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L'ère de l'internet grillagé, vue du Pakistan

Catégories: Censure, Cyber-activisme, Droit, Droits humains, Liberté d'expression, Médias citoyens, Politique, Technologie, The Bridge, Advox
L'image montre en gros plan et de biais, une partie d'un clavier d'ordinateur. La touche « shift » a été remplacé par le terme « BORDERS » (frontières), en vert. [1]

Photographie de Nick Youngson via Pcipedia.org, sous licence CC BY-SA 3.0 [2].

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

Cet article a été écrit par Farieha Aziz, co-fondatrice du groupe de défense des droits numériques Bolo Bhi.

Au Pakistan, les réseaux sociaux sont devenus un champ de bataille en matière d'information, sur lequel se mesurent les politiques régionales et nationales.

On a vu des campagnes [3] de désinformation depuis l'étranger sur Twitter et de fortes pressions [4] gouvernementales sur les plateformes afin que celles-ci ajustent leurs politiques de modération aux objectifs des autorités. Ces mesures ont été renforcées par de nouvelles règles [5] répressives, ciblant les discours et interdisant même certaines plates-formes [6], qui ne sont rendues à nouveau accessibles que si elles se conforment aux règles [7]. Il y a même eu des cas où des politiciens, des militants et des journalistes se sont retrouvés victimes de campagnes organisées [8], qui prennent pour cible leurs activités sur les réseaux sociaux, au motif de prétendues infractions aux règles des plateformes. Ces attaques entraînent [9] parfois la suspension ou la fermeture de leurs comptes. Tout cela s'ajoute au harcèlement et à la pression auxquels sont confrontés, depuis des années, les journalistes [10], les militants, les universitaires [11], les organisatrices et les participantes aux marches pour les femmes, ainsi que les minorités religieuses au Pakistan. Ce harcèlement est maintenant alimenté en ligne par les hashtags [12] mais il reste accompagné de risques de violence [13] très concrets. Dans ce mouvement de tiraillement entre les gouvernements et les plateformes, les intérêts des citoyens sont souvent relégués au second plan.

À chaque fois que les entreprises parviennent à un compromis avec les gouvernements sur le maintien de leurs services, tout en faisant passer leurs actions comme étant dans l'intérêt des utilisateurs [14], elles nuisent aux efforts locaux de défense des droits, lesquels visent à créer un discours fondé sur les règles du jeu obligeant les entreprises et les gouvernements à rendre des comptes. La popularité d'une plateforme dans une région donnée est tributaire du nombre d'utilisateurs. Pour qu'une juridiction puisse intervenir en tant que marché d'investissement, les chiffres entrent également en ligne de compte. Les utilisateurs des plateformes assurent cette fonction, dont bénéficient à la fois les plateformes et les gouvernements. Mais lorsqu'il s'agit de savoir ce qui peut ou non être accessible sur une plateforme, quels contenus seront exclus, pour quels motifs, par quel processus et quel recours les utilisateurs peuvent exercer, ce sont des décisions prises, soit unilatéralement par une entreprise ou un gouvernement, soit en collaboration entre les gouvernements et les plateformes. Les utilisateurs ne sont pas reconnus comme des acteurs majeurs par les entreprises ou les gouvernements, lorsqu'il s'agit de prendre des décisions.

Au Pakistan, la société civile a longtemps lutté contre les lois répressives et les mesures gouvernementales restreignant la liberté d'expression. Mais aujourd'hui, la méthode utilisée par les entreprises pour élaborer et appliquer leurs normes communautaires, suscite autant d'inquiétudes que les lois et les mécanismes mis en place par les gouvernements en matière de censure. De toute évidence, qu'il s'agisse des plaintes des utilisateurs [15] [pdf] en vertu des normes ou des règles communautaires des plateformes ou du processus d'acceptation des « demandes légales [16] » [pdf] des gouvernements pour retirer des contenus ou suspendre des comptes, les deux ont une incidence significative sur la liberté d'expression. Il convient d'accorder beaucoup plus de poids à ce qu'impliquent ces mécanismes de modération du contenu, notamment à la manière dont les décisions sont prises, à la question de savoir qui décide et si ce sont eux qui doivent prendre ces décisions en premier lieu. Cependant, en dépit de l'importance considérable des décisions prises par les plateformes, un énorme manque de transparence subsiste.

Lors du sommet RightsCon de 2015 [17], les organisations relevant de la société civile ont préconisé une plus grande transparence dans les rapports établis par les plateformes. Voici la déclaration [18] :

…Without greater qualification of the data published and clarity on the process companies follow to determine whether a request is legal or is made by a legitimate legal entity, and how the determination to ultimately restrict content or hand over user data is made, the report’s usefulness to users, researchers, journalists, and advocates is limited.

… Faute d'une plus grande certification des données diffusées et d'une plus grande clarté sur le processus suivi par les entreprises pour déterminer si une demande est légale ou si elle émane d'une entité juridique légitime, et sur la manière dont la décision de restreindre le contenu ou de communiquer les données des utilisateurs est finalement prise, la pertinence du rapport pour les utilisateurs, les chercheurs, les journalistes et les défenseurs reste limitée.

Si nous voulons que la transparence soit significative et utile, les rapports doivent contenir plus que de simples chiffres et de simples rubriques. En 2020, nous en sommes encore loin.

À mesure que les entreprises investissent les marchés du monde entier et, de ce fait, les différentes juridictions légales, le respect et l'application des lois locales impliquent toute une série de contraintes en matière de liberté d'expression. Ce qui était auparavant des appréhensions ou des menaces vis-à-vis d'un internet sans frontières est désormais une réalité. Nous sommes dans l'ère de l'internet grillagé.  

En règle générale, les requêtes des gouvernements sont classées séparément dans les rapports relatifs à la transparence ; cependant, si la nature du contenu ou des comptes identifiés dans les requêtes enfreint les règles d'une entreprise, celles-ci sont généralement absorbées dans les sections des rapports qui couvrent les actions prises par une entreprise pour faire respecter ses propres règles. En revanche, les ressources dont disposent les régulateurs étatiques, par rapport aux particuliers, dans le contrôle et le signalement des contenus, sont ignorées. À moins que toutes les demandes des gouvernements ne soient classées séparément, bien que relevant de la modération des conditions de service, aucun moyen ne permettra de déterminer le volume des demandes des gouvernements et des régulateurs, lequel constitue un indicateur de leurs priorités et un moyen de les obliger à rendre compte de l'exercice de leurs pouvoirs.

Où se situe l'utilisateur final dans la stratégie de maintien des plateformes en état de marche pour ce qui concerne les entreprises, et dans les tentatives des gouvernements d'exercer un contrôle maximal sur celles-ci ? Au Pakistan, il semble que les règles récemment révisées et approuvées – sans être améliorées – en matière de suppression et de blocage des contenus illicites (procédure, surveillance et protection) [19] [pdf], à l'horizon 2020, ne feront que compliquer ce dilemme. Face à l'opposition des groupes locaux de défense des droits numériques et des plateformes étrangères par le biais de l'Alliance Internet Asie (AIC, « Asia Internet Coalition »), la version précédente des réglementations exigeait des plateformes la suppression et la restriction des contenus dans de brefs délais. Le non-respect de ces règles entraînait des amendes et une interdiction de services. Cet été, le régulateur a publié des notifications [20], en vertu de la section 37 de la loi de 2016 sur la prévention des crimes électroniques, et a bloqué plusieurs applications [4] comme Bigo, TikTok, Skout, SayHi, Tagged, Grindr et Tinder, restaurant l'accès uniquement lorsque les entreprises acceptaient d'adapter leurs politiques de modération de contenu à une version localement appropriée, validée par l'Autorité des télécommunications du Pakistan. Selon les reportages des journalistes, le règlement n'a pas beaucoup évolué. Une version accessible au public n'a été mise à disposition que le 18 novembre 2020.

Coincés entre les abus du gouvernement et la conformité des entreprises, les utilisateurs subissent un double préjudice. L'expérience de la navigation sur les plateformes devient de plus en plus contraignante pour eux. Ils se voient complètement écartés des plateformes ou contraints de jouer le rôle de spectateurs silencieux au lieu d'être des participants actifs. Hormis pour ceux qui se livrent à la manipulation, à la désinformation et aux abus, les plateformes perdent rapidement leur intérêt, en particulier pour les journalistes et les défenseurs des droits humains. Elles se doivent de pallier cette situation par le déploiement de ressources nécessaires pour comprendre et traiter les problèmes rencontrés par les utilisateurs, plutôt que de faciliter la tâche des gouvernements au-delà de ce qui est déjà en place.

Ce reportage a été préparé dans le cadre d'une série d'articles initiée par Wikimedia/Yale Law School, portant sur les médiateurs et l'information (Intermediaries and Information), afin de saisir plusieurs points de vue sur les impacts mondiaux des décisions de modération de contenu sur les plateformes en ligne. Vous pouvez retrouver tous les articles de la série sur leur blog [21] ou sur leur flux Twitter @YaleISP_WIII [22].