- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Le Bélarus ouvre sa première centrale nucléaire en pleine crise politique

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Biélorussie, Élections, Environnement, Gouvernance, Manifestations, Médias citoyens, Politique, Le Bélarus dans la tourmente
La centrale nucléaire en cours de construction, des voitures et un bus circulent sur la route qui la longe.

La centrale nucléaire d'Astravets au Bélarus. Photo de Hanna Valynets, prise en 2020 et utilisée avec son aimable autorisation.

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

Cet article est rendu possible grâce à une collaboration avec Transitions [1], une organisation d'édition et de formation aux médias située à Prague.

Depuis le mois d'août, le Bélarus est secoué par des manifestations de masse et des grèves. Les pouvoirs publics tentent d'ignorer ces tensions pour se concentrer sur une autre avancée historique tout aussi importante : la construction d'une nouvelle centrale atomique. Ce projet est au cœur des controverses puisque le pays avait été touché de plein fouet par la catastrophe de Tchernobyl qui s'était produite en 1986 chez son voisin ukrainien. Actuellement, le débat public bélarusse est focalisé sur l'état de la démocratie dans le pays. Néanmoins, dans le même temps, les discussions concernant l'expérience nucléaire passée et la question du choix d'un avenir énergétique avec ou sans nucléaire sont également pressantes.

Tous les regards sont actuellement tournés vers Astravets, une petite ville bélarusse située à proximité de la frontière lituanienne. Au cours des dernières années, sa population a significativement augmenté. De nombreux ouvriers sont venus combler le manque de main d’œuvre locale sur le territoire. Des immeubles de plusieurs étages ont ainsi vu le jour pour pouvoir les héberger.

Ces changements sont intervenus rapidement, car cette centrale nucléaire, qui est la première au Bélarus, a été construite en périphérie de la localité d'Astravets. Aujourd'hui, la construction de cet équipement est presque terminée et sa mise en service est prévue prochainement. Toutefois, comme les ingénieurs le répètent fréquemment, il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton pour démarrer un réacteur nucléaire.

Son lancement va se faire en plusieurs étapes. Le chargement du combustible a déjà été réalisé et la production d'électricité doit débuter le 7 novembre, jour férié au Bélarus. Cette date commémore l'anniversaire de la révolution d'Octobre qui a abouti à la création de l'Union Soviétique.

Le 16 septembre dernier, l'ancien président bélarusse, Alexandre Loukachenko, au pouvoir pendant de nombreuses années, a annoncé au cours d'un meeting devant des responsables politiques [2] [ru] : « Tout le monde est invité. Je pense que le 7 novembre est une date très importante pour notre pays. Nous pourrons visiter l'installation et annoncer que notre propre centrale nucléaire vient de produire de l'électricité pour la première fois. » Il est prévu que le premier réacteur soit en mesure de fonctionner à plein régime au cours du 1er trimestre 2021. Le second sera mis en route en 2022.

Un passé qui hante encore les esprits

Cet enthousiasme ne fait pas l'unanimité chez les Bélarusses. Nombre d'entre elles et nombre d'entre eux se souviennent de l'explosion de 1986 et des grandes quantités de radiation qui avaient alors été libérées dans l'atmosphère. Le Bélarus a souffert plus que n'importe quel autre pays de l'Union Soviétique de cet incident. On estime qu'un tiers des éléments radioactifs césium-137 ont atterri sur son territoire. À Minsk, les autorités ont cherché à apaiser la crainte d'un deuxième Tchernobyl en affirmant qu'un accident est très peu probable et que la centrale nucléaire d'Astravets est un projet rentable et sans risque.

En août dernier, Alexandre Loukachenko a déclaré [3] [ru] juste avant les élections présidentielles que « nous nous considérons comme la république de Tchernobyl. Nous avons beaucoup d'expérience et nous avons nous-mêmes vécu les conséquences d'une catastrophe. Plus de 19 milliards de dollars ont été dépensés rien que pour réhabiliter les zones contaminées. Par ailleurs, les mesures de sécurité mises en place pendant la construction de la centrale d'Astravets correspondent aux normes appliquées en temps de guerre. »

La comparaison entre Tchernobyl et Astravets est relativement fréquente dans les débats publics sur l'énergie nucléaire. Elle est dans tous les esprits, y compris chez les journalistes, les politicien·ne·s, les citoyen·ne·s lambda et les membres du personnel ayant survécu  [4][ru] à la catastrophe de 1986 qui sont surnommé·e·s les liquidateurs. Tou·te·s regrettent profondément ce qui s'est passé à l'époque, toutefois les avis divergent sur la situation de 2020. Certain·e·s soutiennent le projet et espèrent qu'il permettra d'augmenter le niveau de vie dans le pays. D'autres craignent un nouvel accident.

Les événements de Tchernobyl sont régulièrement évoqués par les médias d'État bélarusses et par les responsables du régime.

­Alexeï Bratochkine est responsable des projets d'histoire publique à l'Université européenne des arts libéraux de Minsk, la capitale bélarusse. Pour lui [5] [by], « le souvenir des événements de Tchernobyl est aujourd'hui instrumentalisé pour légitimer la nouvelle centrale nucléaire. Un film documentaire a d'ailleurs été diffusé pour marquer le 30e anniversaire de la catastrophe. Il débute par une séquence vidéo de l'accident datant de 1986 et se termine sur une touche d'optimisme, considérant que tout ira bien cette fois-ci. »

Au début des travaux de construction, les autorités avaient expliqué que le prix de l'électricité diminuerait lorsque la centrale serait totalement opérationnelle. Une baisse des tarifs de 20 % à 30 % pour le consommateur avait été promise [6] par le ministère de l'Énergie en 2014.

Néanmoins, certain·e·s habitant·e·s du Bélarus doutent de cet engagement, craignent de ne pas pouvoir bénéficier d'une énergie à bas coût et se demandent si l'usine fonctionnera un jour puisque son inauguration a déjà été reportée au moins quatre fois. Il est possible de consulter leurs échanges sur les groupes communautaires locaux [7] [ru].

Alyaksandr est né et a grandi à Astravets. Lors d'un échange sur la messagerie Telegram avec Global Voices, il témoigne ainsi : « Je travaille sur le chantier de la centrale nucléaire. Parfois des personnes [de mon entourage] me demandent quand elle sera mise en service. Je crois que [les gestionnaires de la centrale] ne le savent pas eux-mêmes. Ils disent que cela ne se fera pas avant deux ou trois ans. »

Est-ce qu'Alyaksandr s'attend à une baisse des prix de l'électricité ? Il n'aurait peut-être pas tort de le faire, puisque les véhicules électriques sont déjà en cours de développement. Par ailleurs, les ingénieurs en énergie sont en train de moderniser les systèmes de chauffage [8] installés dans les bâtiments construits récemment pour améliorer leur efficacité énergétique.

Alyaksandr affirme que « normalement, les prix devraient diminuer. Néanmoins, dans la localité de Volgodonsk en Russie, l'énergie est devenue plus chère après la construction de la centrale nucléaire et elle compte pourtant plus de deux réacteurs. »

Il a peut-être raison. Les résultats d'une étude menée cet été par l'organisation non gouvernementale bélarusse EcoDom tendent à le confirmer. Ses auteurs ont estimé que le prix de l'électricité allait doubler pour les consommateurs.

Ecohome conclut que « le prix de revient de l'électricité sur l'ensemble du réseau ne va pas diminuer. Au contraire, il va passer de 4 centimes à 7,26 dollars américain et donc être multiplié par 1,8. »

Un pari géopolitique

Il y a également des enjeux géopolitiques autour de ce projet. Le Bélarus devrait notamment pouvoir diminuer sa dépendance énergétique vis-à-vis du gaz naturel russe. En septembre dernier, Alexandre Loukachenko a promis [9] [ru] que l'électricité nucléaire « va contribuer à notre autonomie » et que son utilisation accrue permettrait d'assurer « l'indépendance et la souveraineté nationale ».

En effet, en 2007, peu avant la décision de construire Astravets, 85 % de la totalité des énergies importées au Bélarus provenaient de Russie. Il s'agissait essentiellement de gaz naturel qui sert aujourd'hui à produire 93 % de l'électricité bélarusse [10] [ru] [pdf].

En cherchant à réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis de leur ancien partenaire, les autorités bélarusses se sont de nouveau tournées vers lui. La Russie était prête à rendre service et a offert un prêt allant jusqu'à 10 milliards de dollars pour la construction de la nouvelle centrale. Cet emprunt doit être remboursé sur une période de 15 ans qui débutera en 2023. Ainsi, les autorités bélarusses se sont engagées à rembourser des sommes énormes à Moscou alors qu'elles voulaient diminuer leur dépendance.

Andreï Yegorov est politologue et analyste au Centre pour la transformation européenne. Il est également membre du comité Green Network, une coalition d'organisations environnementales. Andreï Yegorov estime que « la construction et le lancement de la centrale nucléaire ont un sens politique. Or on y a associé un objectif de sécurité énergétique. Ceci n'est sans doute pas la meilleure idée. Cette centrale nucléaire est une erreur à la fois économique et politique. » Lors d’un échange avec Global Voices, il souligne que le Bélarus devra non seulement rembourser sa dette envers la Russie, mais acheter des ressources énergétiques auprès de ce même pays. À la seule différence que ce sera désormais du combustible nucléaire [11] [ru].

La centrale nucléaire d'Astravets pourra assurément couvrir les besoins énergétiques nationaux du pays. Le ministère de l'Énergie affirme que l'installation pourrait même produire un surplus  [13][ru]. Cet excédent d'énergie va devoir aller quelque part, mais où ?

La Russie est bien approvisionnée par ses propres centrales nucléaires. Les autres voisins du Bélarus n'ont pas l'intention d'acheter l'énergie produite à Astravets puisqu'ils considèrent l'équipement comme dangereux.

La Lituanie est farouchement opposée à ce projet et refuse d'acheter l'énergie qui y sera produite. Après tout, la localité d'Astravets n'est située qu'à 20 kilomètres de la frontière. Vilnius a même fait passer une loi pour boycotter l'électricité provenant de cette nouvelle centrale.

Le 26 octobre dernier, Litgrid, l'organisme gestionnaire du réseau électrique lituanien, a donné [14] [ru] des indications sur l'attitude qu'il adoptera en cas d'arrivée d'électricité bélarusse vraisemblablement entre le 1 et le 10 novembre prochain. Dans un communiqué de presse, le responsable de Litgrid par intérim, Vidmantas Grušas a annoncé que « la capacité sera bloquée à zéro mégawatts dès qu'un flux électrique commercial arrivera du Bélarus ».

Cette déclaration fait suite à la position défendue depuis longtemps par la Lituanie. Le président lituanien, Gintas Nausėda, l'a d'ailleurs rappelée [15] [fr] le 21 octobre dernier : « La centrale nucléaire bélarusse représente une menace pour la sécurité des citoyen·ne·s européen·ne·s. Il est donc indispensable de mettre un terme au démarrage irresponsable de cet équipement. »

L'Estonie, la Lettonie et la Pologne ont annoncé qu'elles refuseraient d'acheter de l'énergie provenant d'Astravets pour montrer notamment leur solidarité vis-à-vis de la position lituanienne. L'Ukraine ne souhaite pas [16] [ru] non plus s'approvisionner auprès de cette centrale, mettant en avant le fait qu'elle dispose déjà de son propre excédent énergétique.

Lors d'une rencontre du Conseil de l'Europe en octobre dernier, les responsables européens ont souligné que les relations entre l'Union Européenne et le Bélarus seront influencées par le degré de conformité de l'installation nucléaire d'Astravets ainsi que par la mise en place des règles de sécurité et la réalisation de tests adéquats.

La révolte des écologistes

En septembre dernier, le Parti vert bélarusse et plusieurs organisations environnementales ont publié une déclaration [17] [ru] pour protester contre le projet d'Astravets. Selon eux, la crise politique actuelle risque d'accentuer les risques liés à son démarrage.

Les militants écologistes ont rédigé la déclaration suivante : « Les troupes de sécurité intérieure et les forces de l'ordre, qui auraient pu être déployées pour atténuer les effets d'une situation de crise, sont aujourd'hui concentrées sur une autre mission sans aucun lien avec la centrale nucléaire : affronter les manifestants. »

En effet, chaque week-end, la police arrête entre 500 et 700 manifestants. Or des rassemblements ont lieu également en semaine. Le centre bélarusse pour les droits humains « Viasna » estime que plus de 16 000 personnes ont été détenues depuis le 9 août dernier. Début octobre, des militants des droits humains ont recensé 2 000 plaintes pour torture ou pour violences policières lors des détentions. Ces chiffres proviennent [18] [ru] du comité international qui enquête sur la torture au Bélarus.

De plus, les licenciements et les grèves se poursuivent dans le pays. Par exemple, le 26 octobre dernier, certains ouvriers ne se sont pas rendus au travail. Cette grève a par exemple touché des usines de produits chimiques. Le même jour, la chaîne Telegram d'Alexandre Loukachenko indiquait [19] [ru] que « le président était à son poste aujourd'hui, tout comme tou·te·s les Bélarusses sensé·­e·s. »

Le politologue Andreï Yegorov précise que le bon sens voudrait qu'on évalue raisonnablement les risques compte tenu de la situation actuelle.

Selon lui, « une centrale nucléaire peut être un équipement à haut risque. Son exploitation est très dangereuse. Il est hasardeux de mettre en route une installation de ce type dans un contexte de crise sanitaire, politique et économique. »

Il convient de préciser qu'au moment de la rédaction de cet article [le 29 octobre 2020, ndlt], le taux d'infection au Covid-19 était très élevé au Bélarus. Il se situait au même niveau qu'en mai dernier, lors de la première vague de l'épidémie.

Andreï Ozharovsky est chercheur pour l’Institut Kourtchatov de l'énergie atomique [21] [fr] basé en Russie. Il est également membre actif du mouvement anti-nucléaire bélarusse. Pour ce scientifique, il faut bien garder en tête que « d'abord et avant toute chose, les dangers d'une centrale nucléaire sont indépendants du système politique en place ou de la situation sanitaire ».

Il ajoute que l'énergie atomique est dangereuse quel que soit le contexte. Tchernobyl a explosé à l'époque de l'Union Soviétique et l'incident de Fukushima s'est produit dans un État capitaliste. Néanmoins, le danger pourrait augmenter si le lancement de cet équipement se transforme en événement politique.

Andreï Ozharovsky avertit que « le caractère politique du projet nucléaire bélarusse a été souligné à plusieurs reprises par Alexandre Loukachenko, et ce depuis son lancement. Si, par intérêt personnel, il cherche aujourd'hui à précipiter le démarrage de la centrale, on peut craindre la présence de défauts de fabrication, conformément aux vieilles habitudes soviétiques. Il s'agit ici d'une installation atomique et cela accroit considérablement la probabilité d'accidents majeurs. »

Par ailleurs, l'avenir à long terme d'Astravets pose un problème conséquent : la centrale nucléaire sera en service pendant 60 ans mais les déchets radioactifs resteront dangereux pendant des milliers d'années. Les contextes politiques sont de leur côté beaucoup plus éphémères.

Andreï Ozharovsky explique que « la question de la nécessité ou non d'une centrale nucléaire bélarusse va se poser si le pouvoir en place change à Minsk. Souvenez-vous, des pays comme l'Allemagne, par exemple, ont rejeté le nucléaire. La France s'est fixé comme objectif politique de réduire sa dépendance à l'énergie atomique, dont la part devrait passer de 70 % à 50 %. »

En attendant la révolution verte

Pour les écologistes, Astravets est à court terme un retour en arrière sur le chemin des énergies renouvelables.

EcoHome et l'Institut de thermodynamique technique du Centre aérospatial allemand ont publié une étude [22] [ru] en 2018, qui précise que le Bélarus pourrait fermer sa centrale nucléaire d'ici 2040 et terminer sa transition vers les énergies renouvelables en 2050.

Pavel Gorbounov est spécialiste dans le domaine de l'énergie pour EcoHome. Pour lui, la centrale nucléaire d'Astravets n'est pas un projet rentable. Il est convaincu que le Bélarus réaliserait des économies si les autorités renonçaient à sa mise en service. Il faudrait que le projet soit reconnu comme étant déficitaire et que le pays commence à rembourser le prêt contracté pour sa construction.

Dans un entretien, il précise également que « l'électricité produite par la centrale nucléaire d'Astravets va être en concurrence avec celle issue des énergies renouvelables à moyen et long terme ».

Aujourd'hui, le Bélarus développe en même temps les secteurs du nucléaire et des énergies renouvelables. Toutefois, le lancement de la nouvelle centrale et le surplus d'électricité qu'elle va produire risquent de réduire l'intérêt des investisseurs pour les énergies vertes. Ils seront alors moins à même de les développer à l'échelle industrielle. Ce point de vue est partagé par Vladimir Nistyouk, directeur général de l'Association bélarusse des énergies renouvelables, un organisme qui regroupe une quarantaine de structures.

Cet équipement risque également de diminuer les débouchés de ceux qui produisent de l'électricité à partir des énergies renouvelables dans un but de revente au réseau national. Cela impactera également « l'élimination des coefficients de bonification » qui leur permettaient d'écouler cette production à un prix plus avantageux.

En même temps, Vladimir Nistyuk rappelle qu'il existe toujours un intérêt pour les sources d'énergie qui permettent aux particuliers, comme aux entreprises, de produire leur propre électricité. Il précise que le biogaz est en plein boom.

L'expert explique également à Global Voices que « même si le développement des sources d'énergies renouvelables diminue, ce fléchissement ne durera  longtemps. Karl Marx affirmait d'ailleurs que personne ne peut vivre dans une société et en être libre. »

« Il n'y a pas moyen d'échapper à cette tendance. Nous vivons dans un monde civilisé qui a déjà commencé depuis quelque temps à apprécier les bienfaits des énergies renouvelables et des possibilités qu'elles offrent. Nous sommes des optimistes. »