Pour échapper aux réseaux sociaux et à la soirée électorale, je me suis longuement promené dans mon quartier, dans le froid sinistre de novembre. L'humide noirceur de la fin d'après-midi arrivant, presque toutes les fenêtres de chaque immeuble résidentiel ou des appartements en copropriété étaient éclairées par la lueur de gigantesques écrans plats de télévision, tous présentant les mêmes mises en scène de commentateurs et les résultats bleus et rouges de l'élection sur CNN. Même au Canada, l'élection était inévitable.
De retour chez moi, notre grand écran de télévision était dominé par Minecraft, pas par CNN. La stéréo de la cuisine laissait entendre non pas les informations, mais un ancien album d'Okuda Tamio pendant que nous préparions le dîner. Ma femme, comme beaucoup de personnes au Japon, suivait la politique américaine, mais gardait ses opinions pour elle-même. La tension que j'avais ressentie autour de l'élection avant de sortir faire un tour et de me déconnecter s'était momentanément évaporée.
Au Japon, Trump n'est pas toujours perçu avec la réticence et l'aversion qui sont si courantes aux États-Unis ou même au Canada. Alors que l'élection américaine avait dominé les médias japonais durant une dizaine de jours pendant et après l'élection, la course à la présidence était traitée comme un spectacle, avec peu de traces de l'angoisse existentielle à laquelle cédaient couramment les médias occidentaux. Qui allait l'emporter ?
S'il existe la moindre préoccupation à propos des élections américaines, elle est largement limitée à savoir si le président élu Joe Biden abandonnera le Japon et basculera vers la Chine (ou lui « cirera les pompes »). Il est difficile de dire s'il s'agit d'une profonde inquiétude puisque les personnes les plus susceptibles d'exprimer de la crainte à propos des liens supposément étroits que Joe Biden entretiendrait avec la Chine sont les hurluberlus d'extrême droite, tel que le politicien discrédité Tamogami Toshio, ou le chirurgien plastique vedette Takasu Katsuya, un néo-Nazi effronté qui, en raison de son influence en tant que publicitaire, demeure un commentateur populaire à la télévision japonaise.
Alors que s'étaient tenus de sérieux débats à propos de l'élection, dès le lendemain du scrutin, lorsqu'il paraissait évident que Joe Biden allait effectivement l'emporter, un sentiment de malice a commencé à s'imposer.
Par exemple, sur Twitter, quelqu'un avait remarqué qu'une cafétéria au cœur d'Osaka pouvait facilement être renommée pour profiter du nouveau président :
新バイデン食堂街 pic.twitter.com/Va5UEHaxPB
— 赤坂朝霞 (@akasaka_moon) November 4, 2020
« La nouvelle cafétéria Biden »
[梅田 à Osaka, prononcé UMEDA, peut aussi être prononcé BAIDEN. Ici, nous avons le SHIN-BAIDEN (umeda) SHOKU-DO-GAI, ou « La nouvelle cafétéria Biden ». Le 新梅田食道街 est en réalité une vaste collection de restaurants derrière le centre ferroviaire principal d'Osaka.]
Un politicien qui se nomme réellement « Jo Baiden » et un arrêt de bus « Baiden » ont tous deux été dénichés dans la campagne japonaise. Pendant ce temps, la production de masques Joe Biden a considérablement augmenté au Japon à la suite de l'élection, tandis qu'une chaîne de restaurants a créé le « Biden Burger » pour fêter le nouveau président élu :
Japanese restaurant makes its US election projection with the Biden Burger https://t.co/HC5vOM8bOH
— Jesse Johnson (@jljzen) November 6, 2020
Un restaurant japonais fait sa projection électorale américaine avec le Biden Burger
Parfois, il semble que pour la plupart des Japonais moyens, la conscience de la politique américaine soit réduite à la simple reconnaissance d'un nom. Par exemple, quand Barack Obama a été élu président des États-Unis en 2008, au moins deux villages ruraux au Japon ont tenté de tirer profit du nom du président.
La ville thermale d'Obama, qui se trouve dans une zone rurale de la préfecture de Nagasaki, a adopté son président homonyme. Des années après la fin de son mandat, une image de Barack Obama orne encore essuie-mains et autres objets kitch touristiques vendus dans les boutiques de souvenirs aux quatre coins de la ville. Un mannequin simpliste et quelque peu ridicule de Barack Obama accueille les visiteurs de la station de sources thermales en pleine cambrousse.
À presque mille kilomètres à l'est, dans la préfecture de Fukui, la ville de pêche d'Obama, bordant la Mer du Japon au nord de Kyoto, a développé toute une campagne promotionnelle autour du président américain. Tout, des bonbons traditionnels aux distributeurs automatiques, était flanqué d'un logo inspiré d'Obama.
Misant vraisemblablement sur sa connexion fragile avec le président Obama, Fukui a cherché à construire une relation avec Caroline Kennedy, ambassadrice américaine au Japon de 2013 à 2017, mais il reste difficile de savoir si un lien a véritablement été noué. Les cadeaux à la thématique présidentielle sont encore dans les boutiques de souvenirs.
Entre temps, les médias ont commencé à comparer le handicap au golf du Premier ministre japonais avec celui du président élu :
Wall-to-wall hourly coverage of the presidential election notwithstanding, Japanese TV has now moved to the serious business of comparing golf handicaps … for that all important diplomacy. Trump 3, Biden 10, Suga 30. pic.twitter.com/tVX6nvCd5N
— Donna Weeks (@psephy) November 5, 2020
En dépit de la couverture médiatique continue de l'élection présidentielle, la télévision japonaise est désormais passée à la sérieuse affaire de comparaison des handicaps de golf… pour cette diplomatie incontournable. Trump 3, Biden 10, Suga 30.
[image]
Photographie d'un écran de télévision qui indique les scores de handicap de golf de Trump, Biden et Suga, avec un commentaire en japonais.
En tout état de cause, l'incessant sentiment d'anxiété concernant l'élection qui était tellement commun dans les médias, sur les réseaux sociaux et même dans le milieu professionnel à travers l'Amérique du Nord, semble plus modéré au Japon.
Dans une large mesure, Donald Trump n'est pas un personnage aussi polarisant au Japon qu'il ne l'est aux États-Unis. Il y est plutôt vu comme une simple personnalité médiatique, voire un moyen de vendre plus de babioles kitch aux touristes. Pourquoi pas ?
D'abord, les États-Unis ont tendance à ne pas autant dominer les médias au Japon qu'ailleurs dans le monde. Le Japon est à l'autre bout du monde de Donald Trump, et le pays a ses propres obsessions et préoccupations, notamment continuer à faire face à la pandémie de COVID-19 et prévenir l'effondrement économique qui en résulte.
Il est également possible que, dans le contexte de la politique japonaise, Donald Trump n'apparaisse pas comme particulièrement insolite. Avec ses habits gauches, une perruque flagrante, et une vision du monde globalement pompeuse, mesquine et dénuée de curiosité, Trump ressemble à n'importe quel homme politique japonais qui dirige habituellement le gouvernement.
Désormais, deux semaines après l'élection, la couverture médiatique de Donald Trump et Joe Biden a plutôt diminué, et a été remplacée par des récits sur les déboires sentimentaux d'une princesse japonaise, les effets du COVID-19 sur le très couru « festival nudiste » annuel, et un nouveau vaccin potentiel qui pourrait mettre fin à la pandémie.
Pour faire court, le Japon a tourné la page de Donald Trump. Avec un peu de chance, le reste du monde fera de même.