Un scandale autour de conseillers du Kremlin secoue les élections présidentielles moldaves

Image de RISE Moldova, reproduite avec permission.

L’article d'origine est paru en anglais le 14 novembre 2020. Maia Sandu a depuis été élue présidente de la Moldavie.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais.

La République moldave s'est rendue aux urnes le 15 novembre pour le second tour des élections présidentielles, qui opposait le président sortant Igor Dodon à Maia Sandu du Parti action et solidarité (PAS). M. Dodon est en fonction depuis 2016 suite à sa victoire remportée de justesse sur Mme Sandu.

Ancien chef du Parti des socialistes de la république de Moldavie (PSRM) généralement considéré comme pro-russe, il avait renoncé à cette casquette en devenant président. Officiellement, c'est en tant que candidat indépendant qu'il briguait un nouveau mandat. Il jouissait toutefois du plein soutien du parti.

Des tensions se sont manifestées dès le début de la campagne, mais elles ont atteint leur paroxysme le 19 octobre, lorsque des journalistes de RISE Moldova et le Centre Dossier ont publié le premier chapitre de Kremlinovici, une enquête transnationale en quatre volets qui met en lumière l'influence que les services secrets russes exercent sur la politique moldave.

Le Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie (SVR) a réagi le jour même en publiant un communiqué officiel [ru] mettant en garde contre « des préparations pour l'arrivée en Moldavie d'un groupe américain spécialisé en “révolutions de couleur” et chargé d'une mission politique ».

Le premier tour des élections a eu lieu le 1er novembre. Aucune révolution n'a éclaté, « de couleur » ou autre, et personne n'a pu identifier ces mystérieux experts américains. Entre temps, les journalistes de RISE Moldova avaient publié les preuves que le QG de campagne d'Igor Dodon avait entretenu des contacts étroits avec un groupe de stratèges politiques russes sans que leur participation à la campagne électorale n'ait été déclarée à la Commission électorale centrale (CEC) par le candidat, comme l'impose la loi moldave.

En qualité de co-auteur de l'enquête Kremlinovici, j'ai interviewé plusieurs experts et analystes pour avoir leur opinion concernant la possible influence du Kremlin sur M. Dodon et les différences entre le premier et le second tour des élections.

Le deuxième tour sera le bon

Selon les résultats officiels du premier tour, Mme Sandu a une légère avance sur M. Dodon, ayant reçu 36,2 % des votes contre 32,6 % en faveur de son adversaire.

Quatre des huit candidats inscrits au premier tour ont depuis déclaré leur soutien à Mme Sandu. Il s'agit d'Andrei Năstase de la Plateforme vérité et dignité, Tudor Deliu du Parti libéral-démocrate, Octavian Ţîcu du Parti de l'unité nationale et Dorin Chirtoacă du Parti libéral. Renato Usatîi, le candidat de Notre Parti, qui est en troisième position avec 16,9 % des suffrages, a simplement appelé les Moldaves à ne pas voter pour M. Dodon.

Depuis, M. Dodon et Mme Sandu ont tous deux réorienté leur campagne électorale.

Maia Sandu a abandonné ses accusations de fraude électorale et plaide désormais pour une large alliance politique contre le président sortant.

« Une fois de plus, elle demande d'avancer la date des élections parlementaires, une proposition intéressante pour les candidats éliminés au premier tour qui peuvent lui donner leur vote lors du second tour », explique le directeur de l'institut d'analyse, de recherche et de prévision Balkan Center, Sergey Manastîrlî.

Dans une interview accordée à Global Voices, il ajoute que M. Dodon a quant à lui lancé sa campagne pour le second tour en critiquant fortement Mme Sandu et les électeurs moldaves de l'étranger, dont beaucoup la soutiennent.

« Auparavant, il n'accordait délibérément aucune attention à Maia Sandu et avait même ignoré ses invitations à débattre. Maintenant, il consacre son premier discours public à se comparer à son adversaire », remarque M. Manastîrlî.

Le directeur de l'Institut moldave d'histoire orale, Alexei Tulbure, convient que le ton a changé du tout au tout.

« M. Dodon s'est lancé dans le second tour avec agressivité. Fini l'assurance, voire la superbe, qu'on a pu observer durant le premier tour. Igor Dodon intimide l'électorat en dépeignant les maux qui accableront le pays si Mme Sandu est élue. Cela indique que dans l'ensemble il refuse toute part de responsabilité », confie M. Tulbure à Global Voices.

Alexei Tulbure, un ancien parlementaire et ambassadeur, souligne également le fait que les déclarations du président ne concernent pour ainsi dire jamais d'autres sujets, tels que la lutte contre la corruption, la réforme du système judiciaire et les droits humains.

« Les priorités d'Igor Dodon ont peu de points en commun avec le réel ordre du jour du pays », conclut M. Tulbure.

Les stratèges secrets

Le quatrième volet de Kremlinovici concerne un groupe de stratèges politiques russes qui ont rencontré des membres de l'entourage de M. Dodon avant le premier tour. L'enquête a démontré que le porte-parole des bureaux de la campagne présidentielle était aussi présent.

Plusieurs experts et analystes politiques ont partagé leurs réflexions sur les révélations de l'enquête et les questions pressantes qu'elles soulèvent.

« Il y a toujours eu des stratèges politiques étrangers en Moldavie, y compris des Russes. Ils ont toujours été payé au noir pour que les coûts de leurs services n'apparaissent pas dans les comptes officiels. Dans le cas présent, comme l'implication de stratèges politiques russes est prouvée, il est nécessaire de réclamer un rapport de coûts », explique M. Tulbire.

« Durant cette campagne, des équipes venues de France, d'Allemagne, de Roumanie, de Russie, d'Ukraine et d'autres pays ont travaillé pour divers candidats. Toute personne qui connaît le marché du marketing politique en Moldavie le sait parfaitement, mais ce n'est pas un sujet abordé ouvertement », reconnaît M. Manastîrlî du Balkan Center.

« C'est courant depuis longtemps d'inviter des stratèges politiques étrangers lors des élections moldaves. En général, les candidats craignent d'admettre publiquement qu'ils recourent aux services de ces spécialistes étrangers. Ils redoutent peut-être d'apparaître plus faibles que leurs adversaires qui ne révèlent pas leur liste de conseillers étrangers », ajoute M. Manastîrlî.

« Les agences et les conseillers indépendants ont en effet le droit de travailler sous contrat pour d'autres pays durant les élections, mais c'est quelque chose qui devrait avoir lieu ouvertement, comme pour n'importe quel autre contrat commercial », fait remarquer l'analyste politique russe Alexander Morozov.

« Sinon, il ne s'agit plus de marketing politique, mais d'ingérence toxique. L'équipe [de stratèges politiques], qui refuse tout contact avec la presse, ne veut pas le reconnaître et l'administration présidentielle tente de l'escamoter. Il ne s'agit pas d'une simple relation d'affaires, mais d'une équipe spéciale qui constitue un lien direct entre les bureaux de M. Dodon et l'administration présidentielle de la Fédération de Russie. C'est donc bien d'une interférence [étrangère] directe [dans les élections] dont il s'agit », écrit M. Morozov dans un post Facebook daté du 5 novembre en réaction à l'enquête de RISE Moldova.

Le bureau moldave

Les premières révélations de l'enquête Kremlinovici ont été rendues possibles par les « Archives Chernov », une série de documents de travail obtenus par le Centre Dossier suite à une fuite de l'Administration présidentielle de la Fédération russe, qui ont ensuite été mis à la disposition de RISE Moldova.

Selon des documents publiés dans le cadre de l'enquête, des dirigeants politiques moldaves (y compris M. Dodon) auraient envoyé à Moscou des copies des discours qu'ils s'apprêtaient à adresser à des publics locaux et internationaux. Ceux-ci étaient ensuite relus par le « Bureau moldave » du Kremlin, sous l’égide de l’un des directorats de l’administration présidentielle, dirigé par le général Vladimir Chernov du SVR. Parfois, les Russes modifiaient le texte de ces discours pour leurs partenaires moldaves en développant des sujets qui pouvaient être abordés dans la sphère publique. Ils ont même suggéré des informations fallacieuses dans le but d'affaiblir les adversaires de leurs collègues moldaves.

Dumitru Manzarari, chercheur associé à l'Institut allemand pour la politique internationale et la sécurité (SWP), a confié à Global Voices que les révélations de RISE Moldova étaient « extrêmement préoccupantes ».

Les agissements de M. Dordon « donnent l'impression qu'il use de sa fonction présidentielle pour obtenir des avantages personnels. Étant donné qu'il a été prouvé que M. Dodon a des intérêts financiers considérables en Russie et que la Russie est le seul pays qui possède encore des forces militaires en Moldavie, ceci contre la volonté des autorités moldaves, les interactions du président avec des fonctionnaires russes lui donnent l'air d'un agent contrôlé par le départements des affaires moldaves du Kremlin », note Manzarari. « De plus, le président moldave doit suivre des procédures précises avant de partager des documents classifiés avec des interlocuteurs non-autorisés, notamment des fonctionnaires étrangers. De même, le fait qu'il coordonne sa politique et ses agissements avec la Russie est douteux, car cela affaiblit la fonction présidentielle, la souveraineté du pays et la sécurité nationale. »

Boris Gamurari [ru], ancien agent des services de sécurité moldaves et ex-ministre de la Défense, voit dans ces révélations un signe d'incompétence.

« Durant son mandat, le président a purement et simplement fait preuve de négligence en matière de sécurité d'État […]. Les services de sécurité doivent forcément être au courant et le tenir informé de tout dans les moindre détails. Toutefois, pour être en mesure de le faire, il est essentiel de disposer d'un service de professionnels avec un style et une façon de travailler qui leur est propre, et non d'anciens fonctionnaires de police », a observé M. Gamurari lors d'une interview. « Ni lui, ni eux, ne connaissent la règle d'or d'un tel service : les pays amis existent, pas les services secrets amis. »

Lire aussi le dossier spécial de Global Voices sur les troubles politiques en Moldavie (en français).

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