelle présente un défi majeur pour l’ensemble des médiateurs, puisqu’elle déstabilise leur rôle dans la région. C’est un défi particulièrement sensible pour la Russie, puisque cela se passe à proximité de ses frontières. En tant que membre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), la Russie est également un allié militaire de l’Arménie. Toutefois, les garanties de l’OTSC ne s’appliquent que sur le territoire de la République d’Arménie, tandis que la République d’Artsakh ne fait pas partie des membres de l’OTSC. Enfin, la Russie a également noué une relation de bonne entente avec l’Azerbaïdjan qu’elle n’est pas prête à abandonner. En outre, il y a un puissant lobby azerbaïdjanais en Russie, qui essaie de dépeindre l’actuel gouvernement arménien comme étant « secrètement pro-Occident ». Dans tous les cas, à l’issue de la révolution [de 2018], l’Arménie a respecté tous ses engagements. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est de tenir nos partenaires, la Russie et les autres pays co-présidents, informés sur la situation. C'est à eux que revient le choix des mesures susceptibles d’être plus efficaces pour faire cesser cette guerre. Nous voyons qu’aujourd’hui la Russie, la France et les États-Unis œuvrent pour mettre un terme à ce conflit.

FN : À votre avis, quels sont les scénarios les plus optimistes et pessimistes pour les jours et les semaines à venir ?

MK: Well, we all hope that the fighting will end as soon as possible. However, it is hard to tell. The blitzkrieg strategy of the Aliyev regime has failed to achieve his goals, but he is doubling down, like a gambler who has already lost a lot. Erdoğan is encouraging Aliyev to keep raising the stakes, both through public statements and continuing flow of weapons and mercenaries into Azerbaijan. If this continues, the escalation of the war can become uncontrollable and have disastrous consequences for all sides involved. Today the South Caucasus is seen as the meeting point of Eastern Europe and post-Soviet Central Eurasia: both Azerbaijan and Armenia are members of the Commonwealth of Independent States (CIS), the Council of Europe, OSCE, EU's Eastern Partnership. If this war continues, especially with the involvement of mercenaries and terrorists, the South Caucasus may become the gate through which instability floods both Eastern Europe and the post-Soviet space. That is why I believe it is in the interests of both Russia and the West to stop this war as soon as possible.

MK: Eh bien, nous espérons tous que les combats s’achèveront le plus rapidement possible. Cependant, c’est difficile à dire. La stratégie du blitzkrieg du régime d’Aliyev n’a pas réussi à porter ses fruits, mais il redouble d’efforts, comme un parieur qui a déjà perdu beaucoup d’argent. Erdoğan encourage Aliyev à constamment renchérir, à la fois via des déclarations publiques et des flux d’importations continus d’armes et de mercenaires en Azerbaïdjan. Si cela ne s’arrête pas, cet engrenage de la guerre peut devenir incontrôlable et avoir des conséquences désastreuses pour toutes les parties impliquées. Aujourd’hui le Caucase du Sud est perçu comme étant le point de rencontre de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie centrale postsoviétique : l’Azerbaïdjan et l’Arménie sont tous deux membres de la Communauté des États indépendants (CEI), du Conseil de l’Europe, de l’OSCE et du Partenariat oriental de l’UE. Si cette guerre ne s’arrête pas, notamment avec l’implication de mercenaires et de terroristes, le Caucase du Sud risque de devenir la porte d’entrée par laquelle l’instabilité submerge à la fois l’Europe de l’Est et l’espace postsoviétique. C’est pourquoi je crois qu’il est dans l’intérêt de la Russie mais aussi de l’Occident de mettre un terme à cette guerre le plus rapidement possible.

FN : Voyez-vous un terrain d’entente entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ? Quelles sont les voix qui s’élèvent en faveur de cela ? Si c'est le cas, qui sont ces personnes et où [se trouve ce terrain d'entente] ?

MK: Official negotiations can start only after the aggression against civilian population is stopped. As for contact between civil societies, it is hard to imagine such contacts at this point. In any case, Armenia is ready for dialogue, both on the government level and on the society level, but right now we are fighting to defend the lives of people in Artsakh, our freedom, our independence and the gains of the Velvet Revolution of 2018. I don’t know what Azerbaijanis are fighting for, but I assume they believe that they are defending some kind of a just cause. So, dialogue is hard to imagine today. When the war is over, there will be a lot of work to do in order to establish a new dialogue. I am sure that one day Armenians and Azerbaijanis will be able to come together and talk about their issues not as enemies, but as people who want to resolve them. But this war has made the possibility of conflict resolution even more distant. After the war in the 1990s there already was a lot of pain and suffering separating Armenians and Azerbaijanis. Unfortunately, the new war has made this gap even more difficult to bridge.

MK : Les négociations officielles ne peuvent commencer qu’après l’arrêt des hostilités envers la population civile. Quant aux interactions entre les sociétés civiles, il est difficile d’imaginer une telle chose à ce stade. Dans tous les cas, l’Arménie est prête à dialoguer, aussi bien à l’échelle du gouvernement qu’à l’échelle de la société, mais à présent nous nous battons pour défendre la vie des personnes en Artsakh, notre liberté, notre indépendance et les gains de la Révolution de Velours de 2018. Je ne sais pas pourquoi les Azerbaïdjanais se battent, mais je suppose qu’ils croient défendre une forme de juste cause. Il est donc difficile d’imaginer un terrain d’entente aujourd’hui. Quand la guerre sera terminée, il y aura beaucoup de travail à faire pour établir cet espace de dialogue. Je suis certain qu’un jour les Arméniens et les Azerbaïdjanais seront capables de s’unir et de parler de leurs problèmes non pas comme ennemis, mais comme des personnes désireuses de les résoudre. Mais cette guerre a davantage compromis la possibilité de résoudre ce conflit. Après la guerre dans les années 1990, il y avait déjà eu beaucoup de souffrance et de peine divisant les Arméniens et les Azerbaïdjanais. Malheureusement, cette nouvelle guerre a rendu ce fossé encore plus difficile à combler.

Lire l'interview du journaliste azerbaïdjanais Rovshan Aliyev ici [en]

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