Comment les six plus grandes puissances se font une place dans l'économie politique mondiale du Covid-19

Des masques chirurgicaux et des billets de banque pour symboliser la pandémie de coronavirus et ses ravages économiques. Par Jernej Furman sur Flickr, sous licence CC BY 2.0.

Cet article est signé Ian Inkster.

L’article d'origine a été publié en anglais le 17 septembre 2020. La situation ayant évolué depuis, certaines mises à jour sont ajoutées entre crochets. Par ailleurs, sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en anglais.

Le 6 septembre 2020, le nombre de cas de Covid-19 officiellement recensé à travers le monde a atteint les 27 millions. Plus de 884 000 personnes en sont décédées. [Le 6 décembre, on dénombre près de 67 millions de cas et 1 536 718 décès, ndlt] Bien que nous soyons toujours au plus fort de cette pandémie mondiale, les réflexions se tournent vers les impacts économiques à terme. Nous démontrerons ici que l’empreinte économique du virus sur chaque pays est étroitement liée à l’augmentation du nombre de contaminations et de décès, à l’état de l’économie nationale avant l’arrivée du virus, ainsi qu’aux politiques de gestion de l’épidémie.

Cependant, l’économie politique de chaque nation est interconnectée avec l’économie mondiale, et c’est pour cela que le volume d’activités dans les plus grandes puissances compte pour beaucoup – cela pourrait même être plus important qu’une politique efficace de gestion de la pandémie pour faciliter une reprise nationale.

Le tableau 1, ci-dessous, liste les six plus importantes économies mondiales par PIB, en tenant compte de l’incidence globale du Covid-19 depuis le début de l'épidémie.

La ligne A comptabilise les cas par million, la B les décès par million, et la C les décès rapportés au nombre de cas dans chaque pays. Ensemble, ces six nations – les États-Unis, la Chine, l'Allemagne, le Japon, l'Inde et le Royaume-Uni – représentent 44 % de la population mondiale [fr] (E), 42 % des cas de Covid-19 (D), et 57 % du PIB mondial – elles sont donc d’une importance capitale à tous les égards.

Il apparaît tout de suite évident que le total brut de cas (ligne D) n’explique rien de concret. L’Inde, par exemple, a énormément de cas mais un ratio cas/population bien moins important que les États-Unis ou encore le Royaume-Uni. En effet, ce dernier – qui a beaucoup moins de cas que l’Inde – détient un record statistique désastreux : le plus grand nombre de millions de morts et, de très loin, le plus grand ratio de décès rapportés au nombre de cas (ligne C), ce qu’on appelle couramment le « taux de létalité ». Il est de plus de 12 % en comparaison des 1,9 % du Japon. L’Allemagne, souvent prise en exemple dans le monde occidental, a, en réalité, un taux de létalité bien plus élevé que le Japon ou l’Inde. Les apparences peuvent donc être trompeuses, surtout quand on confronte la réalité aux discussions alarmistes et à l'agressivité de la presse occidentale en particulier.

Pauvreté, âge et Covid-19

Le tableau 2 interprète ces données. Tout d'abord, plus le pays est pauvre selon le critère du revenu en parité de pouvoir d’achat par habitant [fr] (données de la Banque mondiale) moins il y a d'incidence et de morbidité en lien avec la Covid-19. En suivant la ligne F, on peut constater que l’Inde détient un revenu par habitant correspondant à seulement 13 % du revenu par habitant aux États-Unis, 15 % de celui de l'Allemagne, ou encore 18 % au Japon. De fait, la présence du Covid-19 en Inde est, contrairement aux titres alarmistes de la presse, bien moins forte.

Les lignes G et H expliquent cela de manière substantielle. Dans un pays à faible revenu comme l’Inde, les 0-19 ans (G) sont très nombreux, 35,7 % de la population, alors qu’ils sont 17,2 % au Japon ou 17,7 % en Allemagne. Le virus contaminant peu les jeunes populations, cela réduit considérablement la proportion d’habitants susceptibles d’être infectés en Inde. De plus, le très faible pourcentage de personnes âgées (ligne H, 6,6 %) comparé à celui de chacun des cinq autres pays est surprenant. Considérant qu’elles comptent pour 22,2 % de la population totale en Allemagne, cela signifie que le nombre de morts par habitant dans ce pays devrait être trois ou quatre fois plus élevé qu’en Inde, dans la mesure où le Covid-19 tue davantage les personnes âgées que les jeunes. Même en Chine, où le régime communiste exerce un fort contrôle sur la natalité, en se focalisant sur de plus petites structures familiales et une durée de vie plus longue chez les personnes âgées, les différentiels d'âge [fr] liés aux faibles revenus pourraient expliquer la bonne gestion chinoise de l’épidémie – nulle nécessité de croire en la rhétorique trumpiste qui considère les autorités chinoises comme menteuses et malveillantes.

Les avantages d'une pauvreté relative

Les autres éléments du tableau 2 actent les avantages de l’Inde et de la Chine sur les quatre autres pays : une urbanisation beaucoup moins développée, une faible pollution atmosphérique et de vastes frontières (lignes J à M). La ligne J détaille les émissions de dioxyde de carbone, méthane, protoxyde d’azote, perfluorocarbone, hydrofluorocarbone et hexafluorure de soufre en tonnes et par habitant. La combinaison d’une contamination élevée de l’air et d’une très forte concentration urbaine dans les plus riches des six nations prises en examen est un potentiel facteur puissant dans la transmission et l’intensité du virus, même si les recherches sur le sujet sont toujours en cours. De plus, pour les grandes puissances les plus pauvres, le tableau montre que les frontières sont vastes mais aussi qu’elles sont éloignées des centres urbains et peu peuplées dans l’ensemble. A contrario, les États-Unis ont des frontières étendues, certes, mais qui jouxtent des régions densément peuplées et sont communes avec des pays où le Covid-19 est très présent – le Canada avec 3 479 cas par million d’habitants et le Mexique avec 4 372 cas par million d’habitants.

Les données sur l’espérance de vie, en ligne P, mettent en lumière les conséquences de faibles revenus et de dépenses de santé limitées – l’espérance de vie en Inde étant de plus de 15 ans inférieure à celle du Japon. Ainsi, le manque d’investissement des pays à faible revenu dans le domaine de la santé (la ligne N montre que, par rapport à l’Inde, les États-Unis dépensent 20 fois plus et 4 fois en proportion de leur PIB) est un facteur global d’abaissement de l’espérance de vie. Pourtant, cela ne suffit pas à faire augmenter les taux d’infection ou de morbidité liés au Covid-19 par rapport à ceux des pays riches de ce groupe.

Complexités de l'économie politique du Covid-19

Le tableau 3 porte sur les impacts économiques probables de la pandémie, suite à notre analyse globale.

Le principal facteur de reprise sera probablement lié à l’étendue de la propagation du Covid-19. Ainsi, le Japon et le Royaume-Uni ont des revenus par habitant quasi-identiques (tableau 3, ligne Q), mais l’incidence du Covid-19 est bien plus faible au Japon (tableau 1, lignes A-C). Elle représente moins d’un quart des cas britanniques, et une petite fraction de son taux de létalité. Il faut donc s’attendre à une reprise économique japonaise plus facile. D’un autre côté, comme le suggère le tableau 3, si l’on généralise à tous les niveaux, plusieurs autres facteurs sont à prendre en compte, de la même manière que dans n’importe quelle prévision économique.

La ligne T montre les différents taux de croissance du PIB de chacun des six pays, dans les années qui ont suivi la récession. Toutes choses égales par ailleurs, la Chine et l’Inde, en plein essor, ont un meilleur début de reprise. Leur faible niveau de dette nationale (ligne R) laisse à penser qu’ils pourraient avoir davantage de marge d’investissement public – c’est-à-dire que la croissance pourra réduire les dettes contractées en vue de la reprise. Dans le même temps, ces deux nations ont plus de chances d’emprunter des fonds publics en augmentant leur dette nationale.

Par opposition, le Japon possède une dette nationale très élevée (R) mais a peu de cas de Covid-19, ce qui pourrait l’aider à éviter des difficultés financières imminentes – la ligne S montre, comme pour l’Allemagne, que la balance commerciale japonaise des importations et exportations est excédentaire (i+e %).

L’activité commerciale sera cruciale. La ligne Y montre une forte interdépendance dans le groupe – le calcul réalisé ici donne comme résultat un nombre allant de 1 à 4 et qui représente pour chacune des six nations, le nombre de pays du groupe qui figurent parmi ses quatre plus importants importateurs / exportateurs ; 0 indiquant le minimum de dépendance, 4 le maximum. Les chiffres 2 et 3, présents d’un bout à l’autre de la ligne, actent par conséquent une grande dépendance commerciale dans le groupe – sachant qu’une grave faillite commerciale, causée par une lente reprise post-Covid, chez n’importe quel membre du groupe aurait un impact manifeste sur les autres. De fait, selon un scénario pessimiste, une baisse des activités commerciales dans ces pays pourrait entraîner le reste du monde plus profondément encore dans la récession économique.

Cela est d’autant plus vrai si l’on considère les États-Unis et la Chine en tant qu'acteurs commerciaux, tout en gardant à l’esprit que l’économie chinoise se développe beaucoup plus rapidement que celle des États-Unis (ligne T). Dans 52 des 64 plus grandes puissances, la Chine est globalement classée dans le top 4 des exportateurs ou importateurs. Dans 33 cas, la Chine est même l’origine principale des importations de ces pays. Elle importe 10 % de moins qu’elle n’exporte, et se développe très rapidement depuis quelque temps. A l’inverse, les États-Unis ont un plus petit impact mondial, commerçant de manière disproportionnée avec leurs voisins canadien et mexicain, ou avec la Chine et le Japon. Les États-Unis importent 20 % de plus qu’ils n’exportent, et leur PIB a augmenté à un taux d’environ 30 % par rapport à celui de la Chine. Il est important de noter que la proportion des importations chinoises qui va aux pays les plus pauvres et les moins industrialisés est environ deux fois plus importante que celle des États-Unis. Il est possible de conclure que, même si un fort déclin commercial affectait toutes les puissances, un déclin chinois serait d’autant plus préoccupant, en particulier pour les pays les plus pauvres ou ceux en voie de développement.

Des choix politiques contraignants

Enfin, la dimension politique ne peut faire l’objet que de conjectures. Les lignes W, X et Z fournissent une sorte de mesure d’économie politique comparée des six pays. L’IDH, indice de développement humain, mis en place par les Nations Unies, intègre l’espérance de vie, l’éducation et le revenu, et la ligne X y ajoute le degré d’inégalité de revenus entre pays – plus le chiffre est petit plus grande est l’égalité. L’Inde, dans ce cas, souffre grandement d’un faible IDH qui empêchera une reprise post-Covid à long terme. Étonnamment, étant donné la diversité de modèles politiques dans ce groupe, les degrés d’égalité/inégalité sont plutôt similaires, et peu reluisants. De fait, ces pays pourraient avoir du mal à mener à bien des programmes de reprise économique qui affaibliront les IDH élevés. En même temps – comme démontré en ligne Z – ils ont des opinions très tranchées sur les libertés politique et économique, telles que mesurées dans une étude réalisée début 2020 par l’ONG Freedom House. Comme l’indique le « * », tous les pays autres que la Chine sont considérés comme des « démocraties électorales ». L’Allemagne et le Japon tiennent la tête du classement et la Chine fait exception.

Six pays et une reprise mondiale

La conclusion est délicate. Cette partie du monde extrêmement influente a souffert plus que la moyenne de la pandémie, l’a gérée différemment, souvent de façon problématique, et est composée de pays étroitement liés d’un point de vue économique.

La reprise américaine sera vraisemblablement lente et difficile à prédire, en cela que le pays est grandement impacté par le Covid-19 et a un faible taux de croissance économique. Par ailleurs, comme le suggèrent les lignes X et Z du tableau 3, l’ONG Freedom House a identifié, à raison, les États-Unis comme le précurseur d'un déclin de la démocratie libérale et du « fonctionnement du gouvernement, de la liberté d’expression et de croyance, et de l’État de droit ». Cette conclusion a été tirée quelque temps à peine avant l’apparition du Covid-19.

L’Inde pourrait, à l’inverse, bénéficier d’une reprise plus rapide en raison des impacts plus faibles du Covid-19 et des avantages découlant de tous les éléments listés dans le tableau 2. Une croissance indienne raisonnable combinée à une reprise chinoise sans délai pourrait être le scénario le plus optimiste – ces pays ont tous les deux des taux de croissance rapides malgré la pandémie et sont complémentaires sur le plan commercial. Par rapport aux États-Unis ou aux autres pays du groupe, la Chine, en particulier, a un impact sur un plus grand nombre de pays moins développés. De plus, elle a une marge de manœuvre politique – pas de protestation de l’électorat concernant une démocratie sur le déclin, un faible degré de liberté politique tel que défini par Freedom House (ligne Z), et donc une capacité à faire passer en force des programmes déterminés de reprise et de libre-échange.

Enfin, dans cette situation extrêmement complexe, il est possible que la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine monte d’un ton et passe d’une simple dualité à un clivage global entre, d’un côté, la pression américaine pour un protectionnisme international et, de l’autre, l'exigence chinoise d'un libre-échange mondialisé.

Le professeur Ian Inkster, historien et économiste politique à la School of Oriental and African Studies de l'Université de Londres, a enseigné et effectué des travaux de recherche dans diverses universités en Grande-Bretagne, en Australie, à Taïwan et au Japon. Il est l’auteur de 13 ouvrages sur les dynamiques asiatiques et mondiales, avec un accent particulier sur le développement industriel et technologique. Il est aussi le rédacteur en chef de la revue académique History of Technology depuis l’an 2000. Ses livres à paraître sont Distraction capitalism : The World since 1971 (traduction libre : Le Capitalisme de la distraction : le monde depuis 1971) et Invasive technology and indigenous frontiers. Case studies of accelerated change in History (traduction libre : Technologies invasives et frontières autochtones, études de cas de l'accélération du changement à travers l'Histoire), en collaboration avec David Pretel.

Suivez-le sur Twitter @inksterian.

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